1867

Une publication réalisée en collaboration avec le site le.capital.free.fr.


Le Capital - Livre premier

Le développement de la production capitaliste

Karl MARX

I° section : la marchandise et la monnaie

Chapitre III : La monnaie ou la circulation des marchandises


III. - La monnaie ou l’argent.

Jusqu'ici nous avons considéré le métal précieux sous le double aspect de mesure des valeurs et d'instrument de circulation. Il remplit la première fonction comme monnaie idéale, il peut être représenté dans la deuxième par des symboles. Mais il y a des fonctions où il doit se présenter dans son corps métallique comme équivalent réel des marchandises ou comme marchandise-monnaie. Il y a une autre fonction encore qu'il peut remplir ou en personne ou par des suppléants, mais où il se dresse toujours en face des marchandises usuelles comme l'unique incarnation adéquate de leur valeur. Dans tous ces cas, nous dirons qu'il fonctionne comme monnaie ou argent proprement dit par opposition à ses fonctions de mesure des valeurs et de numéraire.

a) Thésaurisation.

Le mouvement circulatoire des deux métamorphoses inverses des marchandises ou l'alternation continue de vente et d'achat se manifeste par le cours infatigable de la monnaie ou dans sa fonction de perpetuum mobile, de moteur perpétuel de la circulation. Il s'immobilise ou se transforme, comme dit Boisguillebert, de meuble en immeuble, de numéraire en monnaie ou argent, dès que la série des métamorphoses est interrompue, dès qu'une vente n'est pas suivie d'un achat subséquent.

Dès que se développe la circulation des marchandises, se développent aussi la nécessité et le désir de fixer et de conserver le produit de la première métamorphose, la marchandise changée en chrysalide d'or ou d'argent [1]. On vend dès lors des marchandises non seulement pour en acheter d'autres, mais aussi pour remplacer la forme marchandise par la forme argent. La monnaie arrêtée à dessein dans sa circulation se pétrifie, pour ainsi dire, en devenant trésor, et le vendeur se change en thésauriseur.

C'est surtout dans l'enfance de la circulation qu'on n'échange que le superflu en valeurs d'usage contre la marchandise-monnaie. L'or et l'argent deviennent ainsi d'eux-mêmes l'expression sociale du superflu et de la richesse. Cette forme naïve de thésaurisation s'éternise chez les peuples dont le mode traditionnel de production satisfait directement un cercle étroit de besoins stationnaires. Il y a peu de circulation et beaucoup de trésors. C'est ce qui a lieu chez les Asiatiques, notamment chez les Indiens. Le vieux Vanderlint, qui s'imagine que le taux des prix dépend de l'abondance des métaux précieux dans un pays, se demande pourquoi les marchandises indiennes sont à si bon marché ? Parce que les Indiens, dit-il, enfouissent l'argent. Il remarque que de 1602 à 1734 ils enfouirent ainsi cent cinquante millions de livres sterling en argent, qui étaient venues d'abord d'Amérique en Europe [2]. De 1856 à 1866, dans une période de dix ans, l'Angleterre exporta dans l'Inde et dans la Chine (et le métal importé en Chine tenue en grande partie dans l'Inde), cent vingt millions de livres sterling en argent qui avaient été auparavant échangées contre de l'or australien.

Dès que la production marchande a atteint un certain développement, chaque producteur doit faire provision d'argent. C'est alors le « gage social », le nervus rerum, le nerf des choses [3]. En effet, les besoins du producteur se renouvellent sans cesse et lui imposent sans cesse l'achat de marchandises étrangères, tandis que la production et la vente des siennes exigent plus ou moins de temps et dépendent de mille hasards. Pour acheter sans vendre, il doit d'abord avoir vendu sans acheter. Il semble contradictoire que cette opération puisse s'accomplir d'une manière générale. Cependant les métaux précieux se troquent à leur source de production contre d'autres marchandises. Ici la vente a lieu (du côté du possesseur de marchandises) sans achat (du côté du possesseur d'or et d'argent) [4]. Et des ventes postérieures qui ne sont pas complétées par des achats subséquents ne font que distribuer les métaux précieux entre tous les échangistes. Il se forme ainsi sur tous les points en relation d'affaires des réserves d'or et d'argent dans les proportions les plus diverses. La possibilité de retenir et de conserver la marchandise comme valeur d'échange ou la valeur d'échange comme marchandise éveille la passion de l'or. A mesure que s'étend la circulation des marchandises grandit aussi la puissance de la monnaie, forme absolue et toujours disponible de la richesse sociale. « L'or est une chose merveilleuse! Qui le possède est maître de tout ce qu'il désire. Au moyen de l'or on peut même ouvrir aux âmes les portes du Paradis. » (Colomb, lettre de la Jamaïque, 1503.)

L'aspect de la monnaie ne trahissant point ce qui a été transformé en elle, tout, marchandise ou non, se transforme en monnaie. Rien qui ne devienne vénal, qui ne se fasse vendre et acheter ! La circulation devient la grande cornue sociale où tout se précipite pour en sortir transformé en cristal monnaie. Rien ne résiste à cette alchimie, pas même les os des saints et encore moins des choses sacrosaintes, plus délicates, res sacrosanctoe, extra commercium hominum [5]. De même que toute différence de qualité entre les marchandises s'efface dans l'argent, de même lui, niveleur radical, efface toutes les distinctions [6]. Mais l'argent est lui-même marchandise, une chose qui peut tomber sous les mains de qui que ce soit. La puissance sociale devient ainsi puissance privée des particuliers. Aussi la société antique le dénonce-t-elle comme l'agent subversif, comme le dissolvant le plus actif de son organisation économique et de ses mœurs populaires [7].

