1867

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Le Capital - Livre premier

Le développement de la production capitaliste

Karl MARX

VIII° section : L'accumulation primitive

Chapitre XXXIII : La théorie moderne de la colonisation


L'économie politique cherche, en principe, à entretenir une confusion des plus commodes entre deux genres de propriété privée bien distincts, la propriété privée fondée sur le travail personnel, et la propriété privée fondée sur le travail d'autrui, oubliant, à dessein, que celle-ci non seulement forme l'antithèse de celle-là, mais qu'elle ne croît que sur sa tombe. Dans l'Europe occidentale, mère-patrie de l'économie politique, l'accumulation primitive, c'est-à-dire l'expropriation des travailleurs, est en partie consommée, soit que le régime capitaliste se soit directement inféodé toute la production nationale, soit que - là où les conditions économiques sont moins avancées - il dirige au moins indirectement les couches sociales qui persistent à côté de lui et déclinent peu à peu avec le mode de production suranné qu'elles comportent. A la société capitaliste déjà faite, l'économiste applique les notions de droit et de propriété léguées par une société précapitaliste, avec d'autant plus de zèle et d'onction que les faits protestent plus haut contre son idéologie. Dans les colonies, il en est tout autrement [1].

Là le mode de production et d'appropriation capitaliste se heurte partout contre la propriété, corollaire du travail personnel, contre le producteur qui, disposant des conditions extérieures du travail, s'enrichit lui-même au lieu d'enrichir le capitaliste. L'antithèse de ces deux modes d'appropriation diamétralement opposés s'affirme ici d'une façon concrète, par la lutte. Si le capitaliste se sent appuyé par la puissance de la mère-Patrie, il cherche à écarter violemment de son chemin la pierre d'achoppement. Le même intérêt qui pousse le sycophante du capital, l'économiste, à soutenir chez lui l'identité théorique de la propriété capitaliste et de son contraire, le détermine aux colonies à entrer dans la voie des aveux, à proclamer bien haut l'incompatibilité de ces deux ordres sociaux. Il se met donc à démontrer qu'il faut ou renoncer au développement des puissances collectives du travail, à la coopération, à la division manufacturière, à l'emploi en grand des machines, etc., ou trouver des expédients pour exproprier les travailleurs et transformer leurs moyens de production en capital. Dans l'intérêt de ce qu'il lui plait d'appeler la richesse de la nation, il cherche des artifices pour assurer la pauvreté du peuple. Dès lors, sa cuirasse de sophismes apologétiques se détache fragment par fragment, comme un bois pourri.

Si Wakefield n'a rien dit de neuf sur les colonies [2], on ne saurait lui disputer le mérite d'y avoir découvert la vérité sur les rapports capitalistes en Europe. De même qu'à ses origines le système protecteur [3] tendait à fabriquer des fabricants dans la mère patrie, de même la théorie de la colonisation de Wakefield, que, pendant des années, l'Angleterre s'est efforcée de mettre légalement en pratique, avait pour objectif la fabrication de salariés dans les colonies. C’est ce qu'il nomme la colonisation systématique.

Tout d'abord Wakefield découvrit dans les colonies que la possession d'argent, de subsistances, de machines et d'autres moyens de production ne fait point d'un homme un capitaliste, à moins d'un certain complément, qui est le salarié, un autre homme, en un mot, forcé de se vendre volontairement. Il découvrit ainsi qu'au lieu d'être une chose, le capital est un rapport social entre personnes, lequel rapport s'établit par l'intermédiaire des choses [4]. M. Peel, nous raconte-t-il d'un ton lamentable, emporta avec lui d'Angleterre pour Swan River, Nouvelle-Hollande, des vivres et des moyens de production d'une valeur de cinquante mille l. st. M. Peel eut en outre la prévoyance d'emmener trois mille individus de la classe ouvrière, hommes, femmes et enfants. Une fois arrivé à destination, « M. Peel resta sans un domestique pour faire son lit on lui puiser de l'eau à la rivière [5]. » Infortuné M. Peel qui avait tout prévu ! Il n'avait oublié que d'exporter au Swan River les rapports de production anglais.

