1865

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Le Capital - Livre III

Le procès d'ensemble de la production capitaliste

K. Marx

§ 4 : La transformation du capital-marchandise et du capital-argent en capital commercial


Chapître XX : Histoire du capital commercial

Nous réservons à la cinquième partie de ce volume l'étude de la forme spéciale qu'affecte l'accumulation pour le capital du commerce d'argent et le capital du commerce de marchandises.

De ce que nous venons de développer, il résulte qu'il n'y arien de plus absurde que de considérer le capital, tant du commerce d'argent que du commerce de marchandises, comme une forme spéciale du capital industriel et de l'envisager comme l'exploitation des mines, l'agriculture, les manufactures, l'industrie du transport, qui sont des branches spéciales que la division sociale du travail a introduites dans la mise en valeur du capital industriel. Cette conception grossière tombe devant cette simple constatation que tout capital industriel, pendant qu'il se trouve engagé dans la circulation sous forme de capital-marchandise ou de capital-argent, remplit absolument les mêmes fonctions que le capital du commerçant sous l'une ou l'autre de ses formes. Inversement, la différence entre le capital industriel fonctionnant dans la production et ce même capital engagé dans la circulation est fixée dans le capital du commerce de marchandises et du commerce d'argent, qui montre les formes et les fonctions du capital industriel engagé dans la circulation comme des formes et des fonctions propres à une partie détachée de ce capital.

Un abîme sépare les formes que le capital industriel revêt dans la circulation des formes qu'il affecte dans la production suivant les branches d'industrie dans lesquelles il est engagé. Cependant ces deux aspects sont confondus par les économistes, qui ont l'habitude de juger les choses superficiellement, par leur côté matériel, le seul qui puisse les intéresser, et qui dans ce cas ont été conduits à une confusion :

  1. par leur incapacité de dégager les caractères du profit commercial ;
  2. par leur tendance apologétique de faire dériver du procès de production les formes du capital-marchandise et du capital-argent, et plus tard celles du capital du commerce de marchandises et du commerce d'argent, alors que ces formes découlent du mode capitaliste de production, qui a pour condition la circulation de marchandises et la circulation d'argent.

Si, entre le capital du commerce de marchandises ou d'argent et l'agriculture il n'y a d'autre différence que celle qui existe entre l'agriculture et la manufacture, il est clair que la production capitaliste ne peut pas différer de la production en général, et que la répartition des produits sociaux, soit entre les consommateurs productifs, soit entre les consommateurs improductifs, a été assurée de toute éternité par des commerçants et des banquiers, absolument comme il a fallu élever des bestiaux pour manger de la viande et confectionner des vêtements pour se vêtir [1].

Les grands économistes comme Smith et Ricardo, qui envisagent le capital sous sa forme fondamentale, c'est-à-dire le capital industriel, et qui ne s'occupent du capital de circulation (argent et marchandise) que pour autant qu'il corresponde à une phase de la reproduction du capital, sont intéressants quand ils ont devant eux le capital commercial comme une catégorie spéciale, et qu'ils constatent qu'ils ne peuvent pas lui appliquer les théories de la valeur et du profit qu'ils ont déduites de l'étude du capital industriel. Aussi ont-ils soin de faire du capital commercial une variété du capital industriel et quand ils s'en occupent spécialement, comme Ricardo lorsqu'il parle du commerce international, s'efforcent-ils de démontrer qu'il n'est pas créateur de valeur (par conséquent, qu'il ne crée pas de la plus-value). Cependant ce qui est vrai du commerce extérieur doit l'être du commerce intérieur.


Jusqu'ici nous avons étudié le capital commercial au point de vue et dans les limites de la production capitaliste. Cependant non seulement le commerce, mais aussi le capital commercial sont plus anciens que la production capitaliste et ils correspondent au mode d'existence historiquement le plus éloigné du capital.

Le commerce d'argent et le capital qu'il comporte ayant pour condition d'existence le commerce de gros et le capital du commerce de marchandises, c'est de ce dernier dont nous nous occuperons exclusivement.