La société moderne qui, à peine née encore, tire déjà par les cheveux le dieu Plutus des entrailles de la terre, salue dans l'or, son saint Graal, l'incarnation éblouissante du principe même de sa vie.

La marchandise, en tant que valeur d'usage, satisfait un besoin particulier et forme un élément particulier de la richesse matérielle. Mais la valeur de la marchandise mesure le degré de sa force d'attraction sur tous les éléments de cette richesse, et par conséquent la richesse sociale de celui qui la possède. L'échangiste plus ou moins barbare, même le paysan de l'Europe occidentale, ne sait point séparer la valeur de sa forme. Pour lui, accroissement de sa réserve d'or et d'argent veut dire accroissement de valeur. Assurément la valeur du métal précieux change par suite des variations survenues soit dans sa propre valeur soit dans celle des marchandises. Mais cela n'empêche pas d'un côté, que deux cents onces d'or contiennent après comme avant plus de valeur que cent, trois cents plus que deux cents, etc., ni d'un autre côté, que la forme métallique de la monnaie reste la forme équivalente générale de toutes les marchandises, l'incarnation sociale de tout travail humain. Le penchant à thésauriser n'a, de sa nature, ni règle ni mesure. Considéré au point de vue de la qualité ou de la forme, comme représentant universel de la richesse matérielle, l'argent est sans limite parce qu'il est immédiatement transformable en toute sorte de marchandise. Mais chaque somme d'argent réelle a sa limite quantitative et n'a donc qu'une puissance d'achat restreinte. Cette contradiction entre la quantité toujours définie et la qualité de puissance infinie de l'argent ramène sans cesse le thésauriseur au travail de Sisyphe. Il en est de lui comme du conquérant que chaque conquête nouvelle ne mène qu'à une nouvelle frontière.

Pour retenir et conserver le métal précieux en qualité de monnaie, et par suite d'élément de la thésaurisation, il faut qu'on l'empêche de circuler ou de se résoudre comme moyen d'achat en moyens de jouissance. Le thésauriseur sacrifie donc à ce fétiche tous les penchants de sa chair. Personne plus que lui ne prend au sérieux l'évangile du renoncement. D'un autre côté, il ne peut dérober en monnaie à la, circulation que ce qu'il lui donne en marchandises. Plus il produit, plus il peut vendre. Industrie, économie, avarice, telles sont ses vertus cardinales; beaucoup vendre, peu acheter, telle est la somme de son économie politique [8].

Le trésor n'a pas seulement une forme brute : il a aussi une forme esthétique. C'est l'accumulation d'ouvrages d'orfèvrerie qui se développe avec l'accroissement de la richesse sociale. « Soyons riches ou paraissons riches. » (Diderot.) Il se forme ainsi d'une part un marché toujours plus étendu pour les métaux précieux, de l'autre une source latente d'approvisionnement à laquelle on puise dans les périodes de crise sociale.

Dans l'économie de la circulation métallique, les trésors remplissent des fonctions diverses. La première tire son origine des conditions qui président au cours de la monnaie. On a vu comment la masse courante du numéraire s'élève ou s'abaisse avec les fluctuations constantes qu'éprouve la circulation des marchandises sous le rapport de l'étendue, des prix et de la vitesse. Il faut donc que cette masse soit capable de contraction et d'expansion.

Tantôt une partie de la monnaie doit sortir de la circulation, tantôt elle y doit rentrer. Pour que la masse d'argent courante corresponde toujours au degré où la sphère de la circulation se trouve saturée, ta quantité d'or ou d'argent qui réellement circule ne doit former qu'une partie du métal précieux existant dans un pays. C'est par la forme trésor de l'argent que cette condition se trouve remplie. Les réservoirs des trésors servent à la fois de canaux de décharge et d'irrigation, de façon que les canaux de circulation ne débordent jamais [9].

b) Moyen de payement.

Dans la forme immédiate de la circulation des marchandises examinée jusqu'ici, la même valeur se présente toujours double, marchandise à un pôle, monnaie à l'autre. Les producteurs-échangistes entrent en rapport comme représentants d'équivalents qui se trouvent déjà en face les uns des autres. A mesure cependant que se développe la circulation, se développent aussi des circonstances tendant à séparer par un intervalle de temps l'aliénation de la marchandise et la réalisation de son prix. Les exemples les plus simples nous suffisent ici. Telle espèce de marchandise exige plus de temps pour sa production, telle autre en exige moins. Les saisons de production ne sont pas les mêmes pour des marchandises différentes. Si une marchandise prend naissance sur le lieu même de son marché, une autre doit voyager et se rendre à un marché lointain. Il se peut donc que l'un des échangistes soit prêt à vendre, tandis que l'autre n'est pas encore à même d'acheter. Quand les mêmes transactions se renouvellent constamment entre les mêmes personnes les conditions de la vente et de l'achat des marchandises se régleront peu à peu d'après les conditions de leur production. D'un autre côté, l'usage de certaines espèces de marchandise, d'une maison, par exemple, est aliéné pour une certaine période, et ce n'est qu'après l'expiration du terme que l'acheteur a réellement obtenu la valeur d'usage stipulée. Il achète donc avant de payer. L'un des échangistes vend une marchandise présente, l'autre achète comme représentant d'argent à venir. Le vendeur devient créancier, l'acheteur débiteur. Comme la métamorphose de la marchandise prend ici un nouvel aspect, l'argent lui aussi acquiert une nouvelle fonction. Il devient moyen de payement.

