1865

Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec.

Téléchargement fichier winzip (compressé) : cliquer sur le format de contenu désiré

Format RTF (Microsoft word) Format PDF (Adobe Acrobat)

Le Capital - Livre III

Le procès d'ensemble de la production capitaliste

K. Marx

§ 5 : Subdivision du profit en intérêt et profit d'entreprise. Le capital productif d'intérêts.


Chapître XXXII : Capital-argent et capital effectif (III)

La masse d'argent à reconvertir en capital est le résultat de l'ensemble du procès de reproduction ; considérée en elle-même, comme capital-argent empruntable, elle n'est pas une masse de capital reproductif.

Le point essentiel de ce que nous avons développé jusqu'à présent, c'est que l'augmentation de la partie du revenu qui est destinée à la consommation (nous faisons abstraction des ouvriers dont le revenu est égal au capital variable) est accumulée d'abord comme capital-argent. L'accumulation de cet argent est nettement distincte de celle du capital industriel, car la fraction du produit annuel qui est destinée à la consommation ne devient capital d'aucune manière, bien qu'une partie serve à reconstituer du capital, notamment le capital constant des producteurs d'objets de consommation (mais pour cette fonction elle revêt la forme naturelle du revenu des producteurs de ce capital constant). L'argent du revenu, bien qu'il doive simplement servir d'intermédiaire pour la consommation, se transforme régulièrement, pendant un certain temps, en capital-argent empruntable. S'il est destiné aux salaires, il représente en même temps le capital variable ; s'il est destiné à renouveler le capital constant des producteurs d'objets de consommation, il représente momentanément ce capital, jusqu'au moment où il aura servi à l’achat des éléments qui doivent le reconstituer. Sous aucune de ces deux formes, il ne constitue une accumulation réelle, bien qu'il augmente en quantité à mesure que le procès de reproduction prend de l'extension. Cependant, il fonctionne temporairement comme argent empruntable, donc comme capital-argent, et, à ce point de vue, l'accumulation de capital-argent reflète toujours une accumulation de capital plus grande que celle qui existe en réalité, car une partie de cette accumulation correspond uniquement à une extension de la consommation individuelle, bien qu'elle fournisse l'argent pour de nouvelles entreprises et, par conséquent pour une accumulation réelle.

Jusqu'à un certain point l'accumulation de capital empruntable n'exprime donc que ce fait que tout l'argent produit par le cycle du capital revêt la forme, non d'argent avancé, mais d'argent emprunté par les producteurs, de sorte que l'avance d'argent qui doit être faite dans le procès de reproduction apparaît comme une avance d'argent prêté. En effet, l'intervention du crédit commercial a pour résultat que l'un prête à l'autre l'argent dont il a besoin pour sa production, ces opérations se faisant généralement par l'intermédiaire des banquiers qui reçoivent l'argent des uns pour le passer aux autres et qui, non seulement apparaissent ainsi comme des bienfaiteurs, mais sont les dispensateurs réels des capitaux.

Il nous reste à mentionner quelques formes spéciales de l'accumulation de capital-argent. Lorsque survient, par exemple, une baisse des prix des éléments de production, des matières premières, etc., et que l'industriel ne peut pas donner immédiatement de l'extension à son procès de reproduction, une partie de son capital-argent devient disponible et est convertie en capital empruntable. De même lorsque le commerçant se voit obligé d'interrompre certaines de ses affaires pour les reprendre plus tard, l'argent qu'il a réalisé dans ses opérations devient momentanément un capital inoccupé, qui vient grossir l'accumulation de capital empruntable. Dans le premier cas, cette accumulation correspond à la continuation du procès de production dans des conditions plus avantageuses ; dans le second, elle marque son interruption. D'un côté comme de l'autre, l'argent devenu disponible fait sentir son influence sur le marché et sur le taux de l'intérêt. De même interviennent dans le phénomène d'accumulation de capital-argent toutes les personnes qui se retirent des affaires, après y avoir fait fortune, personnes dont le nombre est d'autant plus grand que le cycle industriel donne plus de profit. L'accumulation de capital-argent empruntable qu'elles déterminent correspond, en ce qui concerne sa grandeur relative, à une accumulation effective et elle renseigne sur l'importance de la transformation des capitalistes industriels en simples capitalistes d'argent.

