1867

Une publication réalisée en collaboration avec le site le.capital.free.fr.


Le Capital - Livre premier

Le développement de la production capitaliste

Karl MARX

IV° section : la production de la plus-value relative

Chapitre XV : Machinisme et grande industrie


V. Lutte entre travailleur et machine

La lutte entre le capitaliste et le salarié date des origines mêmes du capital industriel et se déchaîne pendant la période manufacturière [1] mais le travailleur n'attaque le moyen de travail que lors de l'introduction de la machine. Il se révolte contre cette forme particulière de l'instrument où il voit l'incarnation technique du capital.

Au XVII° siècle, dans presque toute l'Europe des soulèvements ouvriers éclatèrent contre une machine à tisser des rubans et des galons appelée Bandmühle ou Mühlenstuhl. Elle fut inventée en Allemagne. L'abbé italien Lancelotti raconte dans un livre, écrit en 1579 et publié à Venise en 1636 que :

« Anton Müller de Dantzig a vu dans cette ville, il y a à peu près cinquante ans, une machine très ingénieuse qui exécutait quatre à six tissus à la fois. Mais le magistrat craignant que cette invention ne convertît nombre d'ouvriers en mendiants, la supprima et fit étouffer ou noyer l'inventeur. »

En 1629, cette même machine fut pour la première fois, employée à Leyde où les émeutes des passementiers forcèrent les magistrats de la proscrire. « Dans cette ville », dit à ce propos Boxhorn, «quelques individus inventèrent il y a une vingtaine d'années un métier à tisser, au moyen duquel un seul ouvrier peut exécuter plus de tissus et plus facilement que nombre d'autres dans le même temps. De là des troubles et des querelles de la part des tisserands qui firent proscrire par les magistrats l'usage de cet instrument [2]. » Après avoir lancé contre ce métier à tisser des ordonnances plus ou moins prohibitives en 1632, 1639, etc., les Etats généraux de la Hollande en permirent enfin l'emploi, sous certaines conditions, par l'ordonnance du 15 décembre 1661.

Le Bandstuhl fut proscrit à Cologne en 1676 tandis que son introduction en Angleterre vers la même époque y provoqua des troubles parmi les tisserands. Un édit impérial du 19 février 1865 interdit son usage dans toute l'Allemagne. A Hambourg il fut brûlé publiquement par ordre du magistrat. L'empereur Charles VI renouvela en février 1719 l'édit de 1685 et ce n'est qu'en 1765 que l'usage public en fut permis dans la Saxe électorale.

Cette machine qui ébranla l'Europe fut le précurseur des machines à filer et à tisser et préluda à la révolution industrielle du XVIII° siècle. Elle permettait au garçon le plus inexpérimenté de faire travailler tout un métier avec ses navettes en avançant et en retirant une perche et fournissait, dans sa forme perfectionnée, de quarante à cinquante pièces à la fois.

Vers la fin du premier tiers du XVII° siècle une scierie à vent, établie par un Hollandais dans le voisinage de Londres, fut détruite par le peuple. Au commencement du XVIII° siècle les scieries à eau ne triomphèrent que difficilement de la résistance populaire soutenue par le Parlement. Lorsque Everet en 1758 construisit la première machine à eau pour tondre la laine, cent mille hommes mis par elle hors de travail la réduisirent en cendres. Cinquante mille ouvriers gagnant leur vie par le cardage de la laine accablèrent le Parlement de pétitions contre les machines à carder et les scribblings mills, inventés par Arkwright. La destruction de nombreuses machines dans les districts manufacturiers anglais pendant les quinze premières années du XIX° siècle, connue sous le nom du mouvement des Luddites, fourrnit au gouvernement antijacobin d'un Sidmouth, d'un Castlereagh et de leurs pareils, le prétexte de violences ultra-réactionnaires.

Il faut du temps et de l'expérience avant que les ouvriers, ayant appris à distinguer entre la machine et son emploi capitaliste, dirigent leurs attaques non contre le moyen matériel de production, mais contre son mode social d'exploitation [3].

Les ouvriers manufacturiers luttèrent pour hausser leurs salaires et non pour détruire les manufactures; ce furent les chefs des corporations et les villes privilégiées (corporate towns) et non les salariés qui mirent des entraves à leur établissement.

