1861-65

« Au cours de la révolution bourgeoise, les revendications plus radicales s'imposent à certains moments, puis le parti plus modéré reprend le dessus : les conquêtes du parti radical sont perdues à nouveau, en totalité ou en partie, les vaincus crient à la trahison ou attribuent la défaite au hasard. En réalité, les choses sont le plus souvent ainsi : les conquêtes de la première victoire ne sont assurées que par la deuxième victoire du parti plus radical : une fois ceci acquis, c'est-à-dire ce qui est momentanément nécessaire, les éléments radicaux disparaissent à nouveau du théâtre d'opérations, et leur succès aussi. »
Fr. Engels : Introduction de 1895 aux Luttes de Classes en France

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.


La guerre civile aux États-Unis

K. Marx - F. Engels

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VICTOIRE ET COMPROMIS

ADRESSE DE L'ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS AU PRÉSIDENT JOHNSON

The Bee-Hive Newspaper, 20 mai 1865.

A Andrew Johnson [1], Président des États-Unis.

Monsieur,

Le démon de l' « institution particulariste » pour le règne de laquelle le Sud a pris les armes, ne pouvait permettre à ses adeptes d'être battus honorablement en champ ouvert. Ce qui a commencé dans la trahison ne pouvait finir que dans l'ignominie. De même que la guerre de Philippe Il pour l'Inquisition a suscité un Gérard, la rébellion pro-esclavagiste de Jefferson Davis a produit un Booth [2].

Ce n'est pas notre propos de chercher des mots de deuil et d'horreur, alors que le cœur de deux mondes est soulevé d'émotion. Même les sycophantes qui, année après année, jour après jour, ont effectué un véritable travail de Sisyphe pour assassiner moralement Abraham Lincoln et la grande République qu'il gouvernait, sont à présent effrayés par cet élan universel des sentiments populaires et rivalisent entre eux pour parsemer sa tombe ouverte de fleurs de rhétorique. Ils se sont enfin rendu compte qu'il était un homme que l'adversité ne pouvait abattre, que le succès ne pouvait griser, qui poursuivait inflexiblement son but élevé, sans jamais compromettre par une hâte aveugle sa progression lente et ininterrompue, sans jamais se laisser emporter par le flot de la faveur du publié ni décourager par un ralentissement du pouls populaire, tempérant ses actes de rigueur par un cœur chaleureux, éclairant les noires scènes de la passion du sourire de son humour et accomplissant son œuvre de géant, avec autant de simplicité et de modestie que les souverains de droit divin aiment à faire les petites choses avec une pompe et un éclat grandiloquents; en un mot, c'était l'un des rares humains qui ait réussi à devenir grand sans cesser d'être bon. De fait, ce grand et brave homme était si modeste que le monde ne découvrit son héroïsme qu'après qu'il fût tombé en martyr.

M. Seward fut digne de l'honneur, à côté d'un tel chef, d'être la seconde victime des démons infernaux de l'esclavagisme. N'était-ce pas lui qui, à l'époque d'hésitation générale, fut assez sage et courageux pour prédire que le conflit était inéluctable ? [3] Ne prouva-t-il pas qu'aux heures les plus sombres de ce conflit, il avait un sens romain du devoir : en ne désespérant jamais de la République et de son étoile ? Nous souhaitons de tout cœur que son fils et lui soient rétablis dans leur santé, leur activité publique et leurs honneurs bien mérités, avant le délai de « quatre-vingt-dix jours » [4].

Après cette terrible guerre civile, qui, de par ses vastes dimensions et son théâtre d'opérations gigantesque, ne semble avoir duré plus de quatre-vingt-dix jours par rapport aux guerres de Cent Ans, de Trente Ans et de vingt-trois ans du vieux monde, c'est à vous, Monsieur, que revient la tâche d'éliminer par la loi ce qui fut décidé par l'épée et d'entreprendre la dure œuvre de reconstruction politique et de régénération sociale.

Un sens profond de votre redoutable mission vous sauvera de tout compromis dans les durs devoirs qu'il vous reste à accomplir. Vous n'oublierez jamais qu'au début d'une ère nouvelle d'émancipation du travail, le peuple américain a donné la responsabilité de la direction à deux hommes du travail : l'un est Abraham Lincoln, l'autre Andrew Johnson.

Signé à Londres le 13 mai 1865 par le Conseil central, au nom de l'Association internationale des travailleurs [5].


Notes

[1] À propos de cette adresse, cf. I.c., tome VIII, pp. 204, 205, 209, 219, 221, 222, les lettres échangées entre Marx et Engels, les 3, 9.5, 4.6 et 15 juillet 1865. Dans cette dernière lettre, Engels répond à Marx qui lui avait écrit que la politique de Johnson lui déplaisait : « À moi aussi, la politique de Johnson plaît de moins en moins. La haine des nègres s'affiche de plus en plus violente, et vis-à-vis des vieux lords du Sud il se dessaisit de toute autorité. Si cela continue de la sorte, avant six mois, tous les vieux coquins de la sécession seront au Congrès de Washington. Il n'y a rien à taire sans le suffrage des gens de couleur, et le soin de résoudre cette question, Johnson le laisse aux vaincus, les anciens maîtres d'esclaves. » (N. d. T.)

[2] Booth, John Wilkes (1839-1865), assassina Lincoln en avril 1865.

[3] Seward avait prédit qu'un « conflit. irrépressible », se préparait entre le Nord et le Sud, lors de son discours de Rochester, le 25 octobre 1858. Le jour de J'assassinat de Lincoln, Seward et son fils furent également victimes d'une agression et grièvement blessés.

[4] En réponse aux actes de guerre de la Confédération du Sud, le gouvernement de Lincoln avait appelé, le 15 avril 1861, soixante-quinze mille volontaires au service armé, croyant pouvoir régler le conflit en trois mois. En fait, la guerre de Sécession traîna jusqu'en 1865.

[5] Suit la liste des signataires, responsables de l'A.I.T. (N. d. T.)


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