Quant à la partie du profit qui n'est pas destinée à être consommée comme revenu, elle ne se transforme en capital-argent que lorsqu'elle ne peut pas être appliquée immédiatement à l'extension des entreprises dans la branche de production où elle est réalisée, soit parce que ces branches sont saturées de capital, soit parce que le capital accumulé ne peut y entrer en fonctions que lorsqu'il a acquis une certaine importance. Toutes les autres circonstances étant égales, la partie du profit destinée à être reconvertie en capital est d'autant plus grande que le profit et par conséquent l'étendue du procès de reproduction sont plus considérables. Si le capital accumulé qui en résulte éprouve des difficultés à être appliqué, parce que les branches de production ne lui offrent aucun débouché, cette pléthore de capital empruntable ne peut donner lieu qu'à cette seule déduction, qu'il y a des limites à la production capitaliste. Les tripotages en matière de crédit qui suivent immédiatement une situation pareille montrent qu'il n'y aucun obstacle positif à l'application de ce capital superflu, mais uniquement une difficulté résultant des lois de la mise en valeur du capital comme capital. La pléthore de capital-argent n'indique pas nécessairement qu'il y a surproduction, ni même que les sphères d'application du capital font défaut.

L'accumulation de capital empruntable, qui consiste uniquement dans ce fait que de l'argent est déposé comme argent pouvant être prêté et transformé en capital, est essentiellement différente de la conversion effective en capital et peut être déterminée par des facteurs différents de ceux de l'accumulation effective. En effet, si l'extension de l'accumulation de capital-argent est jusqu'à un certain point, le résultat de l'extension de l'accumulation effective, elle est aussi déterminée en partie par des facteurs qui accompagnent cette dernière, mais en diffèrent absolument et en partie par des interruptions de l'accumulation effective. Il en résulte, l'accumulation de capital empruntable pouvant être accélérée par des causes indépendantes, mais concomitantes de l'accumulation effective, qu'il doit y avoir pléthore continuelle de capital-argent dans des phases déterminées du cycle, pléthore qui doit être d'autant plus intense que le crédit joue un rôle plus important. La conséquence de cette situation doit être nécessairement l'extension du procès de production au-delà, de ses bornes capitalistes, c'est-à-dire l'exagération des opérations de commerce, de production, de crédit, avec la réaction qui l'accompagne inévitablement.

Enfin, en ce qui concerne l'accumulation de capital-argent résultant de la rente foncière, du salaire, etc., nous jugeons superflu de nous en occuper. Nous signalerons cependant qu'ici également, et pour autant que l'épargne et le renoncement puissent donner lieu à accumulation, la production capitaliste applique la division du travail, en faisant un devoir d'accumuler et aussi de perdre leurs épargnes (dans des faillites de banques, etc.) aux ouvriers et à ceux qui en sont le moins capables. Non seulement les épargnes des autres alimentent les entreprises des capitalistes industriels, mais elles constituent le capital des capitalistes d'argent, qui ont une source d'enrichissement dans le crédit que le public fait aux capitalistes producteurs et que ceux-ci s'accordent entre eux. Ainsi s'évanouit la dernière illusion que peuvent avoir sur le système capitaliste ceux qui considèrent que le capital est le fruit du travail et de l'épargne de ceux qui le possèdent. Non seulement le profit résulte de l'appropriation du travail d'autrui, mais le capital, l'instrument qui permet de mettre en œuvre et d'exploiter ce travail, appartient lui-même à d'autres que le capitaliste d'argent et le capitaliste industriel qu'il enrichit.

L'activité du capital empruntable, c'est-à-dire la fréquence des opérations de prêt auxquelles peut servir une même somme d'argent, dépend :

  1. du nombre et de l'importance des transactions effectives qu'elle permet de réaliser, c'est-à-dire du nombre de fois qu'elle passe d'une main à une autre en réalisant la valeur d'un capital ou d'un revenu ;
  2. de l'économie des paiements, de l'organisation et du développement du crédit ;
  3. de l'activité du crédit, c'est-à-dire de la rapidité avec laquelle un capital restitué trouve un nouveau placement.
  4. Une grande partie du capital empruntable est toujours fictive et se compose simplement de signes de valeur, même lorsque ce capital existe sous forme de monnaie métallique, or ou argent, servant de commune mesure des échanges. Ainsi la monnaie fonctionnant dans le cycle du capital existe à certains moments sous forme de capital-argent ; mais elle ne se transforme pas alors en capital empruntable, car elle doit être échangée contre de nouveaux éléments du capital productif ou servir comme instrument de circulation à la dépense du revenu. L'argent qui se transforme en capital empruntable et se présente comme tel à différentes reprises, n'existe jamais qu'en un endroit sous forme de monnaie ; partout ailleurs il se présente sous forme de titres sur un capital. D'après notre hypothèse, l'accumulation de ces titres résulte de l'accumulation effective, c'est-à-dire de la conversion de la valeur du capital-marchandise en argent, etc., ce qui n’empêche que cette accumulation de titres est différente tant de l'accumulation effective dont elle découle que de l'accumulation future (du nouveau procès de production) que le prêt de l'argent rend possible.

