1865

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Le Capital - Livre III

Le procès d'ensemble de la production capitaliste

K. Marx

§1 : La transformation de la plus-value en profit et du taux de plus-value en taux de profit


 

Chapître IV : Action de la rotation sur le taux de profit.

[L'action de la rotation sur la production de la plus-value et du profit a été analysée dans notre second volume. En peu de mots elle peut être exposée comme suit : La rotation devant avoir une certaine durée, tout le capital ne peut pas être appliqué, en une fois, à la production; une partie en reste continuellement en friche, sous forme de capital-argent, de matière première, de capital-marchandise non encore vendu ou de créances non encore échues. Cette partie vient en déduction du capital engagé dans la production active et utilisé a la création de la plus-value ; elle réduit par conséquent l'importance de cette dernière. Plus le temps de rotation est court, plus la partie de capital en friche est petite par rapport au capital total, plus importante est la récolte de plus-value, toutes autres circonstances égales.

Nous avons montré, dans notre second volume, comment le raccourcissement du temps de rotation ou de l'une de ses deux périodes, le temps de production ou le temps de circulation, augmente la production de la plus-value. Cet effet se répercute sur le taux du profit, qui est le rapport de la plus-value au capital total engagé dans la production. Ce que nous avons dit, dans la deuxième partie du second volume, concernant la plus-value, s'applique donc au profit et à son taux, et nous pouvons nous dispenser de le répéter ici. Nous insisterons cependant sur quelques points essentiels.

Le moyen le plus efficace pour raccourcir le temps de production est l'accroissement de la productivité du travail, ce qui, dans le langage ordinaire, est la caractéristique du progrès de l'industrie. Cet accroissement a pour conséquence la hausse du taux du profit, à moins qu'il ne soit accompagné, par suite de la mise en œuvre de machines coûteuses, d'une augmentation sensible du capital engagé. Une pareille hausse du taux du profit a été provoquée, par exemple, dans la métallurgie et l'industrie chimique, par la plupart des progrès les plus récents. C'est ainsi que les procédés de fabrication de l'acier découverts par Bessemer, Siemens, Gilchrist-Thomas et d'autres, sont venus réduire au minimum la durée d'opérations autrefois très longues, tout en en ramenant les frais à un taux relativement insignifiant. De même la préparation, au moyen du goudron de houille, de l'alizarine, qui remplace la garance, donne en quelques semaines et sans autres installations que celles en usage pour les autres couleurs obtenues par le goudron, des résultats qu'on mettait autrefois des années à obtenir. Il fallait un an pour la pousse de la garance , dont les racines devaient ensuite mûrir pendant plusieurs années avant de pouvoir être appliquées à la teinture.

Quant à la diminution du temps de circulation, elle est activée avant tout par le perfectionnement des moyens de communication. Les dernières cinquante années ont amené, dans ce domaine, une révolution qui ne peut être comparée qu'à la révolution industrielle de la seconde moitié du siècle dernier. Le chemin de fer a pris la place de la route empierrée, les navires à vapeur rapides et réguliers se sont substitués aux voiliers lents et capricieux et le télégraphe a envahi le globe tout entier. C'est en réalité par le canal de Suez que la pénétration en Extrême-Orient et en Australie est devenue possible. Alors qu'en 1847 il fallait douze mois au moins (voyez notre deuxième volume, p. 270) pour envoyer des marchandises en Asie orientale, il ne faut plus que douze semaines aujourd'hui. Les deux grands foyers des crises de la période de 1825 à 1857, l 'Amérique et les Indes, sont rapprochés de 70 à 90 % des pays industriels de l'Europe, ce qui rend impossible dans une large mesure le retour de ces événements of f ensifs.

Le temps de rotation du commerce mondial a été diminué considérablement et l'activité du capital a été doublée et même triplée. Il va de soi que cette révolution ne s'est pas accomplie sans contre-coup sur le taux du profit. Pour apprécier d'une manière exacte l'influence de la rotation sur ce dernier, nous devons admettre que tous les autres éléments (taux de la plus-value, journée de travail, composition centésimale) sont les mêmes pour les deux capitaux que nous mettrons en parallèle.

Prenons un capital A, ayant la composition 80 c + 20 v = 100 C, et qui, pour un taux de plus-value de 100 %, accomplit deux rotations par an. Son produit annuel sera 160 c + 40 v + 40 pl . Le taux du profit devant être calculé en rapportant 40 pl , non pas au capital employé de 200, mais au capital avancé de 100, nous aurons p' = 40 %.

Soit un second capital B = 160 c + 40 v = 200 C qui, pour le même taux de plus-value de 100 %, n'accomplit qu'une rotation par an. Son produit annuel sera également de 160 c + 40 v + ­40 pl , mais les 40 pl devront être rapportés au capital avancé de 200, ce qui donnera un taux de profit de 20 %, la moitié de celui de A.

Les taux de profit de deux capitaux de même composition, de même taux de plus-value et de même durée de travail, sont donc en rapport inverse des périodes de rotation. Si la composition, le taux de plus-value, la journée de travail ou le salaire n'étaient pas identiques pour les deux capitaux comparés, il en résulterait d'autres différences pour le taux du profit; mais ces différences, dont nous nous sommes déjà occupés dans le chap. III, sont indépendantes de la rotation et ne nous intéressent pas ici.

L'effet d'une diminution du temps de circulation sur la production de plus-value et par conséquent de profit se traduit directement par un accroissement de l'activité du capital variable. Nous avons démontré, vol. II, chap. XVI (la rotation du capital variable), qu'un capital variable de 500, accomplissant dix rotations par an, rapporte autant de plus-value qu'un capital variable de 5000 qui, avec le même taux de plus-value et le même salaire, n'en accomplit qu'une.

Prenons un capital I composé d’un capital fixe de 10 000, donnant lieu à une usure annuelle de 10 % = 1000, d'un capital circulant (constant) de 500 et d'un capital variable de 500. Supposons que ce dernier, avec un taux de plus-value de 100 %, accomplisse dix rotations par an (nous admettons donc, et dans un but de simplification nous ferons de même dans tous les exemples qui vont suivre, que le capital circulant constant a la même durée de rotation que le capital variable, ce qui est généralement vrai en pratique). Le produit d'une période de rotation sera :

100 c (usure) + 500 c + 500 v + 500 pl = 1600

et celui d'une année entière, comprenant dix rotations :

1000 c (usure) + 5000 c + 5000 v + 5000 pl = 16000
C = 11 000, pl = 5000, p’ = 5000/11 000 = 45 5/11 %

Prenons maintenant un capital II : 9 000 de capital fixe avec une usure annuelle de 1000, 1000 de capital circulant constant et 1000 de capital variable. Taux de plus-value de 100 % et 5 rotations par an du capital variable. Le produit de chaque période de rotation sera :

200 c (usure) + 1000 c + 1000 v + 1000 pl = 3200,

et celui des cinq rotations de l'année sera :

1000 c (usure) + 5000 c + 5000 v + 5000 pl = 16000,
C = 11000, pl = 5000, p' = 5000 / 11000 = 45 5/11 %

Prenons enfin un capital III, sans partie fixe, avec 6000 de capital circulant constant et 5000 de capital variable ; une rotation par an et un taux de plus-value de 100 %. Le produit de l'année sera :

6000 c + 5000 v + 5000 pl = 16000
C = 11000, pl = 5000, p’ = 5000 / 11000 = 45 5/11 %

Dans les trois cas, nous avons la même somme annuelle de plus-value (5000) et le même capital total (11 000). Il en résulte que nous devons également avoir le même taux de profit, 45 5/11 %.

Il n'en serait plus de même si le capital I (c'est-à-dire sa partie variable) accomplissait 5 rotations au lieu de 10 par an. Dans ce cas, le produit d'une rotation serait :

200 c (usure) + 500 c + 500 v + 500 pl = 1700

et le produit annuel :

1000 c (usure) + 2500 c + 2500 v + 2500 pl = 8500,
C = 11000, pl = 2500, p’ = 2500 / 11000 = 22 8/11 %

Le taux du profit aurait donc baissé de moitié parce que le temps de rotation aurait doublé.

La plus-value récoltée en une année est égale à la plus-value d'une période de rotation du capital variable, multipliée par le nombre de rotations de l'année ; de sorte que si nous désignons par Pl la plus-value ou le profit d'une année, par pl la plus-value d'une période de rotation et par n le nombre annuel de rotations du capital variable, nous avons Pl = pl x n, alors que le taux annuel de la plus-value sera Pl' = pl' x n , ainsi que nous l'avons expliqué dans notre vol. II, chap. XVI, 1.

Il va de soi que la formule du taux du profit p ' = pl' v /C = pl’ x ( v / c + v ) n'est exacte que si le v du numérateur est le même que celui du dénominateur. Le v du numérateur représente toute la partie du capital qui est utilisée comme capital variable, pour payer le salaire. Le v du dénominateur est déterminé en premier lieu par la plus-value pl dont il a provoqué la production, et qui rapportée à v donne le taux pl' de la plus-value ( pl' = pl / v ); c'est en introduisant cette valeur de pl dans l'expression p' = pl / c + v , qu’on a obtenu p' = pl' ( v / c + v ). Le v du dénominateur est ensuite dé­terminé de plus près en ce qu'il doit toujours être égal au v du numérateur, c'est-à-dire à toute la partie variable du capital C. En d'autres termes, l'expression p' = pl / C ne peut être transformée sans erreur en p' = pl' ( v / c + v ) que pour autant que pl exprime la plus-value produite par une rotation du capital variable. Si pl ne correspondait qu'à une partie de cette plus-value, l'expression pl = pl'v serait exacte, mais le v qu'elle contiendrait serait plus petit que celui de C = c + v , car tout le capital variable n'aurait pas été, dépensé en salaire. Si, au contraire, pl représentait plus que la plus-value d'une rotation, le v qu'elle contiendrait fonctionnerait deux fois, d'abord dans la première rotation, ensuite dans la seconde, ou dans la seconde et la suivante; le v qui produirait la plus-value et qui est la somme de tous les salaires, serait alors plus grand que le v de c + v , et le calcul ne serait plus exact.

Pour que la formule du taux annuel du profit devienne exacte, nous devons substituer le taux annuel de la plus-value au taux simple de cette dernière, par conséquent substituer Pl' ou n x pl' à pl' (donc multiplier le taux pl' de la plus-value ou, ce qui revient au même, le capital variable v contenu en C par n, le nombre annuel des rotations de ce capital variable). Nous obtenons ainsi : p'= pl'n v /C , expression donnant le taux annuel du profit.

Dans la plupart des cas le capitaliste lui-même ne se fait pas une idée exacte de l'importance du capital variable de son entreprise. Pour lui, ainsi que nous l'avons vu dans le chapitre VIII du deuxième volume et que nous le constaterons plus loin encore, le capital présente une seule subdivision essentielle, celle en capital fixe et en capital circulant. Il puise dans une même caisse, qui contient la partie en espèces de son capital circulant (à moins qu'elle ne soit déposée à la banque), l'argent pour les salaires et l'argent pour les matières premières et auxiliaires, et il porte les deux dépenses au crédit d'un même compte de caisse. Et même s'il tenait un compte spécial des salaires, ce compte se solderait à la fin de l'année par la somme payée v x n, et ne serait nullement égal au capital variable v lui-même. Pour déterminer l'importance de ce dernier, il devrait faire un calcul spécial, dont nous allons donner un exemple.

Considérons la filature de coton de 10 000 broches, que nous avons décrite dans notre premier volume, et supposons que les chiffres donnés pour une semaine d'avril 1871 soient vrais pour toute l'année. Nous avions un capital fixe de 10 000 £ engagé dans les machines. Nous supposerons que le capital circulant, qui n'était pas déterminé, soit de 2 500 £, un chiffre élevé qui se justifie par la supposition dont nous ne pouvons pas nous départir, que le crédit n'intervient pas dans nos opérations, qui s'accomplissent sans que de l'argent étranger y joue un rôle, transitoirement on définitivement. La valeur du produit hebdomadaire comprenait 20 £ correspondant à l'usure de la partie mécanique, 358 £ de capital circulant constant (loyer 6 £, coton 342 £, charbon, gaz, huile, 10 £), 52 £ de capital variable payées pour le salaire et 80 £ de plus-value ; elle s'élevait par conséquent à 20 c (usure) + 358 c + 52 v + 80 pl = 510. Le capital circulant avancé hebdomadairement était de 358 c + 52 v = 410, soit 87,3 % de capital constant et 12,7 % de capital variable, ou encore, en rapportant ces éléments à l'ensemble du capital circulant, 2182 £ de capital constant et 318 £ de capital variable. Comme la dépense annuelle de salaire s'élevait à 52 x 52 £ = 2704 £, le capital variable (318 £) accom­plissait environ 8 ½ rotations par an. Quant au taux de la plus value, il était de 80 / 52 = 153 11/13 %. Ces éléments étant connus, il nous suffit, pour calculer le taux du profit, de les introduire dans la formule p' = pl'nV / C, en y faisant pl' = 153 11/13 , n = 8 ½ , v = 318 , C = 12500. Nous trouvons ainsi que :

p’ = 153 11/13 * 8 ½ * 318/12500 = 33,27 %.

Pour en faire la preuve, nous nous servirons de la formule simple p' = pl / C. La plus-value ou, ce qui revient au même, le profit de toute l'année s'élève à 80 x 52 £ = 4160 £. Si nous divisons ce nombre par le capital total, soit par 112500, nous obtenons environ 33,28 %. Ce profit est anormalement élevé ; il s'explique par une conjoncture exceptionnellement favorable (des prix très bas pour le coton et très élevés pour le fil), qui n'a certainement pas duré pendant toute l'année.

Dans la formule p' = pl'n v /C , le produit pl'n représente, ainsi que nous l'avons dit, ce qui a été nommé dans notre second volume le taux annuel de la plus-value. Dans notre exemple, il est égal à 153 11/13 % * 8 ½ = 1307 9/13 %. Le naïf, qui aurait jeté les bras au ciel à la vue du taux annuel de plus-value de 1000 % invoqué dans notre second volume, se calmera peut-être quand il apprendra que le taux annuel de 1300 % dont nous parlons ici, a été réellement réalisé à Manchester. Pareil profit n'est pas rare dans les périodes de très grande prospérité, que nous n'avons plus traversées, il est vrai, depuis un certain temps.

Le cas qui nous a servi d'illustration nous fournit inci­demment un exemple de la composition du capital dans la grande industrie moderne. Le capital que nous avons envisagé se subdivise en 12 182 £ de capital constant et 318 £ de capital variable, en tout 12500 £, soit 97 ½ % de capital constant et 2 ½ % de capital variable. La quarantième partie du capital total seulement sert, mais en jouant ce rôle plus de huit fois par an, à payer les salaires. Comme il n'y a guère de capitalistes qui soient disposés à faire des calculs semblables au sujet de leurs entreprises, la statistique ne fournit presque pas de données sur le rapport entre la partie constante et la partie variable du capital de la société. Seuls les recensements américains renseignent - et ce sont les seuls chiffres possibles dans les conditions actuelles - sur les salaires et les profits dans les différentes branches d'industrie. Quelque sujettes à caution que soient ces données, - qui reposent exclusivement sur les déclarations non contrôlées des industriels, ce sont les uniques que nous possédions et elles sont très précieuses par conséquent. En Europe nous avons trop de délicatesse pour nous permettre de pareilles indiscrétions à l'égard de nos grands industriels. - F. E.]


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