Pour l'intelligence des découvertes ultérieures de Wakefield, deux .remarques préliminaires sont nécessaires. On le sait : des moyens de production et de subsistance appartenant au producteur immédiat, au travailleur même, ne sont pas du capital. Ils ne deviennent capital qu'en servant de moyens d'exploiter et de dominer le travail. Or, cette propriété, leur âme capitaliste, pour ainsi dire, se confond si bien dans l'esprit de l'économiste avec leur substance matérielle qu'il les baptise capital en toutes circonstances, lors même qu'ils sont précisément le contraire. C'est ainsi que procède Wakefield. De plus, le morcellement des moyens de production constitués en propriété privée d'un grand nombre de producteurs, indépendants les uns des autres et travaillant tous à leur compte, il l'appelle égale division du capital. Il en est de l'économiste politique comme du légiste du moyen âge qui affublait d'étiquettes féodales même des rapports purement pécuniaires.

Supposez, dit Wakefield, le capital divisé en portions égales entre tous le, membres de la société, et que personne n'eût intérêt à accumuler plus de capital qu'il n'en pourrait employer de ses propres mains. C'est ce qui, jusqu'à un certain degré, arrive actuellement dans les nouvelles colonies américaines, où la passion pour la propriété foncière empêche l'existence d'une classe de salariés [6].

Donc, quand le travailleur peut accumuler pour lui-même, et il le peut tant qu'il reste propriétaire de ses moyens de production, l'accumulation et la production capitalistes sont impossibles. La classe salariée, dont elles ne sauraient se passer, leur fait défaut. Mais alors comment donc, dans la pensée de Wakefield, le travailleur a-t-il été exproprié de ses moyens de travail dans l'ancien monde, de telle sorte que capitalisme et salariat aient pu s'y établir ? Grâce à un contrat social d'une espèce tout à fait originale. L'humanité « adopta une méthode bien simple pour activer l'accumulation du capital », laquelle accumulation hantait naturellement l'imagination de la dite humanité depuis Adam et Ève comme but unique et suprême de son existence; « elle se divisa en propriétaires de capital et en propriétaires de travail... Cette division fut le résultat d'une entente et d'une combinaison faites de bon gré et d'un commun accord [7]. » En un mot, la masse de l'humanité s'est expropriée elle-même. en l'honneur de l'accumulation du capital ! Après cela, ne serait-on pas fondé à croire que cet instinct d'abnégation fanatique dût se donner libre carrière précisément dans les colonies, le seul lieu où ne rencontrent des hommes et des circonstances qui permettraient de faire passer le contrat social du pays des rêves dans, celui de la réalité ! Mais alors pourquoi, en somme, une colonisation systématique par opposition à la colonisation naturelle ? Hélas ! c'est que « dans les États du nord de l'Union américaine, il est douteux qu'un dixième de la population appartienne à la catégorie des salariés... En Angleterre ces derniers composent presque toute la masse du peuple [8]. »

En fait, le penchant de l'humanité laborieuse à s'exproprier à la plus grande gloire du capital est si imaginaire que, d'après Wakefield lui-même, la richesse coloniale n'a qu'un seul fondement naturel : l'esclavage. La colonisation systématique est un simple pis aller, attendu que c'est à des hommes libres et non à des esclaves qu'on a affaire. « Sans l'esclavage, le capital aurait été perdu dans les établissements espagnols, ou du moins se serait divisé en fractions minimes telles qu'un individu peut en employer dans sa petite sphère. Et c'est ce qui a eu lieu réellement dans les dernières colonies fondées par les Anglais, où un grand capital en semences, bétail et instruments s'est perdu faute de salariés, et où chaque colon possède plus de capital qu'il n'en peut manier personnellement [9]. »

