1865

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Le Capital - Livre III

Le procès d'ensemble de la production capitaliste

K. Marx

§ 6 : La transformation d'une partie du profit en rente foncière


Chapître XXXIX : La première forme de la rente différentielle (la rente différentielle I)

Ricardo dit avec raison que la rente [la rente différentielle, car il admet qu'il n'y en a pas d'autre] est toujours la différence entre les produits obtenus par l'emploi de deux quantités égales de capital et de travail ». (Œuvres complètes, édit. Guillaumin, 1847, p. 43.)

« Sur des terres de même superficie », aurait-il dû ajouter, étant donné qu'il parle de la rente de la terre et non du surprofit en général.

Le surprofft recueilli normalement - et non par suite de circonstances accidentelles - dans le procès de circulation correspond toujours à une différence entre les produits de l'application de quantités égales de capital et de travail; il devient la rente foncière lorsque les mêmes quantités de capital et de travail appliquées à des terres de même surface donnent des résultats inégaux. Il n'est pas indispensable que les capitaux appliqués soient d'égale importance ; ils peuvent être inégaux -c'est même ce qui se présente le plus souvent - mais il faut que les mêmes parties, 100 £ par exemple, de chacun donnent des résultats, des taux de profit différents. A côté de cette condition générale de l'existence d'un surprofit, condition qui s'applique à toutes les branches de production, une seconde condition est nécessaire au point de vue de la question dont nous nous occupons spécialement : le surprofit doit se présenter transformé en rente foncière, en rente distincte du profit. Dans chaque cas, l'analyse doit porter sur le moment, la manière, les circonstances dans lesquelles se produit cette transformation.

Ricardo a encore raison dans le passage suivant, pour autant qu'il n'envisage que la rente différentielle :

« Tout ce qui diminue l'inégalité entre les produits obtenus au moyen de portions successives du capital employé sur le même ou sur de nouveaux fonds de terre, tend à, faire baisser la rente, tandis que tout ce qui augmente cette inégalité produit l'effet opposé, et tend à la faire hausser ». (Œuvres complètes, Edit. Guillaumin, 1847, p. 56.)

Au nombre de ces facteurs déterminants, il faut compter, non seulement la fertilité et la situation, mais :

  1. la répartition des impôts, suivant qu'elle est égale ou inégale ; c'est ainsi qu'elle est toujours inégale lorsque - tel est le cas en Angleterre - elle n'est pas centralisée et que l'impôt est prélevé sur le fonds et non sur la rente ;
  2. le développement inégal de l'agriculture dans les différentes régions du pays, l'influence de la tradition étant plus forte dans cette branche d'industrie et le nivellement s'y faisant moins rapidement que dans la manufacture ;
  3. l'inégalité de la répartition du capital entre les fermiers, inégalité qui est d'autant plus accentuée que l'application de la production capitaliste à l'agriculture et la transformation du paysan cultivant lui-même en ouvrier salarié sont relativement récentes.

Ces remarques préliminaires faites, je commence par résumer les particularités qui distinguent ma conception de celle de Ricardo et d'autres.


Considérons d'abord le cas où des capitaux égaux étant appliqués à des terres d'égale superficie ou à des parties égales de terres de surfaces inégales, donnent des rendements inégaux.

Les deux causes générales dont l'influence se fait sentir en pareille circonstance sont :

  1. la fertilité (c'est-à-dire tous les facteurs qui déterminent la fertilité naturelle des terres) ;
  2. la situation (celle-ci est décisive dans les colonies et d'une manière générale quand on considère des terres qui sont mises successivement en culture).

Ces deux causes peuvent agir inversement l'une de l'autre, une terre pouvant être située très favorablement et être très peu fertile, et réciproquement. Cette considération est importante, car elle explique comment il est possible que dans la mise en culture des terres d'un pays, on commence par les meilleures pour finir par les plus mauvaises ou inversement. Enfin il est certain que les progrès de la production sociale, en créant des marchés locaux et en développant les moyens de transport et de communication, tendent à faire disparaître les inégalités des terres au point de vue de leur situation, mais peuvent aussi accentuer ces inégalités en poussant à la séparation de l'agriculture et de la manufacture, en créant d'un côté de grands centres de production et en provoquant la dépopulation de l'autre.