Les caractères de créancier et de débiteur proviennent ici de la circulation simple. Le changement de sa forme imprime au vendeur et à l'acheteur leurs cachets nouveaux. Tout d'abord, ces nouveaux rôles sont donc aussi passagers que les anciens et joués tour à tour par les mêmes acteurs, mais ils n'ont plus un aspect aussi débonnaire, et leur opposition devient plus susceptible de se solidifier [10]. Les mêmes caractères peuvent aussi se présenter indépendamment de la circulation des marchandises. Dans le monde antique, le mouvement de la lutte des classes a surtout la forme d'un combat, toujours renouvelé entre créanciers et débiteurs, et se termine à Rome par la défaite et la ruine du débiteur plébéien qui est remplacé par l'esclave. Au moyen âge, la lutte se termine par la ruine du débiteur féodal. Celui-là perd la puissance politique dès que croule la base économique qui en faisait le soutien. Cependant ce rapport monétaire de créancier à débiteur ne fait à ces deux époques que réfléchir à la surface des antagonismes plus profonds.

Revenons à la circulation des marchandises. L'apparition simultanée des équivalents marchandise et argent aux deux pôles de la vente a cessé. Maintenant l'argent fonctionne en premier lieu comme mesure de valeur dans la fixation du prix de la marchandise vendue. Ce prix établi par contrat, mesure l'obligation de l'acheteur, c'est-à-dire la somme d'argent dont il est redevable à terme fixe.

Puis il fonctionne comme moyen d'achat idéal. Bien qu'il n'existe que dans la promesse de l'acheteur, il opère cependant le déplacement de la marchandise. Ce n'est qu'à l'échéance du terme qu'il entre, comme moyen de payement, dans la circulation, c'est-à-dire qu'il passe de la main de l'acheteur dans celle du vendeur. Le moyen de circulation s'était transformé en trésor, parce que le mouvement de la circulation s'était arrêté à sa première moitié. Le moyen de payement entre dans la circulation, mais seulement après que la marchandise en est sortie. Le vendeur transformait la marchandise en argent pour satisfaire ses besoins, le thésauriseur pour la conserver sous forme d'équivalent général, l'acheteur-débiteur enfin pour pouvoir payer. S'il ne paye pas, une vente forcée de son avoir a lieu. La conversion de la marchandise en sa figure valeur, en monnaie, devient ainsi une nécessité sociale qui s'impose au producteur-échangiste indépendamment de ses besoins et de ses fantaisies personnelles.

Supposons que le paysan achète du tisserand vingt mètres de toile au prix de deux livres sterling, qui est aussi le prix d'un quart de froment, et qu'il les paye un mois après. Le paysan transforme son froment en toile avant de l'avoir transformé en monnaie. Il accomplit donc la dernière métamorphose de sa marchandise avant la première. Ensuite il vend du froment pour deux livres sterling, qu'il fait passer au tisserand au terme convenu. La monnaie réelle ne lui sert plus ici d'intermédiaire pour substituer la toile au froment. C'est déjà fait. Pour lui la monnaie est au contraire le dernier mot de la transaction en tant qu'elle est la forme absolue de la valeur qu'il doit fournir, la marchandise universelle. Quant au tisserand, sa marchandise a circulé et a réalisé son prix, mais seulement au moyen d'un titre qui ressortit du droit civil. Elle est entrée dans la consommation d'autrui avant d'être transformée en monnaie. La première métamorphose de sa toile reste donc suspendue et ne s'accomplit que plus tard, au terme d'échéance de la dette du paysan [11].

Les obligations échues dans une période déterminée représentent le prix total des marchandises vendues. La quantité de monnaie exigée pour la réalisation de cette somme dépend d'abord de la vitesse du cours des moyens de payement. Deux circonstances la règlent :

1. l'enchaînement des rapports de créancier à débiteur, comme lorsque A, par exemple, qui reçoit de l'argent de son débiteur B, le fait passer à son créancier C, et ainsi de suite;

2. l'intervalle de temps qui sépare les divers termes auxquels les payements s'effectuent.

La série des payements consécutifs ou des premières métamorphoses supplémentaires se distingue tout à fait de l'entrecroisement des séries de métamorphoses que nous avons d'abord analysé.

Non seulement la connexion entre vendeurs et acheteurs s'exprime dans le mouvement des moyens de circulation. Mais cette connexion naît dans le cours même de la monnaie. Le mouvement du moyen de payement au contraire exprime un ensemble de rapports sociaux préexistants.

La simultanéité et contiguïté des ventes (ou achats), qui fait que la quantité des moyens de circulation ne peut plus être compensée par la vitesse de leur cours, forme un nouveau levier dans l'économie des moyens de payement. Avec la concentration des payements sur une même place se développent spontanément des institutions et des méthodes pour les balancer les uns par les autres. Tels étaient, par exemple, à Lyon, au moyen âge, les virements. Les créances de A sur B, de B sur C, de C sur A, et ainsi de suite, n'ont besoin que d'être confrontées pour s'annuler réciproquement, dans une certaine mesure, comme quantités positives et négatives. Il ne reste plus ainsi qu'une balance de compte à solder. Plus est grande la concentration des payements, plus est relativement petite leur balance, et par cela même la masse des moyens de payement en circulation.