Dans la division du travail les écrivains de la période manufacturière voient un moyen virtuel de suppléer au manque d'ouvriers, mais non de déplacer des ouvriers occupés. Cette distinction saute aux yeux. Si l'on dit qu'avec l'ancien rouet il faudrait en Angleterre deux cents millions d'hommes pour filer le coton que filent aujourd'hui cinquante mille, cela ne signifie point que les machines à filer ont déplacé ces millions d'Anglais qui n'ont jamais existé, mais tout simplement qu'il faudrait un immense surcroît de population ouvrière pour remplacer ces machines. Si l'on dit au contraire qu'en Angleterre le métier à vapeur a jeté huit cent mille tisserands sur le payé, alors on ne parle pas de machines existantes dont le remplacement par le travail manuel réclamerait tant d'ouvriers, mais d'une multitude d'ouvriers, autrefois occupés, qui ont été réellement déplacés ou supprimés par les machines.

Le métier, comme nous l'avons vu, reste pendant la période manufacturière la base de l'industrie.

Les ouvriers des villes, légués par le moyen âge, n'étaient pas assez nombreux pour suppléer la demande des nouveaux marchés coloniaux, et les manufactures naissantes se peuplèrent en grande partie de cultivateurs expropriés et expulsés du sol durant la décadence du régime féodal. Dans ces temps-là ce qui frappa surtout les yeux, c'était donc le côté positif de la coopération et de la division du travail dans les ateliers, leur propriété de rendre plus productifs les labeurs des ouvriers occupés [4].

Sans doute, longtemps avant la période de la grande industrie, la coopération et la concentration des moyens de travail, appliquées à l'agriculture, occasionnèrent des changements grands, soudains et violents dans le mode de produire et, par conséquent, dans les conditions de vie et les moyens d'occupation de la population rurale. Mais la lutte que ces changements provoquèrent, se passe entre les grands et les petits propriétaires du sol plutôt qu'entre le capitaliste et le salarié. D'autre part, quand des laboureurs furent jetés hors d'emploi par des moyens de production agricoles, par des chevaux, des moutons, etc., c'étaient des actes de violence immédiate qui dans ces cas-là rendirent possible la révolution économique. On chassa les laboureurs des champs pour leur substituer des moutons. C'est l'usurpation violente du sol, telle qu'en Angleterre elle se pratiquait sur une large échelle, qui prépara en premier lieu le terrain de la grande agriculture. Dans ses débuts ce bouleversement agricole a donc l'apparence d'une révolution politique plutôt qu'économique.

Sous sa forme-machine au contraire le moyen de travail devient immédiatement le concurrent du travailleur [5]. Le rendement du capital est dès lors en raison directe du nombre d'ouvriers dont la machine anéantit les conditions d'existence. Le système de la production capitaliste repose en général sur ce que le travailleur vend sa force comme marchandise. La division du travail réduit cette force à l'aptitude de détail à manier un outil fragmentaire. Donc, dès que le maniement de l'outil échoit à la machine, la valeur d'échange de la force de travail s'évanouit en même temps que sa valeur d'usage. L'ouvrier comme un assignat démonétisé n'a plus de cours. Cette partie de la classe ouvrière que la machine convertit ainsi en population superflue, c'est-à-dire inutile pour les besoins momentanés de l'exploitation capitaliste, succombe dans la lutte inégale de l'industrie mécanique contre le vieux métier et la manufacture, ou encombre toutes les professions plus facilement accessibles où elle déprécie la force de travail.

Pour consoler les ouvriers tombés dans la misère, on lent assure que leurs souffrances ne sont que des « inconvénient, temporaires » (a temporary inconvenience) et que la machine en n'envahissant que par degrés un champ de production, diiiii nue l'étendue et l'intensité de ses effets destructeurs. Mais et-, deux fiches de consolation se neutralisent. Là où la marche conquérante de la machine progresse lentement, elle afflige de la misère chronique les rangs ouvriers forcés de lui faire concurrence; là où elle est rapide, la misère devient aigüe et fait des ravages terribles.