Étudions d'abord la fertilité naturelle. Abstraction faite de l'influence du climat, etc., les inégalités des terres au point de vue de la fertilité naturelle se ramènent à des inégalités de composition chimique, c'est-à-dire des inégalités de teneur en matières propres à, nourrir les plantes. Cependant, les compositions chimiques et les fertilités à ce point de vue étant les mêmes, les fertilités effectives peuvent être différentes si les matières constitutives des terres sont différemment assimilables, différemment utiles au point de vue de la nourriture des végétaux. A côté du développement chimique de l'agriculture il faut donc considérer son développement mécanique, et l'on peut dire que la fertilité, bien qu'étant une propriété objective de la terre, comporte toujours un aspect économique en rapport avec les progrès de l'agriculture dans les deux domaines de la chimie et de la mécanique, C'est ainsi que des procédés chimiques (l'écobuage sur des terres argileuses lourdes et l'emploi d'engrais liquides sur des terres argileuses dures) ou des moyens mécaniques (l'emploi de charrues spéciales et le drainage) peuvent supprimer des différences entre les rendements de terres de fertilités naturelles égales, et même modifier l'ordre de succession de la mise en culture des terres, ainsi que cela s'est présenté à un moment donné en Angleterre pour les terres sablonneuses légères et les terres argileuses lourdes. Les mêmes résultats peuvent être obtenus par des améliorations artificielles de la composition des terres, par de simples changements de la méthode de culture ou par une interversion des couches du sol ayant pour effet d'incorporer le sous-sol à la terre arable, ce qui peut être réalisé soit par l'application de nouvelles cultures, la production de plantes à fourrages par exemple, soit par des moyens mécaniques ramenant le sous-sol à la surface, ou le mélangeant à la terre qui le recouvre, ou le mettant en culture sans le changer de place.

Il résulte de là qu'au point de vue de la fertilité économique, la productivité du travail, C'est-à-dire la capacité de l'agriculture de rendre immédiatement exploitable la fertilité naturelle de la terre - une capacité qui est en rapport avec le progrès en général - est un facteur de cette fertilité naturelle au même titre que la composition chimique et les autres propriétés naturelles.

Nous prendrons comme point de départ un stade déterminé de l'agriculture et nous admettrons que la classification des terres - il en est naturellement ainsi pour les applications des capitaux - est en rapport avec cette situation de l'industrie agricole. La rente différentielle peut dans ces conditions se présenter en série ascendante ou en série descendante, car bien que la classification soit faite pour l'ensemble des terres réellement en culture, il y a en un mouvement dont elle est la résultante.

Supposons les terres réparties en quatre catégories A, B, C, D et admettons que le prix d'un quarter de froment soit de 3 £ = 60 sh. Puisqu'il s'agit de rente différentielle simple, le prix de 60 sh. est le coût de production de la terre la plus mauvaise et est égal pour cette terre à la dépense de capital augmentée du profit moyen.

Supposons :

  1. que A, la plus mauvaise terre, nécessite une dépense de 50 sh. pour produire 1 quarter (d'une valeur de 60 sh.) et donne lieu, par conséquent, à un profit de 10 sh., soit 20 % ;
  2. que B, pour la même dépense, rende 2 quarters = 120 sh., soit un profit de 70 sh. ou un surprofit de 60 sh. ;
  3. que C donne 3 quarters = 180  sh., d'où un profit de 130 sh., soit un surprofit de 120 sh.;
  4. enfin, que D produise 4 quarters== 240 sh., ce qui représente un surprofit de 180 sh.

Nous avons donc la classification suivante :

Tableau I

 Terres 

 Production 

 Avance de capital 

 Profit 

 Rente 

 

Quarters

Shillings

 

Quarters

Shillings

Quarters

Shillings

A

160501/610  

B

2 120 50 1 1/6 70 1 60

C

3 180 50 2 1/6 130 2 120

D

4 240 50 3 1/6 190 3 180

Total

10 600       6 360

Par conséquent, la rente s'élève :

  1. pour D, à 190 - 10 = 180 sh., ou la différence entre le profit de D et celui de A;
  2. pour C, à 130-10 = 120 sh. ou la différence entre les profits de C et de A;
  3. pour B, à 70 -10 = 60 sh. ou la différence entre les profits de B et de A.