    Le capital empruntable existe d'abord sous forme d'argent [1] ; mais dès qu'il est remis à l'emprunteur, il devient, pour le prêteur, un titre de propriété donnant droit à de l'argent; il en résulte qu'une même somme d'argent peut correspondre à différentes masses de capital-argent. Qu'il soit le produit de la, réalisation d'un capital ou d'un revenu, l'argent devient un capital empruntable par le simple acte du prêt, par sa simple transformation en dépôt, si nous nous plaçons au point de vue d'une organisation où le crédit est développé. Le dépôt est donc un capital-argent pour le déposant, alors que pour le banquier qui l'a reçu il peut être uniquement un capital potentiel, momentanément inoccupé, se trouvant dans sa caisse au lieu d'être dans celle de celui qui en est le propriétaire [2].

    A mesure que la richesse augmente le nombre des capitalistes d'argent s'accroit : d'une part, le nombre et la fortune des rentiers deviennent plus considérables, d'autre part les banquiers, les prêteurs d'argent, les financiers de toute nature deviennent plus nombreux, par suite du développement du crédit. En même temps on voit se multiplier les valeurs produisant de l'intérêt, les fonds publics, les actions, etc., ainsi que les appels au capital disponible, aux agioteurs dont les spéculations alimentent une bonne partie des opérations du marché financier. Si toutes les ventes et achats de valeurs en bourse représentaient réellement des placements de capitaux, on pourrait dire que leur influence est nulle sur la demande de capital empruntable, car A, en vendant une valeur en retire exactement la somme que B y engage. Mais alors même que le capital que le titre représente n'existe plus - du moins comme capital-argent - le titre ne représente pas moins une demande de capital-argent, car, dans la transaction dont nous venons de parler, il a déterminé le passage de l'argent de B aux mains de A.

    C. B. 1857. No 4886. « A votre avis, suis-je dans la vérité, lorsque je dis que le taux de l'escompte est déterminé par la masse des capitaux disponibles sur le marché et applicables à l'escompte des effets de commerce, à l'exclusion des autres ? - (Chapmann) : Non; je considère que le taux de l'intérêt est affecté par toutes les valeurs facilement convertibles (all convertible securities of a current character). Il serait inexact de limiter la question à l'escompte des traites ; car notre monde commercial est sérieusement impressionné, lorsqu'il y a une forte demande d'argent sur des consolidés ou même des bons du trésor, comme c'était le cas récemment, et cela à un taux d'intérêt beaucoup plus élevé que le taux commercial. - 4890. Il est incontestable que lorsque de l'argent est demandé sur du bon papier, reconnu comme tel par les banquiers, l'action de cette demande doit se faire sentir sur les effets de commerce. Je ne puis puis admettre qu'un homme me donnerait son argent à 5 % contre des traites, alors qu'il m'en demanderait 6 % contre des consolidés ; personne ne peut me demander d'escompter ses effets à 5 1/2 % quand je puis prêter mon argent à 6 %.
    - 4892. Je ne dis pas que des personnes qui achètent pour 2.000, 5.000 ou 10.000 £ de valeurs de tout repos influencent en réalité le marché financier. Lorsque vous me parlez du taux de l'intérêt des avances sur consolidés, je pense à ceux qui font des affaires pour des centaines de mille, aux agioteurs qui souscrivent d'énormes sommes aux emprunts publics ou achètent en bourse et qui doivent garder leurs valeurs jusqu'à ce qu'ils puissent les vendre avec profits. Ceux-ci sont obligés d'emprunter de l'argent ».

    Le développement du crédit fait naître de grands marchés financiers, comme Londres, qui deviennent des centres du commerce des valeurs et où se multiplie la tourbe des agioteurs, grâce à l'intervention des banquiers qui mettent à leur disposition toute la masse du capital-argent du public. « L'argent est ordinairement moins cher à la bourse des effets que partout ailleurs », disait, en 1818, le Gouverneur de la Banque d'Angleterre devant le Comité des Lords (C. D. 1848, prïnted 1857, n° 219).