L'histoire ne présente pas de spectacle plus attristant que celui de la décadence des tisserands anglais qui, après s’être traînée en longueur pendant quarante ans, s'est enfin consommée en 1838. Beaucoup de ces malheureux moururent de faim; beaucoup végétèrent longtemps avec leur famille n'ayant que vingt-cinq centimes par jour [6]. Dans l'Inde au contraire l'importation des calicots anglais fabriqués mécaniquement amena une crise des plus spasmodiques. « Il n'y a pas d'exemple d'une misère pareille dans l'histoire du commerce » dit, dans son rapport de 1834-35, le gouverneur général; « les os des tisserands blanchissent plaines de l'Inde. » En lançant ces tisserands dans l'éternité [7], la machine à tisser ne leur avait évidemment causé que des « inconvénients temporaires ». D'ailleurs les effets passagers des machines sont permanents en ce qu'elles envahissent sans cesse de nouveaux champs de production.

Le caractère d'indépendance que la production capitaliste imprime en général aux conditions et au produit du travail vis-à-vis de l'ouvrier, se développe donc avec la machine jusqu'à l’antagonisme le plus prononcé [8]. C'est pour cela que, la première, elle donne lieu à la révolte brutale de l'ouvrier contre le moyen de travail.

Le moyen de travail accable le travailleur. Cet antagonisme direct éclate surtout lorsque des machines nouvellement introduites viennent faire la guerre aux procédés traditionnels du métier et de la manufacture. Mais dans la grande industrie elle-même, le perfectionnement du machinisme et le développement du système automatique ont des effets analogues.

« Le but constant du machinisme perfectionné est de diminuer le travail manuel, ou d'ajouter un anneau de plus à l'enchainure productive de la fabrique en substituant des appareils de fer à des appareils humains [9]. »
« L'application de la vapeur ou de la force de l'eau à des machines qui jusqu'ici n'étaient mues qu’avec la main, est l'événement de chaque jour... Les améliorations de détail ayant pour but l'économie de la force motrice, le perfectionnement de l'ouvrage, l'accroissement du produit dans le même temps, ou la suppression d'un enfant, d'une femme ou d'un homme sont constantes, et bien que peu apparentes, elles ont néanmoins des résultats importants [10]. »
« Partout où un procédé exige beaucoup de dextérité et une main sûre, on le retire au plus tôt des mains de l'ouvrier trop adroit, et souvent enclin à des irrégularités de plusieurs genres pour en charger un mécanisme particulier, dont l'opération automatique est si bien réglée qu'un enfant peut la surveiller [11]. »
« D'après le système automatique le talent de l'artisan se trouve progressivement remplacé par de simples surveillants de mécaniques [12]. »
« Non seulement les machines perfectionnées n'exigent pas l’emploi d’un aussi grand nombre d'adultes, pour arriver à un résultat donné, mais elles substituent une classe d'individus à une autre, le moins adroit au plus habile, les enfants aux adultes, les femmes aux hommes. Tous ces changements occasionnent des fluctuations constantes dans le taux du salaire [13]. »
« La machine rejette sans cesse des adultes [14]. »

La marche rapide imprimée au machinisme par la réduction de la journée de travail nous a montré l'élasticité extraordinaire dont il est susceptible, grâce à une expérience pratique accumulée, à l'étendue des moyens mécaniques déjà acquis et aux progrès de la technologie. En 1860, alors que l'industrie cotonnière anglaise était à son zénith, qui aurait soupçonné les perfectionnements mécaniques et le déplacement correspondant du travail manuel qui, sous l'aiguillon de la guerre civile américaine, révolutionnèrent cette industrie ? Contentons-nous d'en citer un ou deux exemples empruntés aux rapports officiels des inspecteurs de fabrique.

« Au lieu de soixante-quinze machines à carder, dit un fabricant de Manchester, nous n'en employons plus que douze, et nous obtenons la même quantité de produit en qualité égale sinon meilleure... L'économie en salaires se monte à dix livres sterling par semaine et le déchet du coton a diminué de dix pour cent. »

Dans une filature de la même ville le mouvement accéléré des machines et l'introduction de divers procédés automatiques ont permis de réduire dans un département le nombre des ouvriers employés d'un quart et dans un autre de plus de la moitié. Un autre filateur estime qu'il a réduit de dix pour cent le nombre de ses « bras ».

