1867

Une publication réalisée en collaboration avec le site le.capital.free.fr.


Le Capital - Livre premier

Le développement de la production capitaliste

Karl MARX

IV° section : la production de la plus-value relative

Chapitre XV : Machinisme et grande industrie


X. - Grande industrie et agriculture

Plus tard, nous rendrons compte de la révolution provoquée par la grande industrie dans l'agriculture et dans les rapports sociaux de ses agents de production. Il nous suffit d'indiquer ici brièvement et par anticipation quelques résultats généraux. Si l'emploi des machines dans l'agriculture est exempt en grande partie des inconvénients et des dangers physiques auxquels il expose l'ouvrier de fabrique, sa tendance à supprimer, à déplacer le travailleur, s'y réalise avec beaucoup plus d'intensité et sans contrecoup [1]. Dans les comtés de Suffolk et de Cambridge, par exemple, la superficie des terres cultivées s'est considérablement augmentée pendant les derniers vingt ans, tandis que la population rurale a subi une diminution non seulement relative, mais absolue. Dans les Etats-Unis du Nord de l'Amérique, les machines agricoles remplacent l'homme virtuellement, en mettant un nombre égal de travailleurs à même de cultiver une plus grande superficie, mais elles ne le chassent pas encore actuellement. En Angleterre, elles dépeuplent les campagnes. C'est se tromper étrangement que de croire que le nouveau travail agricole à la machine fait compensation. En 1861, il n'y avait que mille deux cent cinq ouvriers ruraux occupés aux machines agricoles, engins à vapeur et machines-outils, dont la fabrication employait un nombre d'ouvriers industriels à peu près égal.

Dans la sphère de l'agriculture, la grande industrie agit plus révolutionnairement que partout ailleurs en ce sens qu'elle fait disparaître le paysan, le rempart de l'ancienne société, et lui substitue le salarié. Les besoins de transformation sociale et la lutte des classes sont ainsi ramenés dans les campagnes au même niveau que dans les villes.

L'exploitation la plus routinière et la plus irrationnelle est remplacée par l'application technologique de la science. Le mode de production capitaliste rompt définitivement entre l'agriculture et la manufacture le lien qui les unissait dans leur enfance; mais il crée en même temps les conditions matérielles d'une synthèse nouvelle et supérieure, c'est-à-dire l'union de l'agriculture et de l'industrie sur la base du développement que chacune d'elles acquiert pendant la période de leur séparation complète. Avec la prépondérance toujours croissante de la population des villes qu'elle agglomère dans de grands centres, la production capitaliste d'une part accumule la force motrice historique de la société; d'autre part elle détruit non seulement la santé physique des ouvriers urbains et la vie intellectuelle des travailleurs rustiques [2], mais trouble encore la circulation matérielle entre l'homme et la terre, en rendant de plus en plus difficile la restitution de ses éléments de fertilité, des ingrédients chimiques qui lui sont enlevés et usés sous forme d'aliments, de vêtements, etc. Mais en bouleversant les conditions dans lesquelles une société arriérée accomplit presque spontanément cette circulation, elle force de la rétablir d'une manière systématique, sous une forme appropriée au développement humain intégral et comme loi régulatrice de la production sociale.

Dans l'agriculture comme dans la manufacture, la transformation capitaliste de la production semble n'être que le martyrologue du producteur, le moyen de travail que le moyen de dompter, d'exploiter et d'appauvrir le travailleur. la combinaison sociale du travail que l'oppression organisée de sa vitalité, de sa liberté et de son indépendance individuelles. La dissémination des travailleurs agricoles sur de plus grandes surfaces brise leur force de résistance, tandis que la concentration augmente celle des ouvriers urbains. Dans l'agriculture moderne, de même que dans l'industrie des villes, l'accroissement de productivité et le rendement supérieur du travail s'achètent au prix de la destruction et du tarissement de la force de travail. En outre, chaque progrès de l'agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l'art d'exploiter le travailleur, mais encore dans l'art de dépouiller le sol; chaque progrès dans l'art d'accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité. Plus un pays, les Etats-Unis du nord de l'Amérique, par exemple, se développe sur la base de la grande industrie, plus ce procès de destruction s'accomplit rapidement [3]. La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu'en épuisant en même temps les deux sources d'où jaillit toute richesse :

La terre et le travailleur.


Notes

[1] On trouve une exposition détaillée des machines employées par l'agriculture anglaise, dans l'ouvrage du Dr W. Hamm : « Die lanirthschaftlichen und Maschinen Englands », 2° édit., 1856. Son esquisse du développement de l'agriculture anglaise n'est qu'une reproduction sans critique du travail de M. Léonce de Lavergne.

[2] « Vous divisez le peuple en deux camps hostiles, l'un de rustres balourds, l'autre de nains émasculés. Bon Dieu ! une nation divisée en intérêts agricoles et en intérêts commerciaux, qui prétend être dans son bon sens, bien mieux, qui va jusqu'à se proclamer éclairée et civilisée, non pas en dépit, mais à cause même de cette division monstrueuse, antinaturelle ! » (David Urquhart, l.c., p.119). Ce passage montre à la fois le fort et le faible d'un genre de critique qui sait, si l'on veut, juger et condamner le présent, mais non le comprendre.

[3] Voyez Liebig : « Die Chemie in ihrer Anwendung auf Agricultur und Physiologie », 7° édit., 1862, surtout dans le premier volume, « l'Introduction aux lois naturelles de ta culture du sol ». C'est un des mérites immortels de Lie­big d'avoir fait ressortir amplement le côté négatif de l'agriculture moderne au point de vue scientifique. Ses aperçus historiques sur le développement de l'agriculture, quoique entachés d'erreurs grossières, éclairent plus d'une question. Il est à regretter qu'il lance au hasard des assertions telles que celle-ci : « La circulation de l'air dans l'intérieur des parties poreuses de la terre est rendue d'autant plus active que les labours sont plus fréquents et la pulvéri­sation plus complète; la surface du sol sur laquelle l'air doit agir est ainsi augmentée et renouvelée; mais il est facile de comprendre que le surplus de rendement du sol ne peut être proportionnel au travail qui y a été dépensé et qu'il n'augmente au contraire que dans un rapport bien inférieur. Cette loi, ajoute Liebig, a été proclamée pour la première fois par J. St. Mill dans ses Principes d'écon. pol., v.1, p.17 et dans les termes suivants : « La loi générale de l'industrie agricole est que les produits augmentent, toutes choses restant égales, en raison décroissante de l'augmentation du nombre des travailleurs employés. » (M. Mill reproduit ici la loi de Ricardo sous une formule fausse; dès lors, en effet, que le nombre des ouvriers agricoles a constamment diminué en Angleterre, l'agriculture faisant toujours des progrès, la loi trouvée en Angle­terre et pour l'Angleterre n'aurait, du moins dans ce pays-là, aucune applica­tion.) Ceci est assez curieux, remarque Liebig, car M. Mill n'en connaissait pas la raison. » (Liebig, l.c., v.1, p.143, note.) Abstraction faite de l'interpré­tation erronée du mot travail, sous lequel Liebig comprend autre chose que l'économie politique, qui entend par travail aussi bien la fumure que l'action mécanique sur le sol, il est en tout cas « assez curieux » qu'il attribue à M. J. St. Mill le premier, l'énonciation d'une loi que James Anderson a fait connaître à l'époque d'Adam Smith et reproduite dans divers écrits jusque dans les premières années de ce siècle, que Malthus, ce plagiaire modèle (sa théorie entière de la population est un monstrueux plagiat), s'est annexée en 1815, que West a développée à la même époque, indépendamment d'Anderson, que Ricardo, en 1817, a mise en harmonie avec la théorie générale de la valeur et qui a fait sous son nom le tour du monde, qui enfin, après avoir été vulgarisée en 1820 par James Mill, le père de J. St. Mill, a été répétée par ce dernier comme un dogme d'école devenu déjà lieu commun. Il est indéniable que M. J. St. Mill doit à de semblables quiproquos l'autorité en tout cas « curieuse » dont il jouit.


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