 Soit en tout une rente de 360 sh.

Cette série, dont chaque nombre représente un même produit dans une situation déterminée, peut, lorsqu'on la considère abstraitement - ainsi que nous l'avons démontré, les choses se présentent parfois ainsi dans la réalité, - être descendante (de D à A, de la terre la plus fertile à celle qui l'est le moins), ou être ascendante (de A à D, de la terre la moins fertile à la plus fertile), ou être alternante, tantôt descendante, tantôt ascendante, par ex. de D à C, de C à A, de A à B.

La série descendante correspond à un procès se déroulant de la manière suivante : Supposons que le prix du quarter ait été au début de 15 sh. Dès que les quatre quarters (nous disons 4 comme nous pourrions dire 4 millions) produits par la terre D n'ont plus été suffisants pour donner satisfaction à toute la demande, le prix du quarter à augmenté jusqu'à un niyeau (20 sh. par ex.) où il a été possible à la terre C de compléter l'offre, qui était insuffisante. La demande prenant plus d'importance, le prix est monté petit à petit jusqu'à 30 sh., ce qui a permis la mise en culture de B, puis il a fini par atteindre 60 sh., niveau où la terre A a pu être cultivée dans des conditions telles que le capital qui y a été appliqué a été assuré d'un profit de 20 %, au moins. La rente de D, qui au début était de 5 sh. par quarter, soit 20 sh. pour les 4 quarters, s'est donc élevée successivement à 15 sh. et à 45 sh. par quarter.

Au commencement, le taux du profit de D n'était que de 20 % comme pour A maintenant, et son profit total sur les 4 quarters n'était également que de 10 sh. ; mais ce profit représentait plus de froment, le prix étant de 15 sh., qu'il n'en représente maintenant, le prix étant de 60 sh. Or, c'est le froment qui assure la reproduction de la force de travail et c'est sur chaque quarter que sont prélevées les parts nécessaires pour la reconstitution du salaire et le renouvellement du capital constant; il en résulte qu'au commencement la plus-value était plus élevée et qu'il en était de même (toutes conditions égales) du taux du profit. (La question sera examinée spécialement et plus en détail en ce qui concerne le taux du profit).

Si la série s'était développée en sens inverse, si le procès avait commencé par la mise en culture de la terre A, le prix du quarter aurait dépassé 60 sh. à un moment donné et s'y serait maintenu aussi longtemps que la terre A aurait été seule à produire pour une demande dépassant ce qu'elle pouvait offrir. Mais bientôt la terre B aurait été mise en culture et le prix serait revenu à 60 sh. ; B, dont le coût de production n'est que de 30 sh., aurait donc vendu à 60 sh. et aurait touché, en admettant que sa production fut de 2 quarters, une rente de 60 sh.. Puis les terres C et D seraient entrées en scène et bien que leurs coûts de production fussent respectivement de 20 et de 15 sh., le prix du marché se serait quand même maintenu à 60 sh., étant donné que le quarter produit par A est nécessaire pour donner satisfaction à la demande tout entière. Dans ce cas, l'accroissement de la demande, celle-ci dépassant successivement ce que A peut produire, puis ce que A et B peuvent fournir, n'aurait pas eu pour conséquence que les terres B, C et D eussent été mises successivement en culture ; mais il en serait résulté une extension générale de la culture, qui accidentellement et plus tard aurait englobé les terres les plus fertiles.

Dans la première série, les prix vont en augmentant et en même temps augmente la rente et baisse le taux du profit. Nous montrerons plus loin que cette baisse peut être contrariée jusqu'à un certain point par des causes antagonistes ; car il convient de ne pas oublier que la plus-value ne détermine pas dans une égale mesure, dans toutes les branches de la production, le taux général des profits et que ce n'est pas le profit agricole qui détermine le profit industriel, mais inversement.