Le capital commercial est relégué dans la sphère de la circulation et il n'a d'autre fonction que d'assurer l'échange des marchandises ; il en résulte que pour qu'il puisse exister, il faut uniquement, abstraction faite du troc, qu'il y ait circulation de marchandises et d'argent, ou plus exactement qu'il y ait simplement circulation d'argent. Quel que soit le mode de production qui alimente la circulation - que les produits soient fournis par des communautés primitives, des esclaves, des petits paysans ou des petits bourgeois, des capitalistes - la marchandise, parce qu'elle est marchandise, doit passer par l'échange et subir les transformations que l'échange comporte. Les formes extrêmes entre lesquelles le capital commercial évolue sont données de même que celles de la circulation de l'argent; la condition essentielle c'est qu'à ces points extrêmes le produit soit à l'état de marchandise, c'est-à-dire que la production soit exclusivement une production de marchandises ou que les producteurs n'envoient au marché que l'excédent de produits qui ne leur est pas nécessaire. Le capital commercial ne sert donc que d'intermédiaire au mouvement des marchandises, qui sont là avant lui.

L'étendue du rôle du commerce et des commerçants dépend du mode de production ; elle atteint son plein épanouissement dans la production capitaliste largement développée, où le produit est une marchandise et non un objet de consommation immédiate. Inversement le commerce pousse la production capitaliste à prendre une intensité excessive et à livrer des produits qui ont de plus en plus le caractère de valeurs d'échange.

Le mouvement et les transformations des marchandises consistent, au point de vue matériel, dans l'échange de marchandises de natures diverses et, au point de vue de la forme, dans la conversion de la marchandise en argent et de l'argent en marchandise, c'est-à-dire la vente et l'achat. L'accomplissement de ces fonctions constitue le rôle du capital commercial, qui effectue donc simplement l'échange des marchandises, sans que cet échange ait lieu nécessairement entre producteurs immédiats. Alors que sous les régimes de l'esclavage, du servage et des communautés primitives, c'est le maître, le seigneur ou l'État qui est propriétaire et vendeur du produit, le commerçant, au contraire, achète et vend pour beaucoup d'autres -, il concentre dans ses mains les achats et les ventes, qui cessent ainsi d'être rattachés directement aux besoins des acheteurs.

Quelle que soit l'organisation sociale des branches de production dont il fait circuler les marchandises, le commerçant ne dispose que d'argent et cet argent fonctionne comme capital. La formule de ses opérations est A-M-A', ayant pour point de départ l'argent, la forme autonome de la valeur, et pour but l'accroissement de cette valeur. Cet échange des marchandises, effectué en dehors de la production et par des individus qui ne sont pas des producteurs, non seulement augmente la richesse comme telle, mais l'accroît sous sa forme sociale de valeur d'échange. Il a pour but de transformer A en A + DA, les actes A-M et M-A' étant seulement des opérations intermédiaires. La formule A-M-A', qui caractérise le mouvement du capital commercial, le distingue du commerce de marchandises entre producteurs, qui est exprimé par la formule M-A-M et qui a pour but l'échange de valeurs d'usage.

Moins la production est développée, plus l'argent se concentre dans les mains des commerçants et plus il est la forme spécifique de la fortune commerciale. Aussi ce n'est que lorsque la production devient capitaliste que le capital commercial cesse d'affecter la forme d'un capital chargé d'une fonction spéciale, alors que dans les régimes antérieurs il est le capital par excellence et joue un rôle d'autant plus important que l'activité des producteurs se porte davantage sur la production d'objets directement nécessaires à la vie.

On comprend donc facilement que le capital ait fonctionné dans le commerce longtemps, avant qu'il s'empare de la production, et que même il ait fallu que le capital commercial acquière une certaine importance pour que la production capitaliste puisse naître ; car celle-ci, outre qu'elle exige une certaine concentration de l'argent, a pour condition la production en vue du commerce, la vente en gros et l'achat, non pas seulement pour la satisfaction des besoins personnels de ceux qui produisent, mais pour les besoins d'un grand nombre d'autres. En outre toute extension du capital commercial a pour effet de développer de plus en plus la production de valeurs d'échange, de marchandises, bien que cette extension ne soit pas suffisante pour expliquer le passage d'un système de production à un autre.