    En étudiant le capital productif d'intérêts, nous avons démontré que le taux de l'intérêt sur une longue série d'années est déterminé par le taux moyen du profit et non par le profit d'entreprise, qui est le profit moins l'intérêt. Nous avons établi également, et nous y reviendrons dans la suite, que lorsque l'on envisage les variations de l'intérêt commercial - l'intérêt des escomptes et des prêts aux commerçants - il se présente dans le cycle industriel une phase où, sous l'action de la hausse du profit, le taux de l'intérêt s'élève au-dessus du minimum pour atteindre le taux moyen et même le dépasser. Ces faits donnent lieu aux remarques suivantes :

    Primo. - Lorsque l'intérêt reste pendant longtemps à un taux élevé (ce qui se présente dans les pays comme l'Angleterre, où le taux moyen est donné pour une longue période et constitue ce qu'on peut appeler l'intérêt privé) on peut en inférer à première vue que pendant cette durée le taux du profit, mais non le taux du profit d'entreprise, est élevé. Cependant cette distinction entre les deux profits disparaît jusqu'à un certain point pour les capitalistes qui opèrent constamment avec des capitaux leur appartenant et qui paient l'intérêt à eux-mêmes. L'intérêt peut donc se maintenir longtemps à un taux élevé - nous faisons abstraction des périodes de dépression - lorsque le taux du profit est élevé, ce qui peut avoir pour conséquence un taux très bas du profit d'entreprise, celui-ci étant l'expression de la différence entre le profit et l'intérêt. Le taux du profit d'entreprise peut même diminuer alors que la hausse du taux du profit persiste, ce qui est dù à ce que des entreprises commencées devaient être continuées et ne peuvent l’être qu'au moyen de l'emprunt. Il peut donc se présenter qu'alors que le taux de l'intérêt et le taux du profit sont élevés, le profit d'entreprise diminue, de même qu'il peut arriver - par exemple lorsque la spéculation bat son plein - que l'on paie un taux élevé d'intérêt, non parce que le profit est considérable, mais parce que l'on est forcé de travailler avec du capital emprunté.

    Secundo. - Aucune assimilation ne peut être faite entre la hausse du taux de l'intérêt due à une hausse du taux du profit et la hausse du taux de l'intérêt due à une simple extension de la demande de capital industriel.

    Lorsqu'une crise sévit, la demande de capital empruntable et le taux de l'intérêt atteignent leur maximum, alors que le taux du profit et la demande de capital industriel sont pour ainsi dire nuls. Chacun ne cherche à emprunter que pour pouvoir payer et faire honneur à ses engagements. Au contraire, dès que les affaires reprennent, chacun demande à emprunter pour acheter et pour convertir du capital-argent en capital productif et commercial. La demande part alors tant du commerçant que l'industriel qui veut acquérir des moyens de production et de la force de travail.

    L'accroissement de la demande de force de travail n'est pas en lui-même une cause d'augmentation du profit, ni une cause de hausse du taux de l'intérêt provoquée par une hausse du profit. Lorsque la demande de force de travail augmente, parce que l'exploitation du travail se fait dans des conditions spécialement avantageuses, l'augmentation de la demande de capital variable qui en résulte a pour conséquence de diminuer et non d'augmenter le profit. Si dans ces circonstances il se produit une hausse du taux de l'intérêt, elle est due à ce que les salaires et le nombre d'ouvriers occupés s'élevant au-dessus de la moyenne, l'accroissement de la demande de capital variable se traduit par une demande de capital-argent. Ce dernier, comme toute marchandise, augmente alors de prix, et ce fait ne peut évidemment pas entraîner une hausse du profit, parce que celui-ci dépend en grande partie du bon marché de l'argent. Si, dans un moment pareil, le capitaliste d'argent, au lieu de jouer le rôle de prêteur, se faisait industriel, il verrait diminuer son profit d'autant plus que l'élévation du prix de la main-d’œuvre serait plus considérable. Le jeu des circonstances pourrait cependant être tel qu'il vit quand même augmenter son profit; mais cette augmentation ne pourrait d'aucune manière être attribuée à la hausse du prix du travail. Si, pour une cause quelconque, cette hausse se produisait dans des circonstances défavorables, elle ferait incontestablement baisser le taux du profit et elle augmenterait d'autant plus le taux de l'intérêt que la demande de capital-argent qu'elle déterminerait serait plus importante.