Dans la seconde série, le taux du profit reste invariable et la masse du profit est représentée par moins de blé ; mais le prix de celui-ci est plus élevé relativement aux autres marchandises. Là où une augmentation du profit pourra se produire, elle ne sera pas perçue par le fermier, mais elle sera distraite du profit sous forme de rente. L'hypothèse que nous avons faite admet cependant que le prix du blé reste stationnaire.

Le développement et l'accroissement de la rente différentielle restent les mêmes, que les prix restent invariables ou haussent, que l'on passe progressivement de la terre la plus mauvaise à la plus fertile ou que le mouvement de la mise en culture soit inverse.

Dans l'exemple que nous venons d'étudier nous avons supposé :

  1. que le prix progresse dans une série et reste invariable dans l'autre;
  2. que continuellement on parte des terres les moins fertiles pour arriver aux meilleures ou réciproquement.

Supposons maintenant que de 10 quarters qu'elle était au commencement, la demande s'élève à 17 quarters et que la terre la plus mauvaise A soit éliminée par une autre terre A, qui, pour des frais de production de 60 sh. (50 sh. de prix de revient +10 sh. de profit, au taux de 20 %), fournit 1 ⅓ quarter, soit un coût de production de 45 sh. par quarter. Admettons également que l'ancienne terre A ait été améliorée ou cultivée d'une manière plus productive, de telle sorte que pour une même avance de capital elle produise également 1 ⅓ quarter. Enfin, supposons que la productivité des terres B, C et D n'ait pas varié, mais qu'on ait mis en culture une terre A' d'une fertilité comprise entre celles de A et de B et des terres B' et B'’ de fertilités intermédiaires entre celles de B et de C . Les faits suivants vont se passer :

Primo. - Le coût de production du quarter de froment. c'est-à-dire le coût de production réglant le prix du marché, tombera de 60 à 45 sh., soit une baisse de 25 %.

Secundo. - Simultanément on aura passé de terres moins fertiles à des terres plus fertiles et réciproquement. C'est ainsi qu'on aura mis en culture la terre A' plus fertile que A, mais moins fertile que les terres B, C, D déjà en culture; de même on aura cultivé B', B" plus fertiles que A, A', B et moins fertiles que C et D.

Tertio. - Les rentes données par les terres B, C et D auront diminué, mais le total des rentes données par toutes les terres aura augmenté et sera de 7 ⅔ quarters au lieu de 6. La surface des terres cultivées et produisant de la rente aura augmenté, de même que le produit total, qui de 10 quarters se sera élevé à 17. Tout en restant invariable pour la terre A, le profit exprimé en quarters aura augmenté et le taux du profit peut également avoir haussé, une augmentation de la plus-value relative étant possible. Le prix des subsistances ayant diminué, les salaires ont baissé et l'avance pour le capital total et par suite l'avance totale sont devenues moindres. Enfin, la rente totale exprimée en argent est tombée de 360 sh. à 345.

Tableau II

 Terres 

 Production 

 Avance de capital 

 Profit 

 Rente 

 Coût de production par quarter 

 

Quarters

Shillings

 

Quarters

Shillings

Quarters

Shillings

 

A

1 ⅓60502/910  45

A’

1 ⅔75505/9 1536

B

290508/9703030

B’

2 ⅓1055012/9 14525 5/7

B’’

2 ⅔1205015/9 1⅓6022 1/2

C

31355018/91301 ⅔7520

D

41805028/91902 ⅔12015

Total

17    71 ⅔345 

Si les terres A, B, C et D étaient restées seules en culture, mais si leur productivité avait augmenté dans des conditions telles que le rendement de A fût de 2 quarters au lieu de 1, celui de B de 4 au lieu de 2, celui de C de 7 au lieu de 3 et celui de D de 10 au lieu de 4 - les mêmes causes ayant agi différemment sur les diverses terres - le produit total aurait été de 23 quarters au lieu de 10. Et si par suite de l'accroissement de la population et de la baisse des prix, la demande avait absorbé l'offre de ces 23 quarters, les résultats auraient été les suivants :

Tableau III

 Terres 

 Production 

 Avance de capital 

 Profit 

 Rente 

 Coût de production par quarter 

 

Quarters

Shillings

 

Quarters

Shillings

Quarters

Shillings

 

A

26050100030

B

4120502 ⅓7026015

C

7210505 ⅓16051508 4/7

D

10300508 ⅓25082406

Total

17       

Les chiffres de ces tableaux sont arbitraires, mais les hypothèses sont absolument rationnelles.