La fonction de la monnaie comme moyen de payement implique une contradiction sans moyen terme. Tant que les payements se balancent, elle fonctionne seulement d'une manière idéale, comme monnaie de compte et mesure des valeurs. Dès que les payements doivent s'effectuer réellement, elle ne se présente plus comme simple moyen de circulation, comme forme transitive servant d'intermédiaire au déplacement des produits, mais elle intervient comme incarnation individuelle du travail social, seule réalisation de la valeur d'échange, marchandise absolue. Cette contradiction éclate dans le moment des crises industrielles ou commerciales auquel on a donné le nom de crise monétaire [12].

Elle ne se produit que là où l'enchaînement des payements et un système artificiel destiné à les compenser réciproquement se sont développés. Ce mécanisme vient-il, par une cause quelconque, à être dérangé, aussitôt la monnaie, par un revirement brusque et sans transition, ne fonctionne plus sous sa forme purement idéale de monnaie de compte. Elle est réclamée comme argent comptant et ne peut plus être remplacée par des marchandises profanes. L'utilité de la marchandise ne compte pour rien et sa valeur disparaît devant ce qui n'en est que la forme. La veille encore, le bourgeois, avec la suffisance présomptueuse que lui donne la prospérité, déclarait que l'argent est une vaine illusion. La marchandise seule est argent, s'écriait-il. L'argent seul est marchandise! Tel est maintenant le cri qui retentit sur le marché du monde. Comme le cerf altéré brame après la source d'eau vive, ainsi son âme appelle à grands cris l'argent, la seule et unique richesse [13]. L'opposition qui existe entre la marchandise et sa forme valeur est, pendant la crise, poussée à l'outrance. Le genre particulier de la monnaie n'y fait rien. La disette monétaire reste la même, qu'il faille payer en or ou en monnaie de crédit, en billets de banque, par exemple [14].

Si nous examinons maintenant la somme totale de la monnaie qui circule dans un temps déterminé, nous trouverons qu'étant donné la vitesse du cours des moyens de circulation et des moyens de payement, elle est égale à la somme des prix des marchandises à réaliser, plus la somme des payements échus, moins celle des payements qui se balancent, moins enfin l'emploi double ou plus fréquent des mêmes pièces pour la double fonction de moyen de circulation et de moyen de payement. Par exemple, le paysan a vendu son froment moyennant deux livres sterling qui opèrent comme moyen de circulation. Au terme d'échéance, il les fait passer au tisserand. Maintenant elles fonctionnent comme moyen de payement. Le tisserand achète avec elles une bible, et dans cet achat elles fonctionnent de nouveau comme moyen de circulation, et ainsi de suite.

Etant donné la vitesse du cours de la monnaie, l'économie des payements et les prix des marchandises, on voit que la masse des marchandises en circulation ne correspond plus à la masse de la monnaie courante dans une certaine période, un jour, par exemple. Il court de la monnaie qui représente des marchandises depuis longtemps dérobées à la circulation. Il court des marchandises dont l'équivalent en monnaie ne se présentera que bien plus tard. D'un autre côté, les dettes contractées et les dettes échues chaque jour sont des grandeurs tout à fait incommensurables [15].

La monnaie de crédit a sa source immédiate dans la fonction de l'argent comme moyen de payement. Des certificats constatant les dettes contractées pour des marchandises vendues circulent eux-mêmes à leur tour pour transférer à d'autres personnes les créances. A mesure que s'étend le système de crédit, se développe de plus en plus la fonction que la monnaie remplit comme moyen de payement. Comme tel, elle revêt des formes d'existence particulières dans lesquelles elle hante la sphère des grandes transactions commerciales, tandis que les espèces d'or et d'argent sont refoulées principalement dans la sphère du commerce de détail [16].

Plus la production marchande se développe et s'étend, moins la fonction de la monnaie comme moyen de payement est restreinte à la sphère de la circulation des produits. La monnaie devient la marchandise générale des contrats [17]. Les rentes, les impôts, etc., payés jusqu'alors en nature, se payent désormais en argent. Un fait qui démontre, entre autres, combien ce changement dépend des conditions générales de la production, c'est que I’empire romain échoua par deux fois dans sa tentative de lever toutes les contributions en argent. La misère énorme de la population agricole en France sous Louis XIV, dénoncée avec tant d'éloquence par Boisguillebert, le maréchal Vauban, etc., ne provenait pas seulement de l'élévation de l'impôt, mais aussi de la substitution de sa forme monétaire à sa forme naturelle [18]. En Asie, la rente foncière constitue l'élément principal des impôts et se paye en nature. Cette forme de la rente, qui repose là sur des rapports de production stationnaires, entretient par contrecoup l'ancien mode de production. C'est un des secrets de la conservation de l'empire turc. Que le libre commerce, octroyé par l'Europe au Japon, amène dans ce pays la conversion de la rente-nature en rente-argent, et c'en est fait de son agriculture modèle, soumise à des conditions économiques trop étroites pour résister à une telle révolution.

Il s'établit dans chaque pays certains termes généraux où les payements se font sur une grande échelle. Si quelques-uns de ces termes sont de pure convention, ils reposent en général sur les mouvements périodiques et circulatoires de la reproduction liés aux changements périodiques des saisons, etc. Ces termes généraux règlent également l'époque des payements qui ne résultent pas directement de la circulation des marchandises, tels que ceux de la rente, du loyer, des impôts, etc. La quantité de monnaie qu'exigent à certains jours de l'année ces payements disséminés sur toute la périphérie d'un pays occasionne des perturbations périodiques, mais tout à fait superficielles [19].

Il résulte de la loi sur la vitesse du cours des moyens de payement, que pour tous les payements périodiques, quelle qu'en soit la source, la masse des moyens de payement nécessaire est en raison inverse de la longueur des périodes [20].