    Lorsqu'on fait abstraction du travail, la « demande de capital », dans le sens que lui donne Overstone, se ramène à une demande de marchandises, se traduisant par une augmentation des prix, soit qu'elle résulte de ce que les marchandises sont plus demandées, soit qu'elle provienne de ce qu'elles sont moins offertes. Lorsque l'industriel ou le commerçant est obligé de donner 150 £ pour des marchandises que précédemment il ne payait que 100 £, il est amené à emprunter 150 £ au lieu de 100 et de payer 7 1/2 £ d'intérêt au lieu de 5. Il paie plus d'intérêt puisqu'il emprunte plus de capital. M. Overstone s'efforce de faire admettre que l'intérêt du capital empruntable est identique à celui du capital industriel, son Bank Act étant combiné précisément pour permettre aux capitalistes d'argent de tirer le plus grand profit de la différence qui existe entre ces deux intérêts. Il est possible que la demande de marchandises, lorsqu'elle est la conséquence d'une diminution de l'offre au-dessous de la moyenne, n'absorbe pas plus de capital-argent que précédemment. La même somme ou peut-être une somme plus petite qu'auparavant est payée, mais une quantité moindre de valeurs d'usage est obtenue en échange. La demande de capital empruntable et le taux de l'intérêt restent donc les mêmes, bien que la demande et le prix des marchandises aient augmenté.

    Mais il peut arriver que l'offre d'un produit descende au-dessous de la moyenne, par exemple l'offre du grain ou du coton dans le cas d'une mauvaise récolte, et qu'en même temps augmente la demande de capital empruntable, le prix étant poussé à un niveau très élevé par des spéculateurs qui tiennent le produit momentanément éloigné du marché. Pour payer les marchandises sans les vendre, on se procure alors de l'argent au moyen de la « Wechselwirthschaft »commerciale (le jeu des traites de complaisance). Il en résulte une augmentation de la demande de capital empruntable, et, par suite, une hausse du taux de l'intérêt, déterminée par une diminution artificielle de l'offre.

    La demande d'un produit peut augmenter bien qu'il y ait accroissement de l’offre, parce que le prix est tombé au-dessous du prix moyen. Dans ce cas, la demande de capital empruntable peut rester invariable ou même diminuer, étant donné qu'une même somme d'argent permet d'obtenir une plus grande quantité de produits. Il se peut aussi que des spéculateurs fassent des provisions de ce produit, soit peur l'appliquer à la production dans des moments plus favorables, soit pour le vendre lorsque les prix seront plus rémunérateurs. Il pourrait y avoir alors une extension de la demande de capital empruntable suivie d'une hausse du taux de l'intérêt, qui serait l'indice de l'application d'un capital à la constitution d'une provision superflue d'éléments du capital productif. Nous ne considérons en ce moment que l'action de l'offre et de la demande de capital-marchandise sur la demande de capital empruntable; précédemment nous avons examiné comment cette dernière est influencée par les différents phénomènes que présente le procès de reproduction au cours du cycle industriel. En homme rusé, Overstone accouple l'affirmation triviale que le taux de l'intérêt est déterminé par l'offre et la demande de capital (empruntable) à sa propre déclaration que le capital empruntable ne se distingue pas du capital, cherchant ainsi à faire admettre qu'il n'y a d'autre capitaliste que l'usurier et d'autre capital que celui fonctionnant pour l'usure.

    Dans les périodes de crise, la demande de capital empruntable est une demande de moyens de paiement et non une demande de moyens d'achat. L'intérêt peut donc atteindre un taux très élevé, que le capital effectif - capital productif ou capital-marchandise - soit abondant ou rare. La demande de moyens de paiement exprime simplement le désir de convertir en argent, lorsque les négociants et les industriels offrent de bonnes garanties ; elle est une demande de capital-argent, lorsque l'avance de moyens de paiement ne doit pas seulement fournir la forme argent, mais aussi l'équivalent (sousn'importe quelle forme) nécessaire pour payer. C'est sur ce point que les. deux explications vulgaires des crises ont toutes les deux tort et raison. Ceux qui disent qu'il y a uniquement pénurie de moyens de paiement, ou bien ne considèrent de bonne foi que les industriels et les commerçants offrant de bonnes garanties, ou bien sont des fous, s'ils se figurent qu'il est du devoir et du pouvoir d'un banque de transformer, au moyen de ses bouts de papier, des banqueroutiers véreux en capitalistes honnêtes et solvables. Au contraire, ceux qui soutiennent qu'il. y a uniquement manque de capital, ou bien jouent sur les mots, car dans des moments pareils, le capital inconvertible existe en masse tant par l'excès d'importation que par la surproduction, ou bien ne pensent qu'à ces chevaliers du crédit qui dans ces périodes voient le bon public cesser de leur fournir des capitaux pour continuer leurs aventures et s'adressent sérieusement aux banques, non seulement pour qu'elles les aident à restituer les capitaux qu'ils ont engloutis, mais leur fournissent les moyens de continuer leurs tripotages.