Dès que la production eut pris la forme capitaliste, le capital commercial dut renoncer à l'existence indépendante qu'il avait eue jusque là pour devenir une émanation du capital ; alors aussi le taux du profit qu'il réalise fut ramené au taux général moyen. Les circonstances sociales qui avaient assuré son développement n'existèrent plus et il ne parvint à se maintenir sous une forme autonome que dans des milieux surannés, disparaissant même dans les pays où survécurent des villes essentiellement commerciales, beaucoup plus aptes cependant à conserver les traditions du passé que les villes industrielles [2].

Le développement autonome et prédominant du capital commercial correspond par conséquent à un système de production dans lequel le capital ne joue aucun rôle, et à ce point de vue on peut dire qu'il est en raison inverse du développement économique de la société.

Lorsque le capital est concentré d'une manière prédominante aux mains de commerçants autonomes, les produc­teurs restent étrangers à la circulation, et c'est par le commerce que les produits deviennent des marchandises et non par le mouvement des produits que le commerce se constitue. Alors le capital fonctionne avant tout dans le procès de circulation, et celui-ci jouit de la propriété de transformer l'argent en capital et le produit en valeur d'échange, en marchandise, en argent. Le capital dut donc se développer dans le procès de circulation avant de pouvoir dominer la production, et c'est grâce à la circulation de l'argent et des marchandises que des branches de production, présentant les organisations les plus différentes et ayant encore pour objet principal l'ob­tention de valeurs d'usage, purent être mises en rapport les unes avec les autres. Cette indépendance du procès de circulation par rapport aux branches de production aux­quelles il servait d'intermédiaire, caractérise une période où la circulation ne s'est pas encore emparée de la production et où la production ne s'est pas encore incorporée la circulation. Les choses changent d'aspect dès que le régime capitaliste fait son apparition ; la production repose alors entièrement sur la circulation et celle-ci n'est plus qu'une phase de la production, pendant laquelle le produit est vendu comme marchandise et remplacé par d'autres mar­chandises destinées à reconstituer les éléments qui ont servi à le produire. Le capital commercial n'est plus alors qu'une forme du capital poursuivant son mouvement de reproduction.

La loi d'après laquelle le développement autonome du capital commercial est en raison inverse du développement de la production capitaliste se vérifie le plus clairement chez les peuples dont le commerce était un commerce d'intermédiaires (carrying trade). Les Vénitiens, les Génois, les Hollandais réalisaient avant tout du profit, non pas en exportant les produits de leur pays, mais en assurant l'échange entre des nations ou des communautés peu développées aux points de vue économique et commercial, par conséquent en exploitant les pays producteurs [3]. Leur capital commercial avait une existence propre et était nettement séparé des branches de production auxquelles il servait d'intermédiaire. Le monopole de ce rôle d'intermédiaire et le commerce auquel il donnait lieu déclinèrent à mesure que se développèrent économiquement les peuples dont l'exploitation l'alimentait et ce fait, qui se manifesta, non seulement par le déclin de quelques branches de commerce, mais par la décadence des peuples purement commerçants, prouve incontestablement que le développement de la production capitaliste a pour conséquence la subordination du capital commercial au capital industriel. Le système colonial en général et la Compagnie hollandaise des Indes orientales en particulier fournissent d'autres exemples du fonctionnement du capital commercial dominant la production.

Le mouvement du capital commercial étant A-M-A', le profit du commerçant prend naissance dans des opérations d'achat et de vente qui ont lieu exclusivement dans la circulation ; il est réalisé dans la dernière opération, la vente et il est, comme disent les Anglais, un « profit upon alienation », un profit sur aliénation. A première vue le profit commercial semble impossible lorsque les produits sont vendus à leur valeur. Le commerce a pour loi, non pas d'échanger des équivalents, mais d'acheter à bon compte pour vendre cher. Les produits dont il assure l'échange ont de la valeur et ont un équivalent en argent, puisqu'ils résultent tous et au même titre du travail social, mais leurs valeurs ne sont pas quantitativement égales et les rapports quantitatifs suivant lesquels ils s'échangent sont tout à fait accidentels. Ce caractère s'efface cependant à mesure que l'échange devient plus continu et la reproduction plus régulière, si bien que l'équivalence se réalise, non pas tant sous l'influence du producteur et du consommateur, mais par l'action de celui qui leur sert d'intermédiaire, le commerçant qui compare les prix en argent et en empoche la différence.