La première condition de la production capitaliste, c'est que la propriété du sol soit déjà arrachée d'entre les mains de la masse. L'essence de toute colonie libre consiste, au contraire, en ce que la masse du sol y est encore la propriété du peuple et que chaque colon peut s'en approprier une partie qui lui servira de moyen de production individuel, sans empêcher par là les colons arrivant après lui d'en faire autant [10]. C'est là le secret de la prospérité des colonies, mais aussi celui de leur mal invétéré, la résistance à l'établissement du capital chez elles. « Là où la terre ne coûte presque rien et où tous les hommes sont libres, chacun pouvant acquérir à volonté un morceau de terrain, non seulement le travail est très cher, considérée la part qui revient au travailleur dans le produit de son travail, mais la difficulté est d'obtenir à n'importe quel prix du travail combiné [11]. »

Comme dans les colonies, le travailleur n'est pas encore divorcé d'avec les conditions matérielles du travail, ni d'avec leur souche, le sol, - ou ne l'est que çà et là, ou enfin sur une échelle trop restreinte - l'agriculture ne s'y trouve pas non plus séparée d'avec la manufacture, ni l'industrie domestique des campagnes détruite. Et alors où trouver pour le capital le marché intérieur ?

« Aucune partie de la population de l'Amérique n'est exclusivement agricole, sauf les esclaves et leurs maîtres qui combinent travail et capital pour de grandes entreprises. Les Américains libres qui cultivent le sol se livrent en même temps à beaucoup d'autres occupations. Ils confectionnent eux-mêmes ordinairement une partie des meubles et des instruments dont ils font usage. Ils construisent souvent leurs propres maisons et portent le produit de leur industrie aux marchés les plus éloignés. Ils filent et tissent, ils fabriquent le savon et la chandelle, les souliers et les vêtements nécessaires à leur consommation. En Amérique, le forgeron, le boutiquier, le menuisier, etc.. sont souvent en même temps cultivateurs [12]. » Quel champ de tels drôles laissent-ils au capitaliste pour pratiquer son abstinence ?

La suprême beauté de la production capitaliste consiste en ce que non seulement elle reproduit constamment le salarié comme salarié, mais que, proportionnellement à l'accumulation du capital, elle fait toujours naître des salariés surnuméraires. La loi de I’offre et la demande de travail est ainsi maintenue dans l'ornière convenable, les oscillations du salaire se meuvent entre les limites les plus favorables à l'exploitation, et enfin la subordination si indispensable du travailleur au capitaliste est garantie; ce rapport de dépendance absolue, qu'en Europe l'économiste menteur travestit en le décorant emphatiquement du nom de libre contrat entre deux marchands également indépendants, l'un aliénant la marchandise capital, l'autre la marchandise travail, est perpétué. Mais dans les colonies cette douce erreur s'évanouit. Le chiffre absolu de la population ouvrière y croît beaucoup plus rapidement que dans la métropole, attendu que nombre de travailleurs y viennent au monde tout faits, et cependant le marché du travail est toujours insuffisamment garni. La loi de l'offre et la demande est à vau-l'eau. D'une part, le vieux monde importe sans cesse des capitaux avides d'exploitation et âpres à l’abstinence, et, d'autre part, la reproduction régulière des salariés se brise contre des écueils fatals. Et combien il s'en faut, à plus forte raison, que, proportionnellement à l'accumulation du capital, il se produise un surnumérariat de travailleurs ! Tel salarié d'aujourd'hui devient demain artisan ou cultivateur indépendant. Il disparaît du marché du travail, mais non pour reparaître au workhouse. Cette métamorphose incessante de salariés en producteurs libres travaillant pour leur propre compte et non pour celui du capital, et s'enrichissant au lieu d'enrichir M. le capitaliste, réagit d'une manière funeste sur l'état du marché et partant sur le taux du salaire. Non seulement le degré d'exploitation reste outrageusement bas, mais le salarié perd encore, avec la dépendance réelle, tout sentiment de sujétion vis-à-vis du capitaliste. De là tous les inconvénients dont notre excellent Wakefield nous fait la peinture avec autant d'émotion que d'éloquence.