    La production capitaliste exige qu'à la marchandise soit opposé l'argent, forme autonome de la valeur, c'est-à-dire que la valeur d'échange ait dans l'argent une forme autonome. Pour cela il est indispensable qu'une marchandise donnée soit la commune mesure de toutes les autres, la marchandise par excellence pouvant leur être opposée à toutes. Il doit en être ainsi pour deux raisons, surtout dans les nations où le développement du capitalisme a pour effet de substituer en grande partie à l'argent les opérations et la monnaie de crédit. D'abord, parce que dans les périodes de dépression, lorsque le crédit s'obtient difficilement et même ne s'obtient pas, l'argent devient brusquement le seul moyen de paiement, la seule valeur à opposer à la marchandise; d'où l'impossibilité de convertir celle-ci en argent et d'où par conséquent sa dépréciation. Ensuite, parce que la monnaie de crédit n'est de la monnaie que pour autant qu'elle soit substituée à de l'argent réel pour toute l’importance de sa valeur nominale. Or lorsqu'il y a drainage de l'or, la convertibilité de la monnaie de papier devient problématique, d'où des mesures de rigueur, hausse du taux de l'intérêt, etc., pour assurer cette convertibilité. Bien que ces mesures puissent être plus ou moins exagérées sous l'action de lois inspirées par des théories fausses sur la monnaie ou par l'intérêt des commerçants d'argent, comme les Overstone et autres, elles sont cependant en connexion directe avec le mode de production pour lequel elles sont appliquées. Une dépréciation de la monnaie de crédit - nous ne parlons pas d'une démonétisation qui, d'ailleurs, ne pourrait être qu'imaginaire) ébranlerait tous les rapports existants ; aussi, préfère-t-on sacrifier la valeur des marchandises et perdre plusieurs millions de ce côté pour sauver deux millions d'argent. Des faits pareils, qui sont inévitables dans la production capitaliste et en forment une des beautés, ne se présentent pas dans les modes antérieurs de production, dont la base étroite ne permet le développement ni du crédit, ni de la monnaie de crédit. Les crises monétaires, indépendantes des crises réelles ou aggravant ces dernières, sont inévitables dès l'instant où le caractère social du travail fait de la marchandise une monnaie, un objet en dehors de la production effective. D'autre part, il est certain que la banque, tant que son crédit n'est pas ébranlé, calme la panique en élargissant sa circulation fiduciaire et l'accentue en la réduisant. L'histoire de l'industrie moderne montre à chaque page que si la production nationale était organisée, la monnaie métallique ne serait nécessaire que pour solder les différences du commerce international. Ce qui établit a l'évidence que la monnaie métallique n'est nullement nécessaire pour les transactions intérieures, c'est le cours forcé auquel ont recours les banques nationales, comme seule ressource, dans les cas extrêmes.

    En parlant des transactions entre deux individus, il serait évidemment ridicule de dire que la balance des paiements est défavorable à l'un et à l'autre, car il est évident que lorsqu'on aura fait le compte des créances et des dettes de chacun, il faudra que l'un des deux soit débiteur de l'autre. Il n'en est nullement, ainsi des nations, et les économistes sont unanimes sur ce point quand ils disent que la balance des paiements peut être favorable ou défavorable à un pays, bien que sa balance du commerce doive finalement s'équilibrer. La balance des paiements se différencie de la balance du commerce en ce qu'elle est une balance du commerce qui doit être liquidée à un moment donné. Or, les crises ont pour effet de raccourcir le temps qui peut séparer la balance du commerce de la balance des paiements, et la réduction de ce temps est activée par toutes les circonstances qui accompagnent la crise, savoir : le drainage du rnétal précieux, la vente à tout prix des marchandises consignées, l'exportation des marchandises et leur vente à vils prix afin d'obtenir des avances dans le pays, la hausse de l'intérêt, la suppression du crédit, la baisse des valeurs et la vente au rabais des valeurs étrangères, l'appel au capitaux étrangers attirés par la dépréciation des actions, enfin, la banqueroute qui se Charge de laver une grande partie des dettes ; faits auxquels il convient d'ajouter cet autre, en ce qui concerne spécialement les relations des nations capitalistes avec l'Asie, que toutes en sont directement on indirectement débitrices.

    Dans le commerce, la différence entre les achats à terme et les achats au comptant n'affecte la valeur de la marchandise que pour autant que la circulation de la traite soit exceptionnellement longue, et il en est ainsi parce que chacun fait crédit d'un côté et en reçoit de l'autre. [Cette affirmation est en contradiction avec mon expérience. F. E.] L'escompte, qui joue un rôle dans le prix, est déterminé, non par le crédit commercial, mais par le marché financier.