Nous avons admis que les améliorations n'ont pas le même effet sur toutes les terres et qu'elles agissent avec plus d'efficacité sur les bonnes terres C et D que sur les mauvaises A et B. L'expérience enseigne qu'il en est ainsi généralement bien que l'inverse puisse également se constater. Si les améliorations avaient donné de meilleurs résultats sur les mauvaises terres que sur les bonnes, la rente donnée par ces dernières aurait baissé au lieu d'augmenter. Nous avons supposé une augmentation absolue de la fertilité de toutes les terres et en même temps une augmentation de la fertilité relative des meilleures terres C et D, c'est-à-dire une plus grande accentuation de leur productivité par rapport aux autres terres pour les mêmes avances de capital ; il en est résulté nécessairement la hausse de la rente différentielle.

Nous avons supposé également que les besoins augmentent aussi rapidement que la production. Cette augmentation ne doit pas être considérée comme se produisant subitement, mais comme se faisant petit à petit jusqu'à ce que la série III soit réalisée. D'autre part, c'est une erreur de croire que les subsistances nécessaires ne donnent pas lien à une consommation d'autant plus grande qu'elles deviennent moins chères. L'abolition des corn laws (voir Newman) a démontré le contraire en Angleterre ; la thèse opposée a été inspirée uniquement par ce fait que des hausses et des baisses démesurées se produisent dans les prix des céréales sous l'influence de différences énormes et brusques dans les récoltes, dues exclusivement à des influences météorologiques. Ces variations, par le fait qu'elles sont subites et peu durables, n'ont pas le temps d'agir de tout leur poids sur la consommation, tandis qu'il en est autrement lorsque la dépréciation des céréales résulte d'une baisse normale du coût de production régulateur. L'augmentation de consommation peut être due également - et cette augmentation n'est pas étroitement limitée - à ce qu'une partie des céréales est employée dans la fabrication de la bière et de l'alcool. De plus, la demande n'est pas déterminée exclusivement par la consommation nationale, c'est-à-dire la population; elle peut être influencée également par l'exportation, comme cela a été le cas en Angleterre jusque dans la seconde moitié du XVIII° siècle. Enfin, le froment produit en plus grande quantité et à meilleur compte peut prendre la place du seigle ou de l'avoine dans l'alimentation de la grande masse du peuple et devenir ainsi l'objet d'un marché plus étendu, alors que l'inverse doit évidemment se constater si la production du froment diminue et si le prix de celui-ci augmente.

Nos suppositions étant admises, nous voyons que dans le tableau III le prix du quarter est tombé de 60 à 30 sh., soit de 50 %, et que la production, qui était de 10 dans le tableau I, s'est élevée à 23 quarters, soit une augmentation de 130 %. Quant à la rente, elle reste stationnaire pour la terre B; elle devient deux fois plus grande pour la terre C et plus que deux fois plus grande pour la terre D ; en tout elle augmente de 18 à 22 ½ £, c'est-à-dire de 22 1/9 %.

Nos trois tableaux - dans le premier, la série doit être considérée comme ascendante de A à D et descendante de D à A - représentent, soit trois situations différentes (la situation dans trois pays différents) à une même époque de l'histoire, soit trois situations qui se sont présentées successivement dans le développement d'un pays. Ils permettent de tirer les conclusions suivantes.