« L'offre de travail salarié, dit-il, n'est ni constante, ni régulière, ni suffisante. Elle est toujours non seulement trop faible, mais encore incertaine [13]... Bien que le produit à partager entre le capitaliste et le travailleur soit considérable, celui-ci en prend une portion si large qu'il devient bientôt capitaliste... Par contre, il n'y en a qu'un petit nombre qui puissent accumuler de grandes richesses, lors même que la durée de leur vie dépasse de beaucoup la moyenne [14]. » Les travailleurs ne permettent absolument point au capitaliste de renoncer au payement de la plus grande partie de leur travail. Et lors même qu'il a l'excellente idée d'importer d'Europe avec son propre capital ses propres salariés, cela ne lui sert de rien. « Ils cessent bientôt d'être des salariés pour devenir des paysans indépendants, ou même pour faire concurrence à leurs anciens patrons en leur enlevant sur le marché les bras qui viennent s'offrir [15]. » Peut-on s'imaginer rien de plus révoltant ? Le brave capitaliste a importé d'Europe, au prix de son cher argent, ses propres concurrents en chair et en os ! C'est donc la fin du monde ! Rien d'étonnant que Wakefield se plaigne du manque de discipline chez les ouvriers des colonies et de l'absence du sentiment de dépendance. « Dans les colonies, dit son disciple Merivale, l'élévation des salaires a porté jusqu'à la passion le désir d'un travail moins cher et plus soumis, d'une classe à laquelle le capitaliste puisse dicter les conditions au lieu de se les voir imposer, par elle... Dans les pays de vieille civilisation, le travailleur est, quoique libre, dépendant du capitaliste en vertu d'une loi naturelle (!); dans les colonies cette dépendance doit être créée par des moyens artificiels [16]. »

Quel est donc dans les colonies le résultat du système régnant de propriété privée, fondée sur le travail propre de chacun, au lieu de l'être sur l'exploitation du travail d'autrui ? « Un système barbare qui disperse les producteurs et morcelle la richesse nationale [17]. » L'éparpillement des moyens de production entre les mains d'innombrables producteurs-­propriétaires travaillant à leur compte, anéantit, en même temps que la concentration capitaliste, la base capitaliste de toute espèce de travail combiné.

Toutes les entreprises de longue haleine, qui embrassent des années et nécessitent des avances considérables de capital fixe, deviennent problématiques. En Europe, le capital n'hésite pas un instant en pareil cas, car la classe ouvrière est son appartenance vivante, toujours disponible et toujours surabondante. Dans les pays coloniaux... mais Wakefield nous raconte à ce propos une anecdote touchante. Il s'entretenait avec quelques capitalistes du Canada et de l'État de New-York, où les flots de l'émigration restent souvent stagnants et déposent un sédiment de travailleurs. « Notre capital, soupire un des personnages du mélodrame, notre capital était déjà prêt pour bien des opérations dont l'exécution exigeait une grande période de temps : mais le moyen de rien entreprendre avec des ouvriers qui, nous le savons, nous auraient bientôt tourné le dos ! Si nous avions été certains de pouvoir fixer ces émigrants, nous les aurions avec joie engagés sur-le-champ, et à des prix élevés. Et malgré la certitude où nous étions de les perdre, nous les aurions cependant embauchés, si nous avions pu compter sur des remplaçants au fur et à mesure de nos besoins [18]. »