Au début, le capital commercial n'est que l'intermédiaire entre des productions qu'il ne domine pas et dont il ne crée pas les conditions.

De même que dans la circulation M-A-M des marchandises, l'argent agit non seulement comme mesure des valeurs et comme instrument de la circulation, mais aussi comme forme absolue de la marchandise et de la richesse, c'est-à-dire comme trésor, de même dans la circulation A-M-A' du capital commercial, l'argent apparaît comme un trésor qui se conserve et s'augmente à la suite de simples opérations d'aliénation.

Les peuples commerçants de l'antiquité existaient comme les dieux d'Épicure dans les entrailles de la terre ou plutôt comme les juifs dans les pores de la société polonaise. Le commerce des premières grandes villes ou grands peuples commerçants s'appuyait sur la barbarie des peuples producteurs entre lesquels ils servaient d'intermédiaires.

Avant la production capitaliste, c'est le commerce qui domine l'industrie ; l'inverse se présente dans la société moderne. Naturellement le commerce réagit plus ou moins sur les individus entre lesquels il fonctionne ; il fait dépendre la satisfaction des besoins avant tout de la vente et par là engage de plus en plus la production dans la fabrication de valeurs d'échange. Il brise les anciens rapports et assigne plus d'importance à la circulation monétaire; il ne se contente plus de ne faire circuler que les produits que les producteurs ne consomment pas eux-mêmes, mais s'attache de plus en plus à la production et parvient à, tenir dans sa dépendance des branches entières de fabrication. Cette influence ne se manifeste cependant que là où elle rencontre des conditions favorables.

Aussi longtemps que le capital commercial assure l'échange des produits de communautés peu développées, il réalise, non seulement en apparence, mais presque toujours en réalité, des profits exagérés et entachés de fraude. Il ne se borne pas à exploiter la différence entre les coûts de production des divers pays, en quoi il pousse à la fixation et à l'égalisation des valeurs des marchandises, mais il s'approprie la plus grande partie de la plus-value. Il y parvient en servant d'intermédiaire entre des communautés qui produisent avant tout des valeurs d'usage et pour qui la vente et la valeur de ces produits sont d'une importance secondaire, ou en traitant avec des maitres d'esclaves, des seigneurs féodaux, des gouvernements despotiques, qui représentent la richesse jouisseuse, tendant des pièges au commerçant, ainsi qu'A. Smith nous le montre dans son passage relatif à la féodalité que nous avons reproduit. Partout où il prédomine, il représente un système de pillage [4] et son développement, tant dans l'antiquité que dans les temps modernes, tant chez les Carthaginois et les Romains que chez les Vénitiens, les Portugais et les Hollandais, est accompagné de piraterie sur terre et sur mer, de vol d'esclaves et d'annexion violente.

A mesure que le commerce et le capital commercial prennent de l'extension, la production fournit de plus en plus des valeurs d'échange, gagne en importance et en variété, devient de plus en plus cosmopolite et universalise l'emploi de la monnaie. Le commerce a donc une action dissolvante sur les anciennes formes de la production, qui quelles qu'elles soient sont dirigées principalement sur les valeurs d'usage et ne résistent que dans la mesure de leur solidité et de leur organisation. Le résultat de cette influence du commerce, qui doit aboutir à la substitution d'un nouveau système de production à l'ancien, dépend non du commerce, mais du caractère de l'ancienne produc­tion elle-même. Dans l'antiquité l'action du commerce et du développement du capital commercial aboutit toujours à l'esclavage, à moins que, les esclaves existant déjà, elle ne se traduise par la transformation d'un système d'escla­vage patriarcal, produisant des objets à consommer immé­diatement, en un système ayant pour objet la production de la plus-value. Dans la société moderne elle aboutit toujours à la production capitaliste, ce qui montre que les résultats ne sont pas déterminés exclusivement par le déve­loppement du capital commercial.