La fonction que l'argent remplit comme moyen de payement nécessite l'accumulation des sommes exigées pour les dates d'échéance. Tout en éliminant la thésaurisation comme forme propre d'enrichissement, le progrès de la société bourgeoise la développe sous la forme de réserve des moyens de payement.

c) La monnaie universelle.

A sa sortie de la sphère intérieure de la circulation, l'argent dépouille les formes locales qu'il y avait revêtues, forme de numéraire, de monnaie d'appoint, d'étalon des prix, de signe de valeur, pour retourner à sa forme primitive de barre ou lingot. C'est dans le commerce entre nations que la valeur des marchandises se réalise universellement. C'est là aussi que leur figurevaleur leur fait vis-à-vis, sous l'aspect de monnaie universelle monnaie du monde (money of the world), comme l'appelle James Steuart, monnaie de la grande république commerçante, comme disait après lui Adam Smith. C'est sur le marché du monde et là seulement que la monnaie fonctionne dans toute la force du terme, comme la marchandise dont la forme naturelle est en même temps l'incarnation sociale du travail humain en général. Sa manière d'être y devient adéquate à son idée. Dans l'enceinte nationale de la circulation, ce n'est qu'une seule marchandise qui peut servir de mesure de valeur et par suite de monnaie. Sur le marché du monde règne une double mesure de valeur, l'or et l'argent [21].

La monnaie universelle remplit les trois fonctions de moyen de payement, de moyen d'achat et de matière sociale de la richesse, en général (universal wealth). Quand il s'agit de solder les balances internationales, la première fonction prédomine. De là le mot d'ordre du système mercantile - balance de commerce [22]. L'or et l'argent servent essentiellement de moyen d'achat international toutes les fois que l'équilibre ordinaire dans l'échange des matières entre diverses nations se dérange. Enfin, ils fonctionnent comme forme absolue de la richesse, quand il ne s'agit plus ni d'achat ni de payement, mais d'un transfert de richesse d'un pays à un autre, et que ce transfert, sous forme de marchandise, est empêché, soit par les éventualités du marché, soit par le but même qu'on veut atteindre [23].

Chaque pays a besoin d'un fonds de réserve pour son commerce étranger, aussi bien que pour sa circulation intérieure. Les fonctions de ces réserves se rattachent donc en partie à la fonction de la monnaie comme moyen de circulation et de payement à l'intérieur, et en partie à sa fonction de monnaie universelle [24]. Dans cette dernière fonction, la monnaie matérielle, c'est-à-dire l'or et l'argent, est toujours exigée; c'est pourquoi James Steuart, pour distinguer l'or et l'argent de leurs remplaçants purement locaux, les désigne expressément sous le nom de money of the world.

Le fleuve aux vagues d'argent et d'or possède un double courant. D'un côté, il se répand à partir de sa source sur tout le marché du monde où les différentes enceintes nationales le détournent en proportions diverses, pour qu'il pénètre leurs canaux de circulation intérieure, remplace leurs monnaies usées, fournisse la matière des articles de luxe, et enfin se pétrifie sous forme de trésor [25]. Cette première direction lui est imprimée par les pays dont les marchandises s'échangent directement avec l'or et l'argent aux sources de leur production. En même temps, les métaux précieux courent de côté et d'autre, sans fin ni trêve, entre les sphères de circulation des différents pays, et ce mouvement suit les oscillations incessantes du cours du changes [26].

Les pays dans lesquels la production a atteint un haut degré de développement restreignent au minimum exigé par leurs fonctions spécifiques les trésors entassés dans les réservoirs de banque [27]. A part certaines exceptions, le débordement de ces réservoirs par trop au-dessus de leur niveau moyen est un signe de stagnation dans la circulation des marchandises ou d'une interruption dans le cours de leurs métamorphoses [28].


Notes

[1] « Une richesse en argent n'est que... richesse en productions, converties en argent. » (Mercier de la Rivière, l. c., p. 557.) « Une valeur en productions n'a fait que changer de forme. » (Id., p. 485.)

[2] « C'est grâce à cet usage qu'ils maintiennent leurs articles et leurs manufactures à des taux aussi bas. » (Vanderlint, l. c., p. 95, 96.)

[3] « Money is a pledge. » (John Bellers, Essay about the Poor, manufactures, trade, plantations and immorality, London, 1699, p. 13.)

[4] Achat, dans le sens catégorique, suppose en effet que l'or ou l'argent dans les mains de l'èchangiste proviennent, non pas directement de son industrie, mais de la vente de sa marchandise.

[5] Henri III, roi très-chrétien de France, dépouille les cloîtres, les monastères, etc., de leurs reliques pour en faire de l'argent. On sait quel rôle a joué dans l'histoire grecque le pillage des trésors du temple de Delphes par les Phocéens. Les temples, chez les anciens, servaient de demeure au dieu des marchandises. C'étaient des « banques sacrées ». Pour les Phéniciens, peuple marchand par excellence, l'argent était l'aspect transfiguré de toutes choses. Il était donc dans l'ordre que les jeunes filles qui se livraient aux étrangers pour de l'argent dans les fêtes d'Astarté offrissent à la déesse les pièces d'argent reçues comme emblème de leur virginité immolée sur son autel.