Après avoir fait pompeusement ressortir le contraste de l'agriculture capitaliste anglaise à « travail combiné » avec l'exploitation parcellaire des paysans américains, Wakefield laisse voir malgré lui le revers de la médaille. Il nous dépeint la masse du peuple américain comme indépendante, aisée, entreprenante et comparativement cultivée, tandis que « l'ouvrier agricole anglais est un misérable en haillons, un pauper... Dans quel pays, excepté l'Amérique du Nord et quelques colonies nouvelles, les salaires du travail libre employé à l'agriculture dépassent-iIs tant soit peu les moyens de subsistance absolument indispensables au travailleur ?... En Angleterre, les chevaux de labour, qui constituent pour leurs maîtres une propriété de beaucoup de valeur, sont assurément beaucoup mieux nourris que les ouvriers ruraux [19]. » Mais, never mind [20] ! Encore une fois, richesse de la nation et misère du peuple, c'est, par la nature des choses, inséparable.

Et maintenant, quel remède à cette gangrène anticapitaliste des colonies ? Si l'on voulait convertir à la fois toute la terre coloniale de propriété publique en propriété privée, on détruirait, il est vrai, le mal à sa racine, mais aussi, du même coup, - la colonie. Tout l'art consiste à faire d'une pierre deux coups. Le gouvernement doit donc vendre cette terre vierge à un prix artificiel, officiellement fixé par lui, sans nul égard à la loi de l'offre et la demande. L'immigrant sera ainsi forcé de travailler comme salarié assez longtemps, jusqu'à ce qu'il parvienne à gagner assez d'argent pour être à même d'acheter un champ et de devenir cultivateur indépendant [21]. Les fonds réalisés par la vente des terres à un prix presque prohibitif pour le travailleur immigrant, ces fonds qu'on prélève sur le salaire en dépit de la loi sacrée de l’offre et la demande, seront, à mesure qu'ils s'accroissent, employés par le gouvernement à importer des gueux d'Europe dans les colonies, afin que monsieur le capitaliste y trouve le marché de travail toujours copieusement garni de bras. Dès lors, tout sera pour le mieux dans la meilleure des colonies possibles. Voilà le grand secret de la « colonisation systématique » !

Wakefield s'écrie triomphalement : « Avec ce plan l'offre du travail sera nécessairement constante et régulière - premièrement, en effet, aucun travailleur n'étant capable de se procurer de la terre avant d'avoir travaillé pour de l'argent, tous les émigrants, par cela même qu'ils travailleront comme salariés en groupes combinés, vont produire à leur patron un capital qui le mettra en état d'employer encore plus de travailleurs; secondement, tous ceux qui changent leur condition de salariés en celle de paysans doivent fournir du même coup, par l'achat des terres publiques, un fonds additionnel destiné à l'importation de nouveaux travailleurs dans les colonies [22]. »

Le prix de sol octroyé par l'État devra naturellement être suffisant (sufficient price), c'est-à-dire assez élevé « pour empêcher les travailleurs de devenir des paysans indépendants, avant que d'autres soient venus prendre leur place au marché du travail [23]. » Ce « prix suffisant du sol » n'est donc après tout qu'un euphémisme, qui dissimule la rançon payée par le travailleur au capitaliste pour obtenir licence de se retirer du marché du travail et de s'en aller à la campagne. Il lui faut d'abord produire du capital à son gracieux patron, afin que celui-ci puisse exploiter plus de travailleurs, et puis il lui faut fournir sur le marché un remplaçant, expédié à ses frais par le gouvernement à ce haut et puissant seigneur.