Il est de la nature des choses que l'industrie des villes, dès qu'elle se sépare de l'industrie agricole, produise des marchandises pour la vente desquelles l'intervention du commerce est indispensable. Le commerce a donc besoin des villes pour se développer et réciproquement; mais il faut que d'autres circonstances interviennent pour que l'industrie se développe d'un pas égal. L'ancienne Rome voit pendant les dernières années de la république le capital commercial atteindre un développement que l'antiquité n'avait pas connu jusque là, et aucun progrès de l'industrie n'accompagne cet épanouissement; au contraire, à Corinthe et dans d'autres cités grecques de l'Europe et de l'Asie mineure, les progrès de l'industrie et du commerce marchent de front. Par opposition au développement des villes et à ses conditions, l'esprit commercial et le développement du capital commercial sont souvent le propre des peuples nomades.

Bien que les conceptions fausses n'aient pas manqué à ce sujet, il est hors de doute que la révolution profonde que les découvertes géographiques des XVI° et XVII° siècles firent subir au commerce et au capital commercial, a été le facteur principal du passage de la production féodale à la production capitaliste. L'extension si subite du marché mondial, la diversité des marchandises en circulation, la rivalité entre les nations européennes pour s'emparer des produits de l'Asie et des trésors de l'Amérique, la colonisation eurent pour effet de faire tomber les retranchements de la production féodale, bien qu'il soit juste d'ajouter que la production manufacturière, la première forme de la production moderne, ne se développa que là où les conditions nécessaires pour son application avaient été préparées par le Moyen-Age. Il suffit, pour s'en convaincre, de comparer la Hollande et le Portugal [5] et de considérer que si au XVI° et en partie au XVII° siècle, l'extension soudaine du commerce et la création d'un nouveau marché mondial ont exercé une influence décisive sur la ruine de l'ancien mode de production et l'essor du mode capitaliste, il en a été ainsi parce que la production capitaliste existait déjà. Si le marché mondial sert de base à la production capitaliste, inversement cette dernière, dans son besoin de développer son importance, pousse à une extension continue du marché mondial et fait dépendre la puissance du commerce de celle de l'industrie. Que l'on compare, par exemple, l'Angleterre et la Hollande ; l'histoire de la décadence de la souveraineté en Hollande est l'histoire de la subordination du capital commercial au capital industriel. La résistance qu'oppose à l'action dissolvante du commerce, la solidité de l'organisation interne de certains modes de production nationaux et précapitalistes apparaît d'une manière frappante dans les transactions de l'Angleterre avec les Indes et la Chine. Dans ces pays la production a pour base l'union de l'agriculture et de l'industrie à domicile, existant concurremment avec la propriété commune du sol, ce qui fut aussi la forme primitive en Chine. Pour faire sauter ces petites communautés économiques [6], les Anglais se servent aux Indes à la fois de leur puissance politique et de leur puissance économique, et agissent comme dominateurs et comme propriétaires fonciers. Par le bas prix de leurs produits contre lesquels ne peuvent lutter les fileurs et les tisserands indigènes, ils brisent l'unité de la production semi-agricole, semi-industrielle du pays, et du coup détruisent les communautés. Mais c'est très lentement qu'ils parviennent à accomplir cette œuvre de destruction, et il en est de même en Chine où la, puissance politique ne leur vient pas en aide. La grande économie et l'épargne de temps, qui sont la conséquence de l'union de l'agriculture et de la manufacture, y opposent une résistance opiniâtre à l'introduction des produits de la grande industrie, dont le prix comprend tous les faux frais d'une circulation comptant un grand nombre d'intermédiaires. Contrairement au commerce anglais, le commerce russe se garde bien de toucher à la base économique de la production asiatique [7].