[6] Gold, yellow, glittering precious Gold !
Thus much of this will make black white; foul, fair;
Wrong, right; base, noble; old, young; coward, valiant
...What this, you Gods! why ibis
Will lug your priests and servants front your sides;
This yellow slave
Will knit and break religions; bless the accursed;
Make the hoar leprosy adored; place thieves
And give them, title, knee and approbation,
With senators of the bench; this is it,
That makes, the wappend widow wed again
...Come damned earth,
Thou common whore of mankind

« Or précieux, or jaune et luisant' en voici assez pour rendre le noir blanc, le laid beau, l'injuste juste, le vil noble, le vieux jeune, le lâche vaillant !... Qu'est-ce, cela, ô dieux immortels ? Cela, c'est ce qui détourne de vos autels vos prêtres et leurs acolytes Cet esclave jaune bâtit et démolit vos religions, fait bénir les maudits, adorer la lèpre blanche; place les voleurs au banc des sénateurs et leur donne titres, hommages et génuflexions. C'est lui qui fait une nouvelle mariée de la veuve vieille et usée. Allons, argile damnée, catin du genre humain... » (Shakespeare, Timon of Athens.)

[7] « Rien n'a, comme l'argent, suscité parmi les hommes de mauvaises lois et tic mauvaises moeurs; c'est lui qui met la discussion dans les villes et chasse les habitants de leurs demeures; c'est lui qui détourne les âmes les plus belles vers tout ce qu'il y a de honteux et de funeste à l'homme et leur apprend à e xtraire de chaque chose le mal et l'impiété. » (Sophocle, Antigone.)

[8] « Accroître autant que possible le nombre des vendeurs de toute marchandise, diminuer autant que possible le nombre des acheteurs, tel est le résumé des opérations de l'économie politique. » (Verri, l. c., p. 52.)

[9] « Pour faire marcher le commerce d'une nation, il faut une somme de monnaie déterminée, qui varie et se trouve tantôt plus grande, tantôt plus petite... Ce flux et reflux de la monnaie s'équilibre de lui-même, sans le secours des politiques... Les pistons travaillent alternativement; si la monnaie est rare, on monnaye les lingots; si les lingots sont rares, on fond la monnaie. » (Sir D. North, l. c., p. 22.) John Stuart Mill, longtemps fonctionnaire de la Compagnie des Indes, confirme ce fait que les ornements et bijoux en argent sont encore employés dans l'Inde comme réserves. « On sort les ornements d'argent et on les monnaye quand le taux de l'intérêt est élevé, et ils retournent à leurs possesseurs quand le taux de l'intérêt baisse. » (J. St. Mill, Evidence, Reports on Bankacts, 1857, n° 2084). D'après un document parlementaire de 1864 sur l'importation et l'exportation de l'or et de l'argent dans l'Inde, l'importation en 1863 dépassa l'exportation de dix-neuf millions trois cent soixante-sept mille sept cent soixante-quatre livres sterling. Dans les huit années avant 1864, l'excédent de l'importation des métaux précieux sur leur exportation atteignit cent neuf millions six cent cinquante-deux mille neuf cent dix-sept livres sterling. Dans le cours de ce siècle, il a été monnayé dans l'Inde plus de deux cents millions de livres sterling.

[10] Voici quels étaient les rapports de créanciers à débiteurs en Angleterre au commencement du XVIII° siècle : « Il règne ici, en Angleterre, un tel esprit de cruauté parmi les gens de commerce qu'on ne pourrait rencontrer rien de semblable dans aucune autre société d'hommes, ni dans aucun autre pays du monde. » (An Essay on Credit and the Bankrupt Act, London, 1707, p. 2).

[11] La citation suivante empruntée à mon précédent ouvrage, Critique de l'économie politique, 1859, montre pourquoi je n'ai pas parlé dans le texte d'une forme opposée. « Inversement, dans le procédé A - M, l'argent peut être mis dehors comme moyen d'achat et le prix de la marchandise être ainsi réalisé avant que la valeur d'usage de l'argent soit réalisée ou la marchandise aliénée. C'est ce qui a lieu tous les jours, par exemple, sous forme de prénumération, et c'est ainsi que le gouvernement anglais achète dans l'Inde l'opium des Ryots. Dans ces cas cependant, l'argent agit toujours comme moyen d'achat et n'acquiert aucune nouvelle forme particulière... Naturellement, le capital est aussi avance sous forme argent; mais il ne se montre pas encore à l'horizon de la circulation simple. » (L. c., p. 112-120.)

[12] Il faut distinguer la crise monétaire dont nous parlons ici, et qui est une phase de n'importe quelle crise, de cette espèce de crise particulière, à laquelle on donne le même nom, mais qui peut former néanmoins un phénomène indépendant, de telle sorte que son action n'influe que par contrecoup sur l'industrie et le commerce. Les crises de ce genre ont pour pivot le capital-argent et leur sphère immédiate est aussi celle de ce capital, - la Banque, la Bourse et la Finance.

[13] « Le revirement subit du système de crédit en système monétaire ajoute l'effroi théorique à la panique pratique, et les agents de la circulation tremblent devant le mystère impénétrable de leurs propres rapports. » (Karl Marx, l. c., p. 126.) – « Le pauvre reste morne et étonne de ce que le riche n'a plus d'argent pour le faire travailler, et cependant le même soi et les mêmes mains qui fournissent la nourriture et les vêtements, sont toujours là - et c'est là ce qui constitue la véritable richesse d'une nation, et non pas l'argent. » (John Bellers, Proposals for raising a College of Industry, London, 1696, p. 33.)