  1. Une fois que la série est constituée, quel qu'ait été son procès de formation, elle se présente invariablement comme une série descendante ; en observant la rente on partira toujours de la terre qui donne la rente la plus forte pour finir par celle qui n'en donne pas.
  2. Le prix régulateur du marché est toujours le coût de production de la terre la moins fertile, de la terre qui ne donne pas de rente. Ce prix reste stationnaire lorsque la série est ascendante (voir notre seconde hypothèse quant au tableau 1), puisque dans ce cas la mise en culture va de la terre la plus mauvaise à des terres de plus en plus fertiles. Cependant, dans ce cas, le prix du blé récolté sur la terre la plus fertile fait sentir son influence, en ce sens que l'action régulatrice de la terre A dépend de la quantité produite par la terre la meilleure ; la terre A cesserait même complètement de régler le prix du marché, si B, C et D produisaient plus que ce que les besoins demandent. C'est cette éventualité que Storch considère lorsqu'il dit que c'est la meilleure terre qui règle le prix. D'après cette thèse c'est le blé américain qui fixe le prix du blé anglais.
  3. Pour un stade déterminé du progrès, la rente différentielle résulte de l'inégalité de fertilité naturelle des terres (nous faisons abstraction des inégalités de situation), c'est-à-dire de la limitation de l'étendue des terres les plus fertiles. Il en résulte que des capitaux égaux doivent être avancés pour la culture de terres inégalement productives, la même avance de capital donnant des produits différents.
  4. Une rente différentielle et une rente progressivement différentielle peuvent provenir, soit d'une mise en culture partant des terres les plus fertiles pour se rapprocher des terres les plus mauvaises, soit d'une mise en culture ayant pour point d'arrivée les terres les plus productives, soit d'une mise en culture dans laquelle ces deux mouvements se croisent.
  5. Suivant le processus de mise en culture donnant lieu à une rente différentielle, celle-ci peut se former alors que les prix des produits du sol restent stationnaires, ou haussent, ou baissent. Lorsque la formation de la rente est accompagnée de la baisse des prix, la quantité de produits obtenus et le montant total de la rente peuvent augmenter, et des rentes peuvent prendre naissance sur des terres qui n'en avaient pas donné jusqu'alors, malgré l'élimination ou l'amélioration de la terre la plus mauvaise A et bien que les rentes données par des terres meilleures et même les terres les plus productives baissent (tableau II) ; à ces résultats peut également se rattacher une diminution de l'import total (en argent) de la rente. La baisse des prix est due à une amélioration générale de la culture et a pour conséquence de faire diminuer le rendement en argent de la terre la plus mauvaise ; elle peut donc avoir pour effet de faire rester stationnaires ou de faire baisser les rentes données par une partie des terres meilleures que la terre la plus mauvaise et de faire hausser celles des terres les plus productives. Il est vrai que pour chaque terre dont la production en quantité est donnée par rapport à la terre la plus mauvaise, la rente différentielle dépend du prix du quarter de froment. Mais lorsque le prix du blé est donné, la rente dépend de la différence entre la production de la terre que l'on considère et celle de la terre la moins fertile, de sorte qui si un accroissement général de la fertilité a pour effet d'augmenter plus la productivité, des meilleures terres que celle des autres, cette différence devient plus grande. C'est ainsi que dans le tableau I où le prix du quarter est de 60 sh., la rente de la terre D résulte de la différence entre ce que produit cette terre et ce que donne la terre A, différence qui est de 3 quarters ; cette rente est donc de 3 x 60 = 180 sh. Dans le tableau III, où le prix est de 30 sh. et la différence de 8 quarters, la rente est de 8 x 30 = 240 sh.

Ce raisonnement montre l'erreur de la théorie que l'on rencontre encore chez West, Malthus et Ricardo, qui admettent que la rente différentielle a pour condition indispensable la décroissance progressive de la fertilité des terres mises en culture. Ainsi que nous l'avons vu, la rente peut prendre naissance alors que l'on met successivement en culture des terres de plus en plus fertiles ; elle peut être connexe des progrès de l'agriculture. Elle a pour seule condition l'inégalité des terres, et pour autant que le développement de la productivité doive être considéré, elle exige que l'accroissement général de la fertilité n'ait pas pour conséquence de faire disparaître cette inégalité.

La période qui s'étend du commencement jusque vers le milieu du XVIII° siècle est caractérisée en Angleterre par une baisse ininterrompue du prix des céréales, malgré la baisse des prix de l'or et de l'argent, et par une augmentation (en envisageant toute la période) de la rente, de l'étendue des terres cultivées, de la production agricole et de la population. Cette situation correspond à notre tableau I combiné avec le tableau Il en ligne ascendante, avec la condition que la terre la plus mauvaise A a éte améliorée ou exclue de la culture des céréales. (Ce qui ne veut pas dire qu'elle n'ait pas été utilisée autrement, pour l'agriculture ou pour l'industrie).