La transition de la production féodale à la production capitaliste s'est faite de deux manières : ou bien c'est le producteur qui est devenu commerçant et capitaliste, rompant avec l'économie agricole naturelle et l'industrie des villes du moyen-âge basée sur le travail manuel et la corporation, ce qui a été la voie révolutionnaire ; ou bien c'est le commerçant qui s'est emparé de la production. C'est le plus souvent de cette dernière manière que la transition s'est opérée, et c'est ainsi, par exemple, que le drapier anglais du XVII° siècle a assujetti à son contrôle le tisserand, qui restait il est vrai indépendant, mais à qui il vendait la laine et dont il achetait le drap. Ce dernier procédé révolutionne beaucoup moins que le premier l'ancien mode de production et même il le conserve et s'appuie sur lui. C'est ainsi que jusque vers le milieu de notre siècle, les fabricants de soieries en France et les fabricants de bas et de dentelles en Angleterre n'ont été fabricants que de nom ; ils étaient en réalité des commerçants, qui faisaient travailler pour leur compte des tisserands d'après l'ancien système du travail éparpillé [8]. Cette organisation s'est maintenue partout en face de la production capitaliste et elle ne disparaît que par le développement de celle-ci. Elle ne modifie en rien la production en elle-même, mais elle rend plus défavorable la position des producteurs immédiats, qu'elle transforme en salariés et prolétaires de la pire des conditions et qu'elle frustre de la plus-value qu'ils produisent. On la rencontre encore bien qu'un peu modifiée à Londres, pour une partie de la fabrication des meubles par des artisans et elle fleurit surtout à Tower Hamlets. La production comprend plusieurs catégories de travailleurs, dont les uns ne font que des chaises, les autres des tables ou des armoires. Ils travaillent par petits groupes sous les ordres d'un petit patron qui, produisant trop pour alimenter une clientèle privée, ne peut écouler ses meubles que dans les grands magasins. Le samedi est son jour de vente ; il se rend au magasin et y débat le prix de son produit absolument comme au mont-de-piété on discute pour obtenir quelques sous de plus sur l'objet qu'on engage. Ces petits patrons sont obligés de vendre chaque semaine afin de pouvoir payer les salaires et acheter des matières premières pour la semaine suivante. A vrai dire ils ne sont que des intermédiaires entre leurs ouvriers et les commerçants, qui en véritables capitalistes empochent la plus grande partie de la plus-value [9]. Le même procédé de transition marque le passage à la manufacture de la production à la main par des artisans et de la production associée accessoirement à l'agriculture. A mesure qu'elles progressent au point de vue technique - il y en a qui utilisent des machines - ces petites industries accessoires sont accaparées par la grande industrie, et les outils dont elles se servent cessent d'être mis en action à la main pour être entraînés par des machines à vapeur, ainsi que nous l'a montré dans ces derniers temps la fabrication des bas en Angleterre.

La transition peut donc se faire de trois manières :

  1. Le commerçant se transforme directement en industriel. C'est le cas des industries qui ont le commerce pour base, notamment les industries de luxe, dont les ouvriers et les matières premières sont importés de l'étranger par les commerçants, ainsi que cela se faisait, par exemple, au XV° siècle de Constantinople en Italie.
  2. Le commerçant s'adresse à de petits patrons, qui sont en réalité ses intermédiaires, ou achète directement à des producteurs. Il laisse indépendants ceux à qui il s'adresse et maintient intact leur mode de production.
  3. L'industriel devient commerçant et produit directement en gros pour le commerce.

Au moyen-âge le commerçant était simplement « débitant », comme dit avec raison Poppe, des marchandises produites par les corporations et les paysans. Plus tard il est devenu industriel, ou plus exactement il a fait travailler pour son compte la petite industrie manuelle et surtout la petite industrie des campagnes. Mais en même temps le producteur est devenu commerçant ; au lieu de recevoir du commerçant, par petites quantités à la fois, la laine qu'il devait travailler avec ses compagnons, le maître tisserand a acheté lui-même la matière première et il a vendu le drap au commerçant. Ce furent des marchandises que lui-même achetait qui constituèrent alors ses éléments de production et, au lieu de fabriquer pour un commerçant ou quelques clients déterminés, il produisit pour le monde du commerce.

Aujourd'hui le capital commercial n'est plus engagé que dans le procès de circulation, alors qu'à l'origine c'est lui qui a transformé en production capitaliste l'agriculture féodale et la petite industrie exercée par les corporations et accessoirement par les paysans, en faisant de leurs produits des marchandises, en leur ouvrant des marchés, en développant l'échange par l'importation de marchandises nouvelles et en leur fournissant des matières premières et des matières auxiliaires. Dès que la manufacture et encore plus la grande industrie eurent acquis une certaine puissance, elles se créèrent elles-mêmes un marché et le dominèrent par leurs marchandises. Le commerce devint alors le serviteur de l'industrie, qui eut besoin de ses services pour donner une extension de plus en plus grande au marché, et il cessa (en tant qu'expression de la demande) de fixer les limites de la production, qui dépendit désormais de la grandeur du capital en fonction et de la productivité du travail.

