1861-65

« À mon avis, la morale de tout cela c'est qu'une guerre de ce genre doit être faite révolutionnairement et que les Yankees ont essayé jusqu'ici de la faire constitutionnellement. »
Marx à Engels, le 7 août 1862.

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La guerre civile aux États-Unis

K. Marx - F. Engels

2
PHASE MILITAIRE


Karl Marx : AFFAIRES AMÉRICAINES

Die Presse, 26 février 1862.

Londres, le 3 mars 1862.

Le président Lincoln n'ose pas faire un pas en avant tant que le cours des événements et l'état général de l'opinion publique permettent de temporiser. Mais, une fois qu' « Old Abe » s'est convaincu lui-même qu'un tel tournant s'est produit, il surprend autant ses amis que ses ennemis par la soudaineté d'une opération menée avec le moins de bruit possible. Ainsi, de la manière la moins voyante, il vient d'exécuter un coup, qui, six mois auparavant, eût pu lui coûter le siège de président et qui, il y a peu de mois encore eût suscité une tempête de protestations. Nous parlons de l'élimination de McClellan de son poste de commandant en chef de toutes les armées de l'Union.

Pour commencer, Lincoln avait remplacé le ministre de la Guerre Cameron par un juriste énergique et implacable, Mr Edwin Stanton. Celui-ci lança aussitôt un ordre du jour aux généraux Buell, Halleck, Sherman et autres commandants de services entiers ou de chefs d'expéditions, leur enjoignant d'attendre à l'avenir que leur parviennent directement tous les ordres, publics et secrets, du ministère de la Guerre, et, de même, de répondre directement a ce ministère. Enfin, Lincoln donna quelques ordres qu'il signa lui-même en tant que « commandant en chef de l'armée et de la marine », titre qui lui revenait de par la Constitution. De cette manière « tranquille », le « jeune Napoléon » [1] fut dépouillé du commandement suprême qu'il exerçait jusque-là sur toutes les armées et fut réduit à la seule direction de l'armée du Potomac, bien qu'il gardât le titre de « commandant en chef » [2]. Les succès remportés au Kentucky, au Tennessee et sur la côte Atlantique ont inauguré favorablement la prise en main du commandement suprême par le président Lincoln.

Le poste de commandant en chef, occupé jusque-là par McClellan, a été légué aux États-Unis par l'Angleterre et correspond à peu près a la dignité de grand connétable dans l'armée française de l'ancien régime. Pendant la guerre de Crimée, l'Angleterre elle-même découvrit que cette vieille institution était désormais inadéquate. Elle réalisa donc un compromis grâce auquel une partie des attributs du commandant en chef fut transmise au ministère de la Guerre.

Pour juger de la tactique fabienne, [3] de McClellan, nous manquons encore du matériel voulu. Mais, il ne fait pas de doute que son action entravait la conduite des opérations militaires en, général. On peut dire de McClellan ce que Macaulay disait d'Essex : « Les fautes militaires d'Essex découlent essentiellement de ses sentiments politiques timorés. Certes, il est honnête, mais il n'est nullement attaché à la cause du Parlement : en dehors d'une grande défaite, il ne craint rien davantage qu'une grande victoire. »

Comme la plupart des officiers formés à West Point et appartenant à l'armée régulière, McClellan est plus ou moins lié par l'esprit de corps à ses anciens camarades qui se trouvent dans le camp ennemi. Il jalouse, lui aussi, les parvenus que sont à ses yeux les « soldats du civil ». Pour lui, la guerre doit être menée de manière purement technique, comme une affaire, en ayant toujours en vue de restaurer l'Union sur sa base ancienne, et c'est pourquoi il convient avant tout de se tenir en dehors de toute tendance et principe révolutionnaires. En vérité, c'est là une bien curieuse conception d'une guerre qui est essentiellement une guerre de principes ! Les premiers généraux du Parlement anglais partageaient la même erreur. « Mais, dit Cromwell dans son adresse au parlement-croupion du 4 juillet 1653, comme tout cela a changé lorsque la direction a été assumée par des hommes pénétrés de l'esprit de religiosité et de foi ! »

Le Star de Washington, l'organe particulier de McClellan, déclare encore dans son dernier numéro : « Le but de toutes les combinaisons militaires du général McClellan est le rétablissement de l'Union sous la forme exacte où elle existait avant que n'éclatât la rébellion. »

Rien d'étonnant donc si, sur le Potomac, l'armée était employée sous les yeux du commandant en chef à la chasse aux esclaves ! Tout récemment encore, McClellan fit expulser du camp par ordre exprès la famille des musiciens Kutchinson, qui y chantait des chansons... anti-esclavagistes !

A part de telles manifestations « contre les tendances », McClellan prenait sous sa haute protection les traîtres de l'armée unioniste. Par exemple, il promut Maynard à un grade supérieur, bien que ce fût un agent des sécessionnistes, comme le prouvent les documents officiels du comité d'enquête de la Chambre des représentants. Du général Patterson, dont la trahison provoqua la défaite de Manassas, jusqu'au général Stone, qui organisa la défaite de Balls Bluff en connivence directe avec l'ennemi. McClellan savait soustraire tout traître militaire à la cour martiale, voire le plus souvent l'empêcher d'être renvoyé de son poste. A ce sujet, le comité d'enquête du Congrès a révélé les faits les plus surprenants. Lincoln résolut de démontrer par une mesure énergique, que lorsqu'il assumait le commandement suprême, l'heure des traîtres à épaulettes avait sonné, et qu'un tournant s'était produit dans la politique de guerre. Sur son ordre, le général Stone fut arrêté dans son lit le 10 février à deux heures du matin et conduit au fort Lafayette. Quelques heures plus tard, parvint l'ordre de son arrestation, signé de Stanton et contenant l'accusation de haute trahison passible de la cour martiale. L'arrestation de Stone et sa mise en accusation ont eu lieu sans que le général McClellan en fût informé au préalable.

Tant qu'il restait inactif et portait les lauriers tressés à l'avance, McClellan était manifestement résolu à ne pas permettre qu'un autre général le devançât. Les généraux Halleck et Pope avaient préparé un mouvement combiné pour contraindre à une bataille décisive le général Price, qui avait déjà échappé une fois à Frémont par suite d'une intervention de Washington. Un télégramme de McClellan leur interdit de mener à bien leur entreprise. Un télégramme semblable, adressé au général Halleck, « annula l'ordre » d'enlever le fort Columbus, à un moment où ce fort se trouvait à moitié sous l'eau. McClellan avait expressément défendu aux généraux de l'Ouest de correspondre entre eux. Chacun devait commencer par s'adresser à Washington, s'il voulait combiner un mouvement. Le président Lincoln vient de leur rendre leur indispensable liberté d'action.

Il suffit de, lire le panégyrique que le New York Herald dresse sans arrêt au général McClellan pour juger de la qualité de sa politique militaire. C'est le héros, selon le cœur du Herald. Le fameux Bennett, propriétaire et rédacteur en chef du Herald, régnait dans le temps sur les administrations de Pierce et de Buchanan par l'entremise de ses « représentants spéciaux », alias correspondants à Washington. Sous l'administration Lincoln, il essaya de reconquérir ce même pouvoir par un détour grâce à son « représentant spécial », le Dr Ives, sudiste notoire et frère d'un officier ayant déserté pour la Confédération et qui avait réussi à gagner la faveur de McClellan. Sous le patronage de McClellan, il semble que cet Ives ait joui de grandes privautés, notamment à l'époque où Cameron fut à la tête du ministère de la Guerre. Il attendait manifestement que Stanton lui accordât les mêmes privilèges et, en conséquence, il se présenta le 8 février au bureau militaire, où le ministre de la Guerre, son secrétaire en chef et quelques membres du Congrès délibéraient sur des mesures militaires à prendre. On le mit à la porte, mais il se dressa sur ses ergots et, en battant en retraite, il menaça de faire ouvrir le feu par le Herald sur l'actuel ministère de la Guerre, s'il lui retirait son « privilège particulier », à savoir être dans la confidence des délibérations de cabinet, des télégrammes, informations générales et nouvelles de guerre. Le lendemain 9 février, le Dr Ives avait réuni tout l'état-major de McClellan pour un dîner au champagne. Mais, la malchance vient vite. Un sous-officier suivi de six hommes, qui s'empara du puissant Ives et l'emmena au fort MacHenry, où - comme l'ordre du ministre de la Guerre le dit expressément - il est tenu sous surveillance étroite en tant qu'espion.


Notes

[1] Nom donné à McClellan par ses partisans démocrates, parce qu'il avait été nommé commandant en chef des troupes de l'Union dès l'âge de trente-quatre ans.

[2] En mars 1862, Lincoln lança à l'armée l' « ordre du jour général n° 3 » dans lequel il enjoignait à McClellan de prendre « la tête de l'armée du Potomac jusqu'à nouvel ordre » et l'informait qu'il était « relevé du commandement des autres départements militaires ».

[3] Le général romain Quintus Fabius Maximus surnommé Cunctator (temporiseur), s'efforça au cours de la seconde guerre punique (218-201 av. J.-C.) d'utiliser les immenses avantages et réserves d'ordre militaire dont il disposait pour s'attirer les bonnes grâces de l'armée. Son plan consistait à éviter toute bataille décisive et à se défendre dans des camps retranchés. Chaque erreur de l'adversaire était utilisée pour remonter le moral de l'armée romaine par de petites victoires et effacer l'effet déprimant des défaites précédentes.


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