[14] Voici de quelle façon ces moments-là sont exploités : « Un jour (1839), un vieux banquier de la Cité causant avec un de ses amis dans son cabinet, souleva le couvercle du pupitre devant lequel il était assis et se mit à déployer des rouleaux de billets de banque. En voilà, dit-il d'un air tout joyeux, pour cent mille livres sterling. Ils sont là en réserve pour tendre la situation monétaire (to make the money tight) et ils seront tous dehors à 3 heures, cet après-midi. » (The Theory of the Exchanges, the Bank Charter Art of 1844, London, 1864 p. 81.) L'organe semi-officiel, l’Observer, publiait à la date du 28 avril 1864 : « Il court certains bruits vraiment curieux sur les moyens auxquels on a eu recours pour créer une disette de billets de banque. Bien qu'il soit fort douteux, qu'on ait eu recours à quelque artifice de ce genre, la rumeur qui s'en est répandue a été si générale qu'elle mérite réellement d'être mentionnée. »

[15] « Le montant des ventes ou achats contractés dans le cours d'un jour quelconque n'affectera en rien la quantité de la monnaie en circulation ce jour-là même, mais pour la plupart des cas, il se résoudra en une multitude de traites sur la quantité d'argent qui peut se trouver en circulation à des dates ultérieures plus ou moins éloignées. - Il n'est pas nécessaire que les billets signés ou les crédits ouverts aujourd'hui aient un rapport quelconque relativement, soit à la quantité, au montant ou à la durée, avec ceux qui seront signés ou contractés demain ou après-demain; bien plus, beaucoup de billets et de crédits d'aujourd'hui se présentent à l'échéance avec une masse de payements, dont l'origine embrasse une suite de dates antérieures absolument indéfinies; ainsi, souvent des billets à douze, six, trois et un mois, réunis ensemble, entrent dans la masse commune des payements à effectuer le même jour. » (The Currency question reviewed; a letter to the Scotch people by a banker in England, Edimburg, 1845, p. 29, 30, passim.)

[16] Pour montrer par un exemple dans quelle faible proportion l'argent comptant entre dans les opérations commerciales proprement dites, nous donnons ici le tableau des recettes et des dépenses annuelles d'une des plus grandes maisons de commerce de Londres. Ses transactions dans l'année 1856, lesquelles comprennent bien des millions de livres sterling, sont ici ramenées à l'échelle d'un million :

Recettes

 

Dépenses

 

Traites de banquiers et de marchands payables à terme

₤ 533 596

Traites payables à terme

₤ 302 674

Chèques de banquiers, etc., payables à vue

₤ 357 715

Chèques sur des banquiers de Londres

₤ 663 672

Billets des banques provinciales

₤ 9 627

 

 

Billets de la Banque d'Angleterre

₤ 68 554

Billets de la Banque d'Angleterre

₤ 22 743

Or

₤ 28089

Or

₤ 9 427

Argent et cuivre

₤ 1 486

Argent et cuivre

₤ 1 484

Mandats de poste

₤ 933

 

 

Total

₤ 1 000 000

Total

₤ 1 000 000

(Report from the select Committee on the Bank-acts, juillet 1858, p. 71.)

[17] . « Des que le train du commerce est ainsi changé, qu'on n'échange plus marchandise contre marchandise, mais qu'on vend et qu'on paie, tous les marchés s'établissant sur le pied d'un prix en monnaie. » (An Essay upon Publick Credit, 2° éd., London, 1710, p. 8.)

[18] « L'argent est devenu le bourreau de toutes choses. » - « La finance est l'alambic qui a fait évaporer une quantité effroyable de biens et de denrées pour faire ce fatal précis. - L'argent déclare la guerre à tout le genre humain. " (Boisguillebert, Dissertation sur la nature des richesses, de l'argent et des tributs, édit. Daire; Economistes financiers, Paris, 1843, p. 413, 417, 419.)

[19] « Le lundi de la Pentecôte 1824, raconte M. Kraig à la Commission d'enquête parlementaire de 1826, il y eut une demande si considérable de billets de banque à Edimbourg, qu'à 11 heures du matin nous n'en avions plus un seul dans notre portefeuille. Nous en envoyâmes chercher dans toutes les banques, les unes après les autres, sans pouvoir en obtenir, et beaucoup d'atfaires ne purent être conclues que sur des morceaux de papier. A 3 heures de l'après-midi, cependant, tous les billets étaient de retour aux banques d'où ils étaient partis; ils n'avaient fait que changer de mains. » Bien que la circulation effective moyenne des billets de banque en Ecosse n'atteigne pas trois millions de livres sterling, il arrive cependant qu'à certains termes de payement dans l'année, tous les billets qui se trouvent entre les mains des banquiers, à peu près sept millions de livres sterling, sont appelés à l'activité. « Dans les circonstances de ce genre, les billets n'ont qu'une seule fonction à remplir, et dès qu'ils s'en sont acquittés, ils reviennent aux différentes banques qui les ont émis. » (John Fullarton, Regulation of Currencies, 2° éd., London, 1845, p. 86, note.) Pour faire comprendre ce qui précède il est bon d'ajouter qu'au temps de Fullarton les banques d'Écosse donnaient contre les dépôts, non des chèques, mais des billets.

[20] « Dans un cas où il faudrait quarante millions par an, les mêmes six millions (en or) pourraient-ils suffire aux circulations et aux évolutions commerciales ? » « Oui répond Petty avec sa supériorité habituelle. Si les évolutions se font dans des cercles rapprochés, chaque semaine par exemple, comme cela a lieu pour les pauvres ouvriers et artisans qui reçoivent et payent tous les samedis, alors 40/52 de un million en monnaie, permettront d'atteindre le but. Si les cercles d'évolution sont trimestriels, suivant notre coutume de payer la rente ou de percevoir l'impôt, dix millions seront nécessaires. Donc si nous supposons que les payements en général s'effectuent entre une semaine et trois, il faudra alors ajouter dix millions à 40/52, dont la moitié est cinq millions et demi de sorte que si nous avons cinq millions et demi, nous avons assez. » (William Petty, Political anatomy of Ireland, 1672, édit., London, 1691, p. 13, 14.)