Un fait vraiment caractéristique, c'est que pendant nombre d'années le gouvernement anglais mit en pratique cette méthode d'accumulation primitive recommandée par Wakefield à l'usage spécial des colonies. Le fiasco fut aussi complet et aussi honteux que celui du Bank Act [24] de Sir Robert Peel. Le courant de l'émigration se détourna tout bonnement des colonies anglaises vers les États-Unis. Depuis lors, le progrès de la production capitaliste en Europe, accompagné qu'il est d'une pression gouvernementale toujours croissante, a rendu superflue la panacée de Wakefield. D'une part, le courant humain qui se précipite tous les ans, immense et continu, vers l'Amérique, laisse des dépôts stagnants dans l'est des États-Unis, la vague d'émigration partie d'Europe y jetant sur le marché de travail plus d'hommes que la seconde vague d'émigration n'en peut emporter vers le Far West. D'autre part, la guerre civile américaine a entraîné à sa suite une énorme dette nationale, l'exaction fiscale, la naissance de la plus vile aristocratie financière, l'inféodation d'une grande partie des terres publiques à des sociétés de spéculateurs, exploitant les chemins de fer, les mines, etc., en un mot, la centralisation la plus rapide du capital. La grande République a donc cessé d'être la terre promise des travailleurs émigrants. La production capitaliste y marche à pas de géant, surtout dans les États de l'Est, quoique l'abaissement des salaires et la servitude des ouvriers soient loin encore d'y avoir atteint le niveau normal européen.

Les donations de terres coloniales en friche, si largement pro­diguées par le gouvernement anglais à des aristocrates et à des capi­talistes, ont été hautement dénoncées par Wakefield lui-même. Jointes au flot incessant des chercheurs d'or et à la concurrence que l'importation des marchandises anglaises fait au moindre artisan colonial, elles ont doté l'Australie d'une surpopulation relative, beaucoup moins consolidée qu'en Europe, mais assez considérable pour qu'à certaines périodes, chaque paquebot apporte la fâcheuse nouvelle d'un encombrement du marché de travail australien (glut ol the Australian labour market) et que la prostitution s'y étale en certains endroits aussi florissante que sur le Hay-market de Londres [25].

Mais ce qui nous occupe ici, ce n'est pas la situation actuelle des colonies, c'est le secret que l'économie politique de l'ancien monde a découvert dans le nouveau, et naïvement trahi par ses élucubrations sur les colonies. Le voici : le mode de production et d'accumulation capitaliste et partant la propriété privée capitaliste, présuppose l'anéantissement de la propriété privée fondée sur le travail personnel; sa base, c'est l'expropriation du travailleur.


Notes

[1] Il s'agit ici de colonies réelles, d'un sol vierge colonisé par des émigrants libres. Les États-Unis sont encore, au point de vue économique, une colonie européenne. On peut aussi du reste faire entrer dans cette catégorie les anciennes plantations dont l'abolition de l'esclavage a depuis longtemps radicalement bouleversé l'ordre imposé par les conquérants.

[2] Les quelques aperçus lumineux de Wakefield avaient déjà été développés par Mirabeau père, le physiocrate, et avant lui par des économistes anglais du XVII° siècle. tels que Culpeper, Child, etc.

[3] Plus tard, il devient une nécessité temporaire dans la lutte de la concurrence internationale. Mais, quels que soient ses motifs, les conséquences restent les mêmes.

[4] > « Un nègre est un nègre. C'est seulement dans des conditions déterminées qu'il devient esclave. Une machine à filer le coton est une machine pour filer le coton. C'est seulement dans des conditions déterminées qu'elle devient du capital. Arrachée à ces conditions, elle n'est pas plus du capital que l'or n'est par lui-même de la monnaie ou le sucre, le prix du sucre... Le capital représente, lui aussi, des rapports sociaux. Ce sont des rapports bourgeois de production, des rapports de production de la société bourgeoise. (Karl Marx : Lohnarbeit und Kapital Voy. N. Rh. Zeitung, n° 266, 7 avril 1849. [Travail salarié et Capital (N.R.)])

[5] E. G. Wakefield : England and America, vol. Il, p. 33.

[6] L. c., vol. I, p. 17, 18.

[7] L. c., p. 81.

[8] L. c., p. 43, 44.