Du commencement du XIX° siècle (date à préciser) jusqu'en 1815, le prix des céréales ne cessa d'augmenter et cette hausse est accompagnée d'une augmentation continue de la rente, de la superficie des terres cultivées, de la production agricole et de la population. Cet enchaînement de faits est reflété par notre Tableau I en ligne descendante. (Ajouter ici une citation sur la mise en culture à cette époque de terres de moins bonne qualité).

Du temps de Petty et de Davenant, les gens de la campagne et les propriétaires fonciers se plaignaient des améliorations et des défrichements. Cette époque est caractérisée par la baisse de la rente des meilleures terres et l'augmentation du produit total de la rente par suite de l'extension de l'étendue des terres donnant de la rente.

(Ajouter plus fard des citations au sujet de ces trois points et également au sujet de l'inégalité de fertilité des différentes parties cultivées d'un pays).

Au point de vue de la rente différentielle il convient de remarquer d'une manière générale que la valeur du marché est toujours plus élevée que le coût de production total de l'ensemble des produits. Ainsi, dans notre Tableau I, les 10 quarters qui constituent le produit total sont vendus 600 sh., puisque le prix du marché est déterminé par le coût de production (60 sh.) de A, et cependant leur coût de production est de 240 sh, ainsi que le montre le tableau suivant :

A

1 quarter = 60 sh. 1 quarter = 60 sh.

B

2 quarters = 60 sh. 1 quarter = 30 sh.

C

3 quarters = 60 sh. 1 quarter = 20 sh.

D

4 quarters = 60 sh. 1 quarter = 15 sh.
  10 quarters = 240 sh. Moyenne : 1 quarter = 24 sh.

Les 10 quarters, dont le coût de production est de 210 sh., étant vendus à 600 sh., leur prix du marché dépasse de 250 % leur coût de production. Ce prix du marché représente la valeur marchande déterminée par la concurrence, conformément au fonctionnement de la production capitaliste. Cette valeur est une fausse valeur sociale - il en est de même pour tous les produits -parce qu'elle résulte d'un acte social s'accomplissant d'une manière inconsciente et qu'elle a nécessairement pour base, non le sol avec ses différences de fertilité, mais la valeur d'échange du produit. Dans une société (non capitaliste) organisée sous forme d'une association méthodique et consciente, les 10 quarters représenteraient une quantité de travail égale à celle qui est contenue dans 240 sh., et ils ne seraient pas achetés à un prix représentant; 2 ½ fois le travail qui y est incorporé ; çet élément de l'existence d'une classe de propriétaires fonciers serait donc supprimé. Les choses se passeraient de la même manière que si la concurrence étrangère venait abaisser les prix au même niveau. Par conséquent, s'il est exact de dire que les prix des produits de la terre ne seraient pas modifiés (toutes circonstances égales) si avec le système actuel de production la rente différentielle était attribuée à l'État, il est absolument erroné de soutenir que la valeur des produits resterait la même si l'association était substituée à la société capitaliste. Dans la production capitaliste et en général dans toute production basée sur l’échange de marchandises entre les individus, le caractère social de la valeur s'affirme par ce fait que toutes les marchandises de même espèce ont le même prix de marché. Ce que la société en sa qualité de consommatrice paie en trop pour les produits de la terre, ce qui représente un déficit de la réalisation de son temps de travail dans la production agricole, constitue un excédent pour une partie de la société, les propriétaires fonciers.