Le capitaliste industriel a continuellement devant les yeux le marché mondial ; sans cesse il compare et sans cesse il doit comparer ses prix de revient aux prix du marché de son pays et du monde entier. Au début cette comparaison était la tâche des commerçants et c'est ainsi que le capital commercial conserva pendant un certain temps la prédominance sur le capital industriel.

La première conception théorique de la production moderne, le système mercantile, partit nécessairement des phénomènes superficiels du procès de circulation, tels qu'ils se manifestent dans le mouvement du capital commercial, et elle ne rendit compte que de l'apparence des choses. Il devait en être ainsi parce que le capital commercial est la forme sous laquelle le capital existe d'abord d'une manière indépendante et que c'est lui qui joue le rôle prépondérant dans la transformation de la production féodale. L'économie moderne ne devint réellement scientifique que lorsqu'elle passa de l'observation théorique de la circulation à celle de la production. Il est vrai que le capital productif d'intérêts est également une forme très ancienne du capital. Nous verrons plus loin pourquoi l'école mercantile ne l'a point pris comme point de départ et a eu plutôt une attitude agressive à son égard.


Notes

[1] Le sage Roscher a découvert cette subtilité que si certains caractérisent le commerce comme étant l' « intermédiaire » entre le producteur et le consommateur, « on » peut considérer avec autant de raison la production comme étant l'intermédiaire de la consommation (et ....?), ce qui a naturellement pour conséquence que le capital commercial fait partie du capital productif au même titre que les capitaux engagés dans l'agriculture et l'industrie. Et puisqu'en raisonnant ainsi, on peut dire que l'homme doit se servir de l'intermédiaire de la production pour con­sommer (ce qu'il doit faire même sans la science de Leipzig) ou que le travail est nécessaire - et l' « intermédiaire » nécessaire - pour prendre possession des produits de la nature, on est autorisé à conclure qu'un « intermédiaire » qui résulte d'une forme spéciale de la production sociale - parce qu'il est un intermédiaire - a le même caractère de nécessité absolue. C'est le mot intermédiaire qui décide tout. D'ailleurs, les commerçants ne sont pas des intermédiaires entre les producteurs et les consommateurs (ceux-ci distincts de ceux-là et abstraction faite des consommateurs qui ne produisent pas), mais des intermédiaires de l'échange des produits entre producteurs, c'est-à-dire les intermédiaires d'un échange qui s'opère des millions de fois sans leur intervention.

[2] M. W. Kiesselbach (Der Gang des Welthandels in Milielalter, 1860) continue à vivre dans la conception d'un monde où le capital commercial est la seule forme du capital. Il n'a pas la moindre notion de l'idée moderne du capital, de même que M. Mommsen lorsqu'il parle dans son Histoire romaine du « capital » et de la domination du capital. L'histoire moderne de l'Angleterre nous montre cependant la classe des commerçants et les villes commerciales politiquement réactionnaires et alliées à l'aristocratie foncière et financière contre le capital industriel. Il suffit pour en être convaincu de comparer le rôle politique de Liverpool à celui de Manchester et de Birmingham. Le capital commercial et l'aristocratie financière (moneyed interest) anglais ne se sont rendus à l'évidence et n'ont reconnu la suprématie du capital industriel que depuis la suppression des droits d'entrée sur les céréales, etc.

[3] « Les habitants des villes commerçantes, en important des pays plus riches des ouvrages raffinés et des objets de luxe d'un grand prix, offrirent un aliment à la vanité des grands propriétaires, qui en achetèrent avec empressement, moyennant de grandes quantités de produits bruts de leurs terres. Le commerce d'une grande partie de l'Europe, à cette époque, consistait dans les échanges du produit brut du pays contre le produit manufacturé d'un autre pays plus avancé en industrie. Quand ce goût fut devenu assez général pour donner lieu à une demande considérable, les marchands, pour épargner les frais de transport, tâchèrent naturellement d'établir dans leur propre pays des manufactures du méme genre. » A. Smith, Richesse des Nations, Livre III, Chapitre III.