[9] L. c., vol. II, p. 5.

[10] « Pour devenir élément de colonisation, la terre doit être non seulement inculte, mais encore propriété publique, convertible en propriété privée. » (L. c., vol. II, p. 125.)

[11] L. c., vol. I, p. 297.

[12] L. c., p. 21, 22.

[13] L. c., vol. II, p. 116.

[14] L. c., vol. I, p. 130, 131.

[15] L. c., v. II, p. 5.

[16] Merivale, l. c, v. II, p. 235, 314, passim. - Il n'est pas jusqu'à cet homme de bien, économiste vulgaire et libre-échangiste distingué, M. de Molinari, qui ne dise : « Dans les colonies où l'esclavage a été aboli sans que le travail forcé se trouvât remplacé par une quantité équivalente de travail libre, on a vu s'opérer la contre-partie du fait qui se réalise tous les jours sous nos yeux. On a vu les simples [sic] travailleurs exploiter à leur tour les entrepreneurs d'industrie, exiger d'eux des salaires hors de toute proportion avec la part légitime qui leur revenait dans le produit. Les planteurs, ne pouvant obtenir de leurs sucres un prix suffisant pour couvrir la hausse du salaire, ont été obligée de fournir l'excédent, d'abord sur leurs profits, ensuite sur leurs capitaux mêmes. Une foule de planteurs ont été ruinés de la sorte, d'autres ont fermé leurs ateliers pour échapper à une ruine imminente... Sans doute, il vaut mieux voir périr des accumulations de capitaux que des générations d'hommes [quelle générosité ! Excellent M. Molinari !]; mais ne vaudrait-il pas mieux que ni les unes ni les autres ne périssent ? » (Molinari, Études économiques, Paris, 1846, p. 51, 52.) Monsieur Molinari ! monsieur Molinari ! Et que deviennent les dix commandements, Moïse et les prophètes, la loi de l'offre et la demande, si en Europe l'entrepreneur rogne sa part légitime à l'ouvrier et dans l'Inde occidentale, l'ouvrier à l'entrepreneur ? Mais quelle est donc s'il vous plait, cette part légitime que, de votre propre aveu, le capitaliste ne paie pas en Europe ? Allons, maître Molinari, vous éprouvez une démangeaison terrible de prêter là dans les colonies où les travailleurs sont assez simples a pour exploiter le capitaliste », un brin de secours policier à cette pauvre loi de l'offre et la demande, qui ailleurs, à votre dire, marche si bien toute seule.

[17] Wakefield, l. c., v. II, p. 52.

[18] L. c., p. 191, 192.

[19] L. c., v. I, p. 47, 246, 247.

[20] Peu importe (N.R.)

[21] « C'est, ajoutez-vous, grâce à l'appropriation du sol et des capitaux que l'homme, qui n'a que ses bras, trouve de l'occupation et se fait un revenu. C'est au contraire, grâce à l'appropriation individuelle du sol qu'il se trouve des hommes n'ayant que leurs bras... Quand vous mettez un homme dans le vide, vous vous emparez de l'atmosphère. Ainsi faites-vous, quand vous vous emparez du sol. C'est le mettre dans le vide de richesse, pour ne le laisser vivre qu'à votre volonté. » (Colins, l. c., t. III, p. 267-268, 270-271, passim.)

[22] Wakefield , l. c., v. II, p. 192.

[23] L. c., p. 45.

[24] Loi sur les banques de 1844. (N.R.)

[25] Dès que l’Australie devint autonome, elle édicta naturellement des lois favorables aux colons : mais la dilapidation du sol, déjà accomplie par le gouvernement anglais, lui barre le chemin. « Le premier et principal objet que vise le nouveau Land Act (loi sur la terre) de 1862, c’est de créer des facilités pour l’établissement de la population. » (The land law of Victoria by the Hon. G. Duffy, Minister of Public Lands. Lond., 1862.)


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