Un second fait important pour la rente différentielle et dont nous nous occuperons dans le chapitre suivant, doit être mis en évidence. Il ne s'agit pas seulement de la rente par acre ou par hectare, de la différence entre le prix du marché et le coût de production ou entre le coût de production général et chaque coût de production particulier par acre, mais aussi du nombre d'acres de chaque catégorie de terre en culture. Cet aspect de la question est important au point de vue de la totalité de la rente que donnent toutes les terrés cultivées; en outre il nous conduit à l'étude de la hausse du taux de la rente alors que les prix n'augmentent pas, ou que, les prix baissant, les différences entre les fertilités des différentes terres ne s'accentuent pas, Nos exemples précédents nous ont donné :

Tableau I

 Terres 

 Frais de production 

 Production 

Rente

Catégories

Étendues

 

 

En blé

En argent

A

1 acre3 £1 quarter0 quarter0 £

B

1 acre3 £2 quarter1 quarter3 £

C

1 acre3 £3 quarter2 quarter6 £

D

1 acre3 £4 quarter3 quarter9 £

Total

4 acres12 £10 quarter6 quarter18 £

Si l'étendue des terres double dans chaque catégorie, nous avons :

Tableau Ia

 Terres 

 Frais de production 

 Production 

 Rente 

Catégories

Étendues

 

 

En blé

En argent

A

2 acres6 £2 quarters0 quarters0 £

B

2 acres6 £4 quarters2 quarters6 £

C

2 acres6 £6 quarters4 quarters12 £

D

2 acres6 £8 quarters6 quarters18 £

Total

8 acres24 £20 quarters12 quarters36 £

Si ensuite l'étendue cultivée devient plus grande pour les deux plus mauvaises catégories de terres, et si enfin les étendues cultivées et la production se modifient différemment pour les quatre catégories, la situation devient la suivante :

Tableau Ib

 Terres 

 Frais de production 

 Production 

 Rente 

Catégories

Étendues

 

 

En blé

En argent

A

4 acres12 £4 quarters0 quarters0 £

B

4 acres12 £8 quarters4 quarters12 £

C

2 acres6 £6 quarters4 quarters12 £

D

2 acres6 £8 quarters6 quarters18 £

Total

16 acres6 £26 quarters14 quarters42 £

Tableau Ic

 Terres 

 Frais de production 

 Production 

 Rente 

Catégories

Étendues

Par acre

Totaux

 

En blé

En argent

A

1 acre3 £3 £1 quarter0 quarters0 £

B

2 acres3 £6 £4 quarters2 quarters6 £

C

5 acres3 £15 £15 quarters10 quarters30 £

D

4 acres3 £12 £16 quarters12 quarters36 £

Total

8 acres 36 £36 quarters24 quarters42 £

Dans les quatre cas que nous envisageons, la rente par acre reste la même pour chaque catégorie de terre, c'est-à-dire que pour chaque catégorie le rendement du capital reste le même. Nous avons uniquement supposé - ce qui se présente journellement dans chaque pays - que les terres des différentes classes interviennent pour des étendues différentes dans la surface cultivée et que les rapports entre ces étendues varient, ce qui se constate continuellement quand on compare deux pays ou les situations d'un même pays à des époques différentes.

La comparaison des tableaux I et la montre que lorsque l'étendue cultivée augmente dans la même proportion pour les quatre catégories de terres, la production et la rente tant en blé qu'en argent augmentent dans la même proportion.

En lb et le l'étendue cultivée est trois fois plus grande qu'en I. En lb les trois quarts de cette augmentation sont dus aux terres des catégories A et B, dont les premières ne donnent pas de rente et les secondes donnent la rente différentielle la plus petite ; un quart est dû aux terres C et D. Il en résulte que bien que l'étendue cultivée soit 3 fois plus grande qu'en I, la production n'est pas 3 fois plus considérable : triplée, elle aurait dû être de 30 ; elle n'est que de 26. De même la rente totale ne s'est pas accrue proportionnellement à l'extension de la culture : de 6 quarters elle est devenue 14 quarters et de 18 £ elle est montée à 42.

En lc l'étendue cultivée n'augmente pas du tout pour la catégorie la plus mauvaise ; elle se développe peu pour la catégorie B et relativement beaucoup pour les catégories C et D. Aussi, bien que l'étendue cultivée n'ait fait que tripler, la production est devenue plus que trois fois plus grande (de 10 elle est devenue 36) et la rente totale a quadruplé (de 6 quarters elle est devenue 24 et de 18 £ elle est devenue 72).

Le prix des produits de la terre restant le même dans les trois cas, on voit que la rente totale augmente quand la superficie des terres cultivées s'accroît, à moins que cet accