1861-65

«John Bull n'est-il pas un être exceptionnel ? A en croire le Times, ce qui chez d'autres serait infâme est en lui vertu.»
K. Marx, N.Y.D.T., 8.5.1858.
«... depuis le début, l'expédition du Mexique n'a pas eu le but que l'on proclame, mais tient lieu de guerre contre les États-Unis.»
K. Marx, N.Y.D.T., 25.8.1861.

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La guerre civile aux États-Unis

K. Marx - F. Engels


3
PHASE POLITIQUE

IMPÉRIALISME ANGLAIS ET DÉFAITISME OUVRIER


Karl Marx : L'OPINION PUBLIQUE ANGLAISE

New York Daily Tribune, 1° février 1862.

Londres, le 11 janvier 1862.

La nouvelle du dénouement pacifique [1] du conflit du Trent a été saluée avec enthousiasme par la masse du peuple anglais, ce qui prouve indubitablement que la guerre attendue était impopulaire et que l'on redoutait ses effets. Les États-Unis ne doivent jamais oublier que, du début à la fin du conflit, la classe ouvrière d'Angleterre ne les a jamais abandonnés. C'est grâce à elle si, en dépit des provocations insidieuses, renouvelées quotidiennement par une presse vénale et irresponsable, il n'y eut pas dans tout le Royaume-Uni une seule réunion publique en faveur de la guerre durant toute la période où la paix ne tenait plus qu'à un fil. Le seul meeting en faveur de l'intervention fut organisé - lors de l'arrivée de la Plata - dans les locaux commerciaux de la Bourse de Liverpool par les spéculateurs du coton, qui restèrent entre eux [2]. Même à Manchester, on se rendit si bien compte des sentiments de la classe ouvrière qu'une tentative isolée de convoquer un meeting pour la guerre fut abandonnée à peine que l'idée en eut germé.

Partout où des réunions publiques eurent lieu en Angleterre, en Écosse ou en Irlande [3], on protesta contre les violents cris de guerre de la presse et les sombres projets du gouvernement en se déclarant pour une solution amiable des questions litigieuses. A cet égard, les deux meetings les plus récents, dont l'un fut tenu à Paddington (Londres) et l'autre à Newcastle-upon-Tyne, sont tout à fait caractéristiques. Au premier, on applaudit l'exposé de M. Washington Wilkes, affirmant que l'Angleterre n'avait aucun droit de critiquer l'arrestation des émissaires du Sud; tandis qu'au second, on adopta à la quasi-unanimité la résolution suivante : premièrement, les Américains ne se sont rendus responsables que de l'exercice légal du droit de visite et de saisie; deuxièmement, il faut punir le capitaine du Trent qui a violé la neutralité anglaise, proclamée par la reine.

Dans les circonstances habituelles, on aurait pu attribuer les sentiments des ouvriers anglais à la sympathie normale qu'éprouvent les masses populaires du monde entier pour l'unique gouvernement du peuple existant au monde. Il y a plus. Dans les circonstances présentes, une grande partie de la classe ouvrière anglaise souffre directement [4] et sévèrement des conséquences du blocus du Sud, tandis qu'une autre partie est indirectement touchée par les restrictions du commerce américain dues - à ce qu'on leur raconte - à l'égoïste politique protectionniste des républicains, et enfin le seul hebdomadaire démocratique qui continuait d'exister - le Reynolds's Weekly Newspaper - s'est vendu lui-même à MM. Yancey et Mann et, semaine après semaine, s'époumone en appels à la classe ouvrière afin que celle-ci, dans son propre intérêt, pousse le gouvernement à la guerre contre l'Union. Dans de telles conditions, la simple, justice exige que l'on considère avec respect la ferme attitude de la classe ouvrière anglaise, et ce d'autant qu'on peut lui opposer le comportement hypocrite, fanfaron, lâche et bête de l'officiel et bien-pensant John Bull.

Quelle différence avec l'attitude du peuple lors du conflit russe de 1853-1856 ! A cette époque, le Times, la Post et autres organes serviles de Londres pleurnichaient après la paix, et de gigantesques meetings en faveur de la guerre leur répondirent partout. Aujourd'hui, cette presse hurle à la guerre, tandis que leur répondent des meetings pour la paix, qui dénoncent les projets fratricides officiels ainsi que les sympathies pro-esclavagistes du gouvernement. Le désappointement des augures de l'opinion publique, lorsque arriva la nouvelle du règlement pacifique de l'affaire du Trent, faisait vraiment plaisir à voir.

Tout d'abord, Il faut se féliciter de la dignité, du bon sens, de la bonne volonté et de la modération, dont les masses ont fait preuve jour après jour tout au long de ce mois. Elles étaient modérées dans les deux jours qui suivirent l'arrivée de la Plata, alors que Palmerston hésitait et cherchait s'il pouvait trouver un prétexte légal au conflit. A peine les conseillers juridiques de la Couronne trouvèrent-ils un prétexte légal, que se déchaînèrent des hurlements tels qu'on n'en avait plus entendus depuis la guerre anti-jacobine [5]. Les dépêches du Gouvernement anglais partirent de Queenstown début décembre. On ne pouvait attendre une réponse de Washington avant début janvier. Les événements survenus dans l'intervalle parlaient tous en faveur des Américains. Le ton de la presse outre-Atlantique était calme, bien que l'affaire de Nashville [6] ait éveillé les passions. Tous les faits avérés montrent que le capitaine Wilkes a agi de son propre mouvement.

La situation du gouvernement de Washington était délicate. S'il s'opposait aux exigences anglaises, il risquait de compliquer la guerre civile par une guerre extérieure. S'il cédait, il portait préjudice à son autorité à l'intérieur, et semblait reculer devant une pression étrangère. Et, dans cette situation, le gouvernement menait, en même temps, une guerre qui jouissait des plus chaudes sympathies de tout homme qui n'est pas un ruffian.

La prudence et la décence les plus élémentaires eussent dû dicter, en conséquence à la presse londonienne - du moins pendant le temps où l'on attendait la réponse américaine à la demande anglaise - que l'on s'abstienne de toute parole susceptible de contribuer à échauffer les esprits, à susciter l'animosité et à compliquer les difficultés déjà existantes. Mais non ! Cette presse « qui ne peut réprimer sa bassesse et sa servilité », selon la définition de William Cobbett - une autorité en la matière - avait rampé humblement pendant un demi-siècle devant l'arrogance croissante et les insultes des gouvernements pro-esclavagistes, parce qu'elle craignait que les États-Unis ne s'unissent enfin en une seule force. Et voilà qu'elle se réjouit bruyamment, à la façon des lâches, de tirer vengeance du gouvernement républicain, qui était absorbé par les lourdes tâches de la guerre civile à l'intérieur. L'histoire de l'humanité ne connaît pas d'exemple plus infâme d'aveu de sa propre bassesse.

L'un des laquais, le Moniteur privé de Palmerston - le Morning Post - révèle lui-même qu'il est accusé par des journaux américains d'un acte ignominieux : John Bull n'a jamais été informé parce que ses maîtres et oligarques lui ont soigneusement caché la nouvelle - que M. Seward, sans attendre la dépêche de Russell, a démenti toute participation du cabinet de Washington au geste du capitaine Wilkes. La dépêche de M. Seward arriva à Londres le 19 décembre. Le 20 décembre, la rumeur de ce « secret » se répandit à la Bourse. Le 21, les larbins du Morning Post intervinrent pour annoncer sérieusement que « la dépêche en question n'avait absolument aucun lien avec les incidents survenus sur le navire postal ».

Le lecteur pensera que nous traitons peut-être trop durement cette presse servile. Mais, dans le Daily News, le Morning Star et autres journaux londoniens, l'expérience nous a appris depuis longtemps que le lecteur n'apprendra jamais ce qui se passe chez les autres, à l'extérieur. En effet, le Morning Post, le Times, de même que la Patrie et le Pays, s'ingénient à tromper le public non seulement pour l'égarer en matière politique, mais encore pour le plumer financièrement, au profit de leurs maîtres, dans le domaine boursier.

Le cynique Times se rend parfaitement compte qu'au cours de toute la crise, il n'a compromis personne d'autre que lui-même; qui plus est, il a fourni lui-même la preuve de l'inanité de l'affirmation selon laquelle il exerce une influence quelconque sur le véritable peuple d'Angleterre. Il utilise aujourd'hui une astuce qui, à Londres, n'agit que sur les muscles du rire, mais qui peut cependant être mal comprise outre-Atlantique. Les « classes populaires » de Londres, le « mob » - comme les laquais de la presse les appellent - ont manifesté clairement - il en a même été question dans les journaux - qu'elles considéreraient comme une farce extraordinairement convenante de recevoir les esclavagistes Mason (qui, soit dit en passant, est un parent éloigné de Palmerston, puisque son arrière-grand-père avait épousé une fille de sir W. Temples) [7], Slidell & Co. de la même façon qu'elles ont reçu Haynau lors de sa visite à la brasserie de Barclay [8]. Déjà, le Times est épouvanté à l'idée d'un incident aussi choquant. Mais comment cherche-t-il à parer le coup ? Il exhorte le peuple anglais à ne pas faire une ovation à Mason, Slidell & Co. Le Times sait fort bien que son article d'aujourd'hui a fait rire tous les bistrots de Londres. Mais, peu importe ! De l'autre côté de l'Atlantique, certains penseront peut-être que le magnanime Times a sauvé l'Amérique de l'insulte d'ovations enthousiastes à Mason, Slidell & Co., alors qu'en réalité il n'a cherché qu'à protéger ces messieurs de graves désagréments.

Tant que l'affaire du Trent n'était pas réglée, le Times, le Morning Herald, l'Economist et là Saturday Review - au fond, toute la presse convenable et vénale de Londres - ont tout tenté pour convaincre John Bull que le gouvernement de Washington, même s'il le voulait, serait incapable de sauvegarder la paix, parce que la populace yankee ne le permettrait pas et que le gouvernement fédéral lui-même est le gouvernement de la populace. Les événements ont démontré que c'était là un mensonge. Cette presse cherche-t-elle maintenant à réparer ses méchantes insultes au peuple américain ? En tire-t-elle au moins la leçon, à savoir que des laquais ne peuvent prétendre juger des actions d'un peuple libre ? Il n'en est rien. Elle est unanime à découvrir aujourd'hui que le Gouvernement américain, en ne prévenant pas la demande de l'Angleterre et en n'extradant pas les traîtres sudistes aussitôt après leur capture, a manqué le coche et a enlevé tout mérite à sa présente concession. De vrais larbins !

M. Seward a condamné le geste de Wilkes avant même de recevoir la demande d'explications anglaise et a déclaré aussitôt qu'il voulait bien s'engager dans la vole de la conciliation. Et que fait-on en de semblables occasions ? Que fit le Gouvernement anglais, lorsque, sous le prétexte d'enrôler de force des marins saisis a bord de navires américains - un prétexte qui n'a absolument rien à voir avec les règlements de la marine de guerre, mais n'est manifestement qu'un énorme empiétement sur toute notion de droit international - le Leopard lâcha sa bordée sur le Chesapeake, tuant six marins et en blessant vingt et un autres, avant de faire prisonniers à bord du Chesapeake de prétendus citoyens anglais ? Cette exaction se produisit le 10 juin 1807. Véritable satisfaction – remise des marins, etc. - ne fut offerte que le 8 novembre 1812, cinq ans après. Il est vrai que le Gouvernement anglais désavoua aussitôt le geste de l'amiral Berkeley, tout comme M. Seward le fit pour le capitaine Wilkes; cependant, en guise de punition, l'amiral fut promu à un grade supérieur. En proclamant les ordonnances du Conseil [9], l'Angleterre reconnut ouvertement qu'elle avait violé les droits des États neutres en général et des États-Unis en particulier; que cela lui était imposé de force comme mesures de représailles, contre Napoléon, et qu'elle serait heureuse de cesser d'agir ainsi à condition que Napoléon lui aussi ne violât plus les droits des États neutres. En ce qui concerne les États-Unis, Napoléon cessa ses empiétements au printemps 1810, mais l'Angleterre persista à violer les droits maritimes de l'Amérique. Sa résistance dura de 1806 au 23 juin 1812 - après que les États-Unis eussent déclaré la guerre à l'Angleterre le 18 juin 1812. Dans ce cas, l'Angleterre refusa pendant six ans de cesser ses empiétements - ouvertement reconnus - bien qu'elle les réparât à chaque fois. Et voilà les gens qui se permettent de dire que le Gouvernement américain a laissé passé une brillante occasion ! Que sa plainte soit juste ou fausse, c'est une vilenie de la part du Gouvernement britannique que d'appuyer cette plainte relative à une simple erreur technique ou faute de procédure, par un ultimatum exigeant la remise des prisonniers. Le Gouvernement américain pouvait avoir des raisons de céder à cet ultimatum, mais ne pouvait en avoir de prendre l'initiative du règlement de ce conflit par une concession unilatérale.

En apaisant l'actuel conflit du Trent, on n'a nullement réglé la question qui a provoqué toute la dispute et qui resurgira probablement, à savoir les, droits de guerre d'une puissance maritime vis-à-vis des États neutres.

Avec votre permission, j'essaierai de traiter de toute cette question dans un prochain article. Pour l'instant, vous me permettrez de dire qu'à mon avis MM. Mason et Slidell ont rendu un grand service au gouvernement fédéral. Il existait en Angleterre un très influent parti de la guerre, qui, soit pour des raisons commerciales, soit pour des raisons politiques, aspirait à un conflit avec les États-Unis. L'affaire du Trent a mis ce parti à l'épreuve, et il a échoué. La rage de guerre a été calmée par une affaire mineure, qui a servi de soupape : l'enthousiasme délirant de l'oligarchie a porté ombrage à la démocratie anglaise, a heurté les divers intérêts britanniques liés aux États-Unis et a donné conscience aux ouvriers de la nature véritable de la guerre civile. Enfin, tout cela va mettre un terme à la dangereuse période où Palmerston régnait en autocrate, sans être gêné par le Parlement. C'était le seul moment où il était possible de hasarder une guerre de l'Angleterre aux côtés des esclavagistes. Or, ce temps est maintenant passé.


Notes

[1] Nous avons regroupé les articles que Marx a consacrés à l'attitude exemplaire du prolétariat anglais face à l'impérialisme national. (N. d. T.)

[2] Marx a consacré un court article à cette réunion dans Die Presse du 3 décembre 1861 sous le titre « Le conflit anglo-américain ».

[3] Par exemple en Irlande, à Dublin, cinq mille personnes se rassemblèrent pour acclamer un orateur, qui proclama ouvertement que, si l'Angleterre déclarait la guerre aux États-Unis, l'Irlande se battrait aux côtés de l'Amérique.

[4] En Angleterre, aucune classe ne souffrit davantage des conséquences de la crise cotonnière que le prolétariat : Cf. par exemple les articles de Marx : « La misère ouvrière en Angleterre » et « La misère des ouvriers du coton », in : Die Presse, 27 septembre et 4 octobre 1862.
Pour les ouvriers anglais, et tout spécialement ceux qui travaillaient dans l'industrie textile, la pénurie du textile signifiait le chômage, ou, dans le meilleur des cas, le chômage partiel. En 1862, les trois cinquièmes de l'industrie textile furent arrêtés en Angleterre, et soixante-quinze pour cent des ouvriers du textile furent touchés par le chômage qui dura plus de deux ans. Par exemple, à Stockport, six mille salariés étaient sans travail, six raille autres employés partiellement, et cinq mille travaillaient à plein temps. En novembre 1862, 35,9 % de la population de Glossopp étaient assistés ou vivaient de la charité publique.

[5] Marx indique que la guerre impérialiste menée par l'Angleterre, soit contre la France en 1793, soit contre les États-Unis en 1812-1814, etc., n'était pas seulement dirigée contre les pays engagés dans un processus de transformation révolutionnaire; mais encore contre le prolétariat anglais lui-même : « Vint la guerre contre les jacobins, qui était en réalité une guerre des propriétaires fonciers anglais contre les masses travailleuses de leur pays. Alors le capital célébra ses bacchanales : il prolongea la journée de travail jusqu'à des douze, quatorze ou dix-huit heures. » (Salaire, prix et profit.).

[6] En automne 1861, le navire corsaire sudiste Nashville, qui s'était emparé d'un butin de trois millions de dollars et qui tentait d'échapper à la flotte fédérale, arriva au large de la côte britannique. Bien que parfaitement au courant de ce qui se passait, les autorités britanniques autorisèrent le Nashville à entrer à Southampton et à débarquer, en violation flagrante de la neutralité.

[7] Marx a écrit un petit article sur l'origine et la vie des émissaires confédérés dans Die Presse, 8 décembre 1861 : « Les acteurs principaux du drame du Trent ».

[8] En 1850, Haynau - un général autrichien réactionnaire - a été rossé par des ouvriers londoniens en colère, lorsqu'il visita la brasserie de Barclay.

[9] Les ordonnances du Conseil anglais, rédigées en 1807, prévoyaient que tous les navires qui commerçaient avec la France ou ses alliés, étaient passibles de saisie, et enjoignaient aux navires neutres de faire escale dans des ports britanniques. Comme ces mesures étaient particulièrement préjudiciables au commerce américain, les États-Unis s'y opposèrent en déclarant qu'elles constituaient une violation des droits de la neutralité. Ces ordonnances furent finalement suspendues le 23 juin 1812, cinq jours après la déclaration de guerre à l'Angleterre par les États-Unis.


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