[4] « Les plaintes sont maintenant générales chez les marchands au sujet des nobles, qui sont devenus des brigands ; ils doivent trafiquer au milieu des plus grands dangers et sont en outre faits prisonniers, battus, rançonnés et pillés. S'ils consentaient à endurer tout cela au nom de la justice, ils seraient réellement des saints... Mais ces injustices si criantes, ces vols et ces pillages si peu chrétiens sont pratiqués, de par le monde entier, par les marchands eux-mêmes, qui vont jusqu'à s'en rendre coupables entre eux. Faut-il donc s'étonner de ce que Dieu estime que tant de biens acquis par l'injustice doivent être de nouveau perdus et volés, et qu'à leur tour les commerçants doivent être frappés à la tête et faits prisonniers ?... Il appartient aux princes de punir par la violence régulière et de prévenir un commerce aussi malhonnête, afin que leurs sujets ne soient pas volés aussi scandaleusement par les commerçants. Mais ils ne le font pas ; aussi Dieu se sert-il des chevaliers et des brigands pour punir les injustices des commerçants et en fait-il ses démons, de même qu'il déchaîne des démons sur l'Égypte et le monde entier, ou les ruine par des ennemis. C'est ainsi qu'il atteint un malfaiteur par un autre, sans qu'il pense à faire entendre par là que les chevaliers soient moins brigands que les commerçants ; seulement les commerçants pillent tous les jours le monde entier, tandis qu'un chevalier ne dévalise qu'une ou deux fois par an, une ou deux personnes ». - « Écoutez la parole d'Esaü : les princes sont, devenus les compagnons des voleurs. Ils font pendre des voleurs qui ont volé un florin ou un demi-florin, et fraient avec des voleurs qui pillent le monde entier et voient plus sûrement que les autres, afin que le proverbe reste vrai : les grands voleurs font pendre les petits, et comme disait le sénateur romain Caton : les voleurs maladroits gémissent dans les prisons et sous les chaînes, alors que les voleurs publics sont couverts d'or et de soie. Mais que fera Dieu dans tout cela ? Il fera comme il disait à Ézéchiel, il fondra ensemble, comme du plomb et de l'airain, les princes et les commerçants, les voleurs d'une espèce et ceux de l'autre, afin que, comme lorsqu'on brûle une ville, il ne reste plus ni princes, ni commerçants. » (Martin Luther, Bücher vom Kauffiandel und Wucher, 1527).

[5] Déjà les écrivains du XVIII° siècle, Massey entre autres, signalent le rôle important que jouent, abstraction faite d'autres circonstances, la pêche, la manufacture et l'agriculture, dans le développement de la Hollande. Contrairement aux appréciations antérieures, qui n'attribuaient pas au commerce dans l'antiquité et le moyen âge toute l'importance qu'il mérite, il est de mode aujourd'hui d'en exagérer extraordinairement le rôle. Pour en revenir à un jugement, rigoureux, il suffit de comparer les exportations et les importations anglaises du commencement du XVIII° siècle à celles d'aujourd'hui. Et cependant elles étaient incomparablement plus importantes que celles de n'importe quel peuple commercial aux époques antérieures. (Voir Anderson, History of Commerce.)

[6] Plus que l'histoire d'aucun peuple, la politique économique des Anglais aux Indes fournit l'exemple d'expériences manquées, absurdes et infâmes. Dans le Bengale, ils établirent une caricature de la grande propriété foncière anglaise et dans le sud-est (les Indes un semblant de propriété parcellaire ; dans le nord-ouest ils transformèrent autant que possible la communauté indienne basée sur la propriété commune du soi et en tirent nue caricature de ce qu'elle était avant leur arrivée.

[7] La Russie commence à s'écarter de cette politique depuis qu'elle fait les plus grands efforts pour se créer une production capitaliste à elle, ayant exclusivement pour objectif son marché intérieur et celui des pays asiatiques qui l'avoisinent. - F. E.

[8] Il en était de même, dans la province rhénane, de la fabrication du ruban, de la passementerie et de la soierie. Dans les environs de Crefeld on avait même établi un chemin de fer pour faciliter les communications entre les tisserands des villages et les « fabricants » des villes; cette ligne ferrée ne fait plus d'affaires depuis que le tissage mécanique a été substitué au tissage à la main. - F. E.

[9] Ce système a pris beaucoup d'extension depuis 1865, ainsi qu'on peut s'en assurer par la lecture de First Report of the Select Committee of the House of Lords on the Sweating System, London, 1888. - F. E.


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