[21] C'est ce qui démontre l'absurdité de toute législation qui prescrit aux banques nationales de ne tenir en réserve que le métal précieux qui fonctionne comme monnaie dans l'intérieur du pays. Les difficultés que s'est ainsi créées volontairement la banque d'Angleterre, par exemple, sont connues. Dans le Bank-act de 1844, Sir Robert Peel chercha à remédier aux inconvénients, en permettant à la banque d'émettre des billets sur des lingots d'argent, à la condition cependant que la réserve d'argent ne dépasserait jamais d'un quart la réserve d'or. Dans ces circonstances, la valeur de l'argent est estimée chaque fois d'après son prix en or sur le marché de Londres. - Sur les grandes époques historiques du changement de la valeur relative de l'or et de l'argent, V. Karl Marx, l. c., p. 136 et suiv.

[22] Les adversaires du système mercantile, d'après lequel le but du commerce international n'est pas autre chose que le solde en or ou en argent de l'excédent d'une balance de commerce sur l'autre, méconnaissaient complètement de leur côté la fonction de la monnaie universelle. La fausse interprétation du mouvement international des métaux précieux, n'est que le reflet de la fausse interprétation des lois qui règlent la masse des moyens de la circulation intérieure, ainsi que je l'ai montré par l'exemple de Ricardo (l. c., p. 150). Son dogme erroné : « Une balance de commerce défavorable ne provient jamais que de la surabondance de la monnaie courante... » « l'exportation de la monnaie est causée par son bas prix, et n'est point l'effet, mais la cause d'une balance défavorable » se trouve dêiâ chez Barbon : « La balance du commerce, s'il y en a une, n'est point la cause de l'exportation de la monnaie d'une nation ci l'étranger,, mais elle provient de la différence de valeur de l'or ou de l'argent en lingots dans chaque pays. » (N. Barbon, l. c., p. 59, 60.) Mac Culloch, dans sa Literature of Political Economy, a classified catalogue, London, 1845, loue Barbon pour cette anticipation, mais évite avec soin de dire un seul mot des formes naïves sous lesquelles se montrent encore chez ce dernier les suppositions absurdes du « currency principle ». L'absence de critique et même la déloyauté de ce catalogue éclatent surtout dans la partie qui traite de l'histoire de la théorie de l'argent. La raison en est que le sycophante Mac Culloch fait ici sa cour à Lord Overstone (l'ex-banquier Loyd), qu'il désigne sous le nom de « facile princeps argentariorum ».

[23] Par exemple, la forme-monnaie de la valeur peut être de rigueur dans les cas de subsides, d'emprunts contractés pour faire la guerre ou mettre une banque à même de reprendre le payement de ses billets, etc.

[24] « Il n'est pas, selon moi, de preuve plus convaincante de l'aptitude des fonds de réserve à mener à bon terme toutes les affaires internationales, sans aucun recours à la circulation générale, que la facilité avec laquelle la France, à peine revenue du choc d'une invasion étrangère, compléta dans l'espace de vingt-sept mois le payement d'une contribution forcée de près de vingt millions de livres exigés par les Puissances alliées, et en fournit la plus grande partie en espèces, sans le moindre dérangement dans son commerce intérieur et même sans fluctuations alarmantes dans ses échanges. » (Fullarton, l. c., p. 141.)

[25] « L'argent se partage entre les nations relativement au besoin qu'elles en ont... étant toujours attiré par les productions. » (Le Trosne, l. c., p. 916.) « Les mines qui fournissent continuellement de l'argent et de l'or en fournissent assez pour subvenir aux besoins de tous les pays. » (Vanderlint, l. c., p. 80.)

[26] « Le change subit chaque semaine des alternations de hausse et de baisse; il se tourne à certaines époques de l'année contre un pays et se tourne en sa faveur à d'autres époques. » (N. Barbon, l. c., p. 39).

[27] Ces diverses fonctions peuvent entrer en un conflit dangereux, dès qu'il s'y joint la fonction d'un fonds de conversion pour les billets de banque.

[28] « Tout ce qui, en fait de monnaie, dépasse le strict nécessaire pour un commerce intérieur, est un capital mort et ne porte aucun profit au pays dans lequel il est retenu. » (John Bellers, l. c., p.  12.) - « Si nous avons trop de monnaie, que faire ? Il faut fondre celle qui a le plus de poids et la transformer en vaisselle splendide, en vases ou ustensiles d'or et d'argent, ou l'exporter comme une marchandise là où on la désire, ou la placer à intérêt là où l'intérêt est élevé. » (W. Petty, Quantulumeumque, p. 39.) - « La monnaie n'est, pour ainsi dire, que la graisse du corps politique; trop nuit à son agilité, trop peu le rend malade... de même que la graisse lubrifie les muscles et favorise leurs mouvements, entretient le corps quand la nourriture fait défaut, remplit les cavités et donne un aspect de beauté à tout l'ensemble; de même la monnaie, dans un Etat accélère son action, le fait vivre du dehors dans un temps de disette au-dedans, règle les comptes... et embellit le tout, mais plus spécialement, ajoute Petty avec ironie, les particuliers qui la possèdent en abondance. » (W. Petty, Political anatomy of Ireland, p. 14.)


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