    Si la demande et l'offre de capital-argent (qui fixent le taux de l'intérêt) étaient identiques, comme le prétend Overstone, à la demande et à l'offre de capital effectif, l'intérêt devrait être à la fois réduit et élevé d'après les différentes marchandises que l'on considère ou d'après les différents états (matière première, demi-fabricat, produit achevé) d'une même marchandise. En 1844, le taux de l'intérêt oscilla à la Banque d'Angleterre entre 4 % (de janvier à septembre) et 2 1/2 et 3 % (de novembre à la fin de l'année). En 1.815, il s'éleva à 2 1/2 , 2 3/4 et 3 % de janvier à octobre et varia de 3 à 5 % pendant les derniers mois. Le prix moyen du coton fair Orléans fut de 6 1/2 d. en 184 et 4 7/8 d. en 1845. Le 3 mars 1844, le stock de coton à Liverpool était de 627.042 balles et, le 3 mars 1845, il atteignait 773.800 balles. Si l'on considère le prix du coton, qui fut moins élevé en 1845 qu'en 1841, le taux de l'intérêt devait être relativement plus bas en 1845, ce qu'il fut effectivement. Mais si l'on part du prix du fil, dont le prix fut relativement élevé pendant cette année et qui donna un profit relativement plus grand, le taux de l'intérêt aurait dù être relativement plus haut. Du coton à 4 d. la livre donnait en 1845 un fil (n° 40, bon mule twist de seconde qualité) qui revenait à 8 d. au filateur et qu'en septembre et octobre de la même année il put vendre de 10 1/2 à 11 œ d. la livre. (Voir plus loin le témoignage de Wylie.)

    La question peut être tranchée de la manière suivante : La demande et l'offre de capital empruntable seraient identiques à la demande et à l'offre de capital en général (bien qu'il soit absurde de parler de demande et d'offre de capital en général, l'industriel ou le commerçant ne demandant jamais du capital comme tel, mais du capital sous forme d'une marchandise nettement déterminée), si les capitalistes prêteurs, au lieu de prêter de l'argent, prêtaient ou louaient aux industriels des machines, des matières premières, etc., de même qu'ils louent maintenant les maisons dont ils sont propriétaires. Dans des conditions pareilles, il n'y aurait aucune différence entre l'offre de capital empruntable et l'offre d'éléments de production à l'industriel et de marchandises au commerçant; mais dans ce cas, le profit serait partagé entre le prêteur et l'emprunteur en proportion de la partie du capital qui appartient au premier et de celle qui est la propriété du second.

    D'après M. Weguelin (C. B. 1857) le taux de l'intérêt est déterminé par « la masse de capital inoccupé » (252) et est « simplement un index du capital qui cherche un placement » (271). Le capital inoccupé, il l'appelle également « floating capital » (185), en comprenant sous cette dénomination « les billets de la Banque d'Angleterre et les autres instruments de circulation du pays, par ex. les billets des banques provinciales et le numéraire ainsi que la réserve des banques » (502, 503), et aussi l'or en barre (503). Il affirme également que la Banque d'Angleterre a une grande influence sur le taux de l'intérêt aux époques « où nous (la Banque d'Angleterre) avons effectivement entre les mains la plus grande partie du capital inoccupé » (1198), ce qui est en opposition avec la déposition reproduite plus haut de M. Overstone, qui déclare qu'à la Banque d'Angleterre « il n'y a pas de place pour le capital ». Plus loin, M. Weguelin dit encore :

    « A mon avis, le taux de l'escompte se règle d'après la masse de capital inoccupé dans le pays, et cette masse est représentée par la réserve de la Banque d'Angleterre. qui est en réalité une réserve métallique. Lorsque cette réserve diminue, la masse de capital inoccupé dans le pays, diminue également et la valeur du restant augmente » (1258).

    De son côté, J. Stuart Mill déclare (1102) :

    « Pour assurer la solvabilité de son banking department, la Banque est obligée de faire tout son possible pour maintenir la réserve de celui-ci, ce qui l'oblige, dès qu'elle constate que cette réserve diminue, de restreindre ses escomptes ou de vendre du papier. »

    La réserve, pour autant qu'il n'est question que du banking department, est uniquement une réserve pour les dépôts, car d'après les Overstone, le banking department opère exclusivement en banquier, sans préoccupation de l'émission « automatique » des billets. Mais dans les périodes de dépression, la Banque n'a pas à s’occuper seulement de son banking department, dont la réserve est constituée uniquement par des billets ; si elle veut ne pas faire faillite, elle doit aussi avoir l’œil largement ouvert sur sa réserve métallique. En effet, à mesure que cette réserve disparaît, diminue la réserve de billets, et personne n'est mieux en situation de le savoir que M. Overstone, qui a si sagement combiné toutes ces choses par son Bank Act de 1844.