Les MM. Gilmore, filateurs à Manchester, déclarent de leur côté :

« Nous estimons que dans le nettoyage du coton l'économie de bras et de salaires résultant des machines nouvelles se monte à un bon tiers... Dans deux autres procédés préliminaires la dépense a diminué d'un tiers environ en salaires et autres frais, dans la salle à filer d'un tiers. Mais ce n'est pas tout; quand nos filés passent maintenant aux tisserands, ils sont tellement améliorés qu'ils fournissent plus de tissus de meilleure qualité que les anciens filés mécaniques [15]. »

L'inspecteur A. Redgrave, remarque à ce propos :

« La diminution dans le nombre d'ouvriers, en même temps que la production s'augmente, progresse rapidement. Dans les fabriques de laine on a depuis peu commencé à réduire le nombre des bras et cette réduction continue. Un maître d'école qui habite Rochdale me disait, il y a quelques jours, que la grande diminution dans les écoles de filles n'était pas due seulement à la pression de la crise mais aux changements introduits dans les mécaniques des fabriques de laine, par suite desquels une réduction moyenne de soixante-dix-neuf demi-temps avait eu lieu [16]. »

Le résultat général des perfectionnements mécaniques amenés dans les fabriques anglaises de coton par la guerre civile américaine, est résumé dans la table suivante :

Statistique des fabriques de coton du Royaume-Uni en 1858, 861 et 1868.

NOMBRE DES FABRIQUES

 

1858

1861

1868

Angleterre et pays de Galles

2046

2715

2405

Ecosse

152

163

131

Irlande

12

9

13

Royaume-Uni

2210

2887

2549

NOMBRE DES MÉTIERS A TISSER A VAPEUR

 

1858

1861

1868

Angleterre et pays de Galles

275 590

368 125

344 719

Ecosse

21 624

30 110

31 864

Irlande

1633

1 757

2 746

Royaume-Uni

298 847

399 992

379 329

NOMBRE DES BROCHES A FILER

 

1858

1861

1868

Angleterre et pays de Galles

25 818 576

28 352 152

30 478 228

Ecosse

2 041 129

1 915 398

1 397 546

Irlande

150 512 3

119 944

124 240

Royaume-Uni

28 010 217

30 387 467

32 000 014

NOMBRE DE PERSONNES EMPLOYEES

 

1858

1861

1868

Angleterre et pays de Galles

341 170

407 598

357 052

Ecosse

34 698

41 237

39 809

Irlande

3 345

2 734

4 203

Royaume-Uni

379 213

451 569

401 064

En 1861-1868 disparurent donc trois cent trente-huit fabriques de coton, c'est-à-dire qu'un machinisme plus productif et plus large se concentra dans les mains d'un nombre réduit de capitalistes; les métiers à tisser mécaniques décrûrent de vingt mille six cent soixante-trois, et comme en même temps leur produit alla augmentant, il est clair qu'un métier amélioré suffit pour faire la besogne de plus d'un vieux métier à vapeur; enfin, les broches augmentèrent de un million six cent douze mille cinq cent quarante et un, tandis que le nombre d'ouvriers employés diminua de cinquante mille cinq cent cinq. Les misères « temporaires » dont la crise cotonnière accabla les ouvriers, furent ainsi rendues plus intenses et consolidées par le progrès rapide et continu du système mécanique.

Et la machine n'agit pas seulement comme un concurrent dont la force supérieure est toujours sur le point de rendre le salarié superflu.

C’est comme puissance ennemie de l'ouvrier que le capital l’emploie, et il le proclame hautement. Elle devient l'arme de guerre la plus irrésistible pour réprimer les grèves, ces révoltes périodiques du travail contre l'autocratie du capital [17]. D'après Gaskell, la machine à vapeur fut dès le début un antagoniste de la « force de l'homme » et permit au capitaliste d'écraser les prétentions croissantes des ouvriers qui menaçaient d'une crise le système de fabrique à peine naissant [18]. On pourrait écrire toute une histoire au sujet des inventions faites depuis 1830 pour défendre le capital contre les émeutes ouvrières.

Dans son interrogatoire devant la commission chargée de l'enquête sur les Trades Unions, M. Nasmyth, l'inventeur du marteau à vapeur, énumère les perfectionnements du machinisme auxquels il a eu recours par suite de la longue grève des mécaniciens en 1851.

« Le trait caractéristique, dit-il, de nos perfectionnements mécaniques modernes, c'est l'introduction d'outils automatiques Tout ce qu'un ouvrier mécanicien doit faire, et que chaque garçon peut faire, ce n'est pas travailler, mais surveiller le beau fonctionnement de la machine. Toute cette classe d'hommes dépendant exclusivement de leur dextérité a été écartée. J'employais quatre garçons sur un mécanicien. Grâce à ces nouvelles combinaisons mécaniques, j'ai réduit le nombre des hommes adultes de mille cinq cents à sept cent cinquante. Le résultat fut un grand accroissement dans mon profit [19]. »

Enfin, s'écrie Ure, à propos d'une machine pour l'impression des indiennes,

« enfin les capitalistes cherchèrent à s'affranchir de cet esclavage insupportable (c'est-à-dire des conditions gênantes du contrat de travail), en s'aidant des ressources de la science, et ils furent réintégrés dans leurs droits légitimes, ceux de la tête sur les autres parties du corps. Dans tous les grands établissements, aujourd'hui, il y a des machines à quatre et a cinq couleurs, qui rendent l'impression en calicot un procédé, expéditif et infaillible ».

Il dit d'une machine pour parer la chaîne des tissus, qu'une grève avait fait inventer :

« La horde des mécontents, qui se croyaient retranchés d'une manière invincible derrière les anciennes lignes de la division du travail, s'est vue prise en flanc, et ses moyens de défense ayant été annulés par la tactique moderne des machinistes, elle a été forcée de se rendre à discrétion. »

Il dit encore à propos de la mule automatique qui marque une nouvelle époque dans le système mécanique :

« Cette création, l'homme de fer, comme l'appellent avec raison les ouvriers, était destinée à rétablir l'ordre parmi les classes industrielles. La nouvelle de la naissance de cet Hercule-fileur répandit la consternation parmi les sociétés de résistance; et longtemps avant d'être sorti de son berceau, il avait déjà étouffé l'hydre de la sédition... Cette invention vient à l'appui de la doctrine déjà développée par nous; c'est que lorsque le capital enrôle la science, la main rebelle du travail apprend toujours à être docile [20] ».

Bien que le livre de Ure date de trente-sept ans, c'est-à-dire d’une époque où le système de fabrique n'était encore que faiblement développé, il n'en reste pas moins l'expression classique de l'esprit de ce système, grâce à son franc cynisme et à la naïveté avec laquelle il divulgue les absurdes contradictions qui hantent les caboches des MM. du capital. Après avoir développé par exemple la doctrine citée plus haut, que le capital, avec l’aide de la science prise à sa solde parvient toujours à enchaîner la main rebelle du travail, il s'étonne de ce que quelques raisonneurs « ont accusé la science physico-mécanique de se prêter à l’ambition de riches capitalistes et de servir d'instrument pour opprimer la classe indigente [21] ». Après avoir prêché et démontré à qui veut l'entendre que le développement rapide du machinisme est on ne peut plus avantageux aux ouvriers, il avertit ceux-ci comminatoirement, que par leur résistance, leurs grèves, etc., ils ne font qu'activer ce développement. « De semblables révoltes, dit-il, montrent l'aveuglement humain sous aspect le plus méprisable, celui d'un homme qui se fait son propre bourreau. » Quelques pages auparavant il a dit au contraire : « Sans les collisions et les interruptions violentes causées par les vues erronées des ouvriers, le système de fabrique se serait développé encore plus rapidement et plus avantageusement qu'il ne l'a fait jusqu'à ce jour pour toutes les parties intéressées. » Dix lignes après il s'écrie de nouveau : « Heureusement pour la population des villes de la Grande-Bretagne, les perfectionnements en mécanique sont gradués, ou du moins ce n’est que successivement qu'on arrive à en rendre l'usage général. » C'est à tort, dit-il encore, que l'on accuse les machines de réduire le salaire des adultes parce qu'elles les déplacent et créent par conséquent une demande de travail qui surpasse l’offre. « Certainement il y a augmentation d'emploi pour les enfants, et le gain des adultes n'en est que plus considérable. » De l'autre côté ce consolateur universel défend le taux infime du salaire des enfants, sous prétexte que « les parents sont ainsi empêchés de les envoyer trop tôt dans les fabriques ». Tout son livre n'est qu'une apologie de la journée de travail illimitée et son âme libérale se sentit refoulée dans « les ténèbres des siècles passés » lorsqu'il vit la législation défendre le travail forcé des enfants de treize ans, pendant plus de douze heures par jour. Cela ne l'empêche point d'inviter les ouvriers de fabrique à adresser des actions de grâces à la providence, et pourquoi ? parce qu'au moyen des machines elle leur a procuré des « loisirs pour méditer sur leurs intérêts éternels [22] ».


Notes

[1] Voy entre autres : John Houghton : Husbandry and Trade improved. Lond., 1727, The advantages of the East India Trade, 1720, John Bellers l.c. « Les maîtres et les ouvriers sont malheureusement en guerre perpétuelle les uns contre les autres. Le but invariable des premiers est de faire exécuter l'ouvrage le meilleur marché possible et ils ne se font pas faute d'employer toute espèce d'artifices pour y arriver tandis que les seconds sont à l'affût de toute occasion qui leur permette de réclamer des salaires plus élevés. » An Inquiry into the causes of the Present High Prices of Provision, London, 1767. Le Rév. Nathaniel Forster est l'auteur de ce livre anonyme sympathique aux ouvriers.

[2] « In hac orbe ante hos viginti circiter annos instrumentum quidam invenerunt textorium, quo solus quis plus parmi et facilius conficere poterat, quam plures aequali tempore. Hinc turboe ortoe et queruloe textorum, tanderrique usus hujus instrumenti a magistratu prohibitus est. » Boxhorn : Inst. Pol. 1663.

[3] La révolte brutale des ouvriers contre les machines s'est renouvelée de temps en temps encore dans des manufactures de vieux style, p. ex. en 1865 parmi les polisseurs de limes à Sheffield.

[4] Sir James Steuart comprend de cette manière l'effet des machines. « Je considère donc les machines comme des moyens d'augmenter (virtuellement) le nombre des gens industrieux qu'on n'est pas obligé de nourrir... En quoi l'effet d'une machine diffère-t-il de celui de nouveaux habitants ? » (Traduct. franç. t.I, 1.1, ch. XIX.) Bien plus naïf est Petty qui prétend qu'elle remplace la « Polygamie ». Ce point de vue peut, tout au plus être admis pour quelques parties des Etats-Unis. D'un autre côté : « Les machines ne peuvent que rarement être employées avec succès pour abréger le travail d'un individu : il serait perdu plus de temps à les construire qu'il n'en serait économisé par leur emploi. Elles ne sont réellement utiles que lorsqu'elles agissent sur de grandes masses, quand une seule machine peut assister le travail de milliers d'hommes. C'est conséquemment dans les pays les plus populeux, là où il y a le plus d'hommes oisifs, qu'elles abondent le plus. Ce qui en réclame et en utilise l'usage, ce n'est pas la rareté d'hommes, mais la facilité avec laquelle on peut en faire travailler des masses. » Piercy Ravenstone: Thoughts on the Funding System and its Effects. Lond., 1824, p.45.

[5] « La machine et le travail sont en concurrence constante. » (Ricardo, l.c., p. 479.)

[6] Ce qui avant l'établissement de la loi des pauvres (en 1833) fit en Angleterre prolonger la concurrence entre le tissu à la main et le tissu à la mécanique, c'est que l'on faisait l'appoint des salaires tombés par trop au-dessous du minimum, au moyen de l'assistance des paroisses. « Le Rév. Turner était en 1827, dans le Cheshire, recteur de Wilmslow, district manufacturier. Les questions du comité d'émigration et les réponses de M. Turner montrent comment on maintenait la lutte du travail humain contre les machines. Question : L'usage du métier mécanique n'a-t-il pas remplace celui du métier à la main ? Réponse : Sans aucun doute; et il l'aurait remplacé bien davantage encore, si les tisseurs à la main n'avaient pas été mis en état de pouvoir se soumettre à une réduction de salaire. Question : Mais en se soumettant ainsi, ils acceptent des salaires insuffisants, et ce qui leur manque pour s'entretenir, ils l'attendent de l'assistance paroissiale ? Réponse: Assurément, et la lutte entre le métier à la main et le métier à la mécanique est en réalité maintenue par la taxe des pauvres. Pauvreté dégradante ou expatriation, tel est donc le bénéfice que recueillent les travailleurs de l'introduction des machines. D'artisans respectables et dans une certaine mesure indépendants ils deviennent de misérables esclaves qui vivent du pain avilissant de la charité. C'est ce qu'on appelle un inconvénient temporaire. » A Price Essay on the comparative merits of Competition and Cooperation. Lond., 1834, p. 9.

[7] Lancer quelqu'un dans l'éternité - to launch somebody into eternity - est l'expression euphémique que les journaux anglais emploient pour annoncer les hauts faits du bourreau.

[8] « La même cause qui peut accroître le revenu du pays, (c'est-à-dire, comme Ricardo l'explique au même endroit, les revenus des Landlords et des capitalistes, dont la richesse, au point de vue des économistes, forme la richesse nationale) cette même cause peut en même temps rendre la population surabondante et détériorer la condition du travailleur. » Ricardo, l.c., p. 469. « Le but constant et la tendance de tout perfectionnement des machines est de se passer du travail de l'homme ou de diminuer son prix en substituant le travail des femmes et des enfants à celui des adultes, ou le travail d 'ouvriers grossiers et inhabiles à celui d'ouvriers habiles. » (Ure, l.c., t. 1, p.35.)

[9] « Reports of Insp. of Fact. 31 oct. 1858 », p.43.

[10] « Reports etc., 31 oct. 1856 », p.15.

[11] Ure, l.c., t.I., p. 29: « Le grand avantage des machines pour la cuite des briques, c'est qu'elles rendent les patrons tout à fait indépendants des ouvriers habiles. » (Child. Employm. Comm. V. Report. London, 1866 p. 180, n. 46. - M. A. Sturreck, surveillant du département des machines du Great Northern Railway, dit au sujet de la construction des machines (locomotives, etc.) devant la Commission royale d'enquête : « Les ouvriers dispendieux sont de jour en jour moins employés. En Angleterre la productivité des ateliers est augmentée par l'emploi d'instruments perfectionnés et ces instruments sont à leur tour fabriqués par une classe inférieure d'ouvriers. » Auparavant « il fallait des ouvriers habiles pour produire toutes les parties des machines; maintenant ces parties de machines sont produites par un travail de qualité inférieure, mais avec de bons instruments... Par instruments, j'entends les machines employées à la construction de machines. » (Royal Commission on Railways, Minutes of Evidence. N° 17 863. London, 1867.)

[12] Ure, l.c., p.30.

[13] L.c., t. 11, p. 67.

[14] L.c.

[15] Rep. of lnsp. of Fact. 31 st. oct. 1863, p.108 et suiv.

[16] L.c., p.109. Le perfectionnement rapide des machines pendant la crise cotonnière permit aux fabricants anglais, une fois la guerre civile américaine terminée, de pouvoir encombrer de nouveau tous les marchés du monde. Dans les derniers six mois de 1866 les tissus étaient déjà devenus presque invendables quand les marchandises envoyées en commission aux Indes et à la Chine vinrent rendre l'encombrement encore plus intense. Au commencement de 1867 les fabricants eurent recours à leur expédient ordinaire, l'abaissement du salaire. Les ouvriers s'y opposèrent et déclarèrent, avec raison au point de vue théorique que le seul remède était de travailler peu de temps, quatre jours par semaine. Après plus ou moins d'hésitations les capitaines d'industrie durent accepter ces conditions, ici avec, là sans réduction des salaires de cinq pour cent.

[17] « Les rapports entre maîtres et ouvriers dans les opérations du soufflage du flintglass et du verre de bouteille, sont caractérisés par une grève chronique. » De là l'essor de la manufacture de verre pressé dans laquelle les opérations principales sont exécutées mécaniquement. Une raison sociale de Newcastle qui produisait annuellement trois cent cinquante mille livres de flintglass soufflé, produit maintenant à leur place trois millions cinq cents livres de verre pressé. Ch. Empl. Comm. IV Report. 1865, p.262, 263.

[18] Gaskell: The Manufacturing population of England. Lond., 1833, p.3,4.

[19] Par suite de grèves dans son atelier de construction M. Fairbairn a été amené à faire d'importantes applications mécaniques pour la construction des machines.

[20] Ure, l.c., t. 11, p.141, 142, 140.

[21] L.c., t. 1, p.10.

[22] L.c., t. 11, p.143, 5, 6, 68, 67, 33.


Archives Lenine Archives Internet des marxistes
Début Précédent Haut de la page Sommaire Suite Fin