    Notes

    [1] C. B, 1857. Déposition du banquier Twells : « 4516. Comme banquier, faites-vous des affaires en capital ou en argent ? - En argent. - 4517. Comment les dépôts sont-ils versés à votre banque ? - En argent. - 4518. Comment les restituez-vous ? - En argent. - Pourrait-on dire qu'ils sont autre chose que de l'argent ? - Non. »

    Overstone (voyez le chap. XXVI) confond continuellement « capital » et « money ». Il appelle value of money (valeur de l'argent) l'intérêt rapporté par l'argent et value of capital (valeur du capital) l'intérêt produit par les prêts de capital productif et déterminé, par conséquent, par le profit donné par celui-ci. Il dit : « 4140. Il est très dangereux de se servir du « capital » - 4143. Le drainage de l'or anglais aboutit à une diminution de la masse d'argent du pays et il doit en résulter naturellement un renforcement de la demande sur le marché de l'argent (par conséquent, pas sur le marché du capital). - « 4112. A mesure que l'argent s'exporte la masse en diminue dans le pays et cette diminution fait monter la valeur de l'argent restant ». (Ce qui veut dire, d'après lui, que la contraction de la circulation détermine une hausse de la valeur de l'argent en tant qu'argent relativement à la valeur des marchandises, une augmentation de la valeur de l'argent correspondant par conséquent à une baisse de la valeur des marchandises. Mais comme ensuite il fut démontré d'une manière indiscutable, même pour Overstone, que ce n'est pas la masse de l'argent en circulation qui détermine les prix, il dit maintenant que la diminution de l’argent comme moyen de circulation fait hausser sa valeur en tant que capital productif d'intérêts et fait par conséquent hausser le taux de l'intérêt). « Et cette hausse de la valeur de l'argent restant enraie le drainage et se maintient jusqu'à. ce qu'elle ait fait refluer suffisamment d'argent pour rétablir l'équilibre ».

    [2] Ce fait donne lieu à une confusion qui fait considérer le dépôt comme « argent », à la fois pour le déposant, qui a le droit d'en réclamer le paiement au banquier, et pour le banquier, qui en fait dispose de l'argent déposé. Le banquier Twells cite l'exemple suivant devant la Commission d'enquête de 1857 : « 4528. Je commence les affaires avec un capital de 10.000 £. Si j'en utilise 5.000 pour acheter des marchandises et si j'en dépose 5.000 chez un banquier pour en disposer en cas de besoin, je ne considère pas moins le tout comme étant mon capital, bien que 5.000 £ se trouvent à l'état de dépôt ou d'argent. - 4531. Vous avez donc donné à un autre ces 5.000 £ en billets de banque ? - Oui. - 4532. Celui-ci a donc reçu ces 5.000 £ en dépôt ? - Oui. - 4533. Et vous, vous disposez d'un dépôt de 5.000 £ ? - Absolument. - 4534. Lui a donc 5.000 £ en argent et vous également vous avez 5.000 £ ? - Certainement. - 4535. Tout cela existe par conséquent en argent ? - Ah ! non ». La confusion vient en partie de ceci : Lorsque A fait un dépôt de 5.000 £, il peut disposer de cet argent comme s'il l'avait encore ; mais chaque fois qu'il envoie un ordre de paiement à son banquier, il annule une partie de son dépôt. Si le banquier a fait une opération au moyen de celui-ci, il donnera suite aux demandes d’argent de A au moyen de l'argent d'un autre dépôt. Lorsque A paie B par un chèque sur son banquier et que B remet ce chèque à son banquier, il suffira que le banquier de A ait un chèque sur le banquier de B, pour que l'échange de ces deux chèques fasse fonctionner deux fois comme argent le dépôt de A : une fois aux mains du banquier de A, une fois aux mains de A lui-même. Il est vrai que dans l'une des opérations le dépôt intervient pour solder une créance de A sur son banquier et une créance de celui-ci sur le banquier de B sans que de l'argent soit mis en circulation, de sorte que si le dépôt a agi deux fois, il l'a fait une fois sous forme d'argent effectif et une autre fois sous forme de titre donnant droit à de l'argent. Les titres de crédit tiennent lieu d'argent chaque fois qu'on fait la compensation des créances.


    Archives K. Marx
    Début Retour Sommaire Début de page Suite Fin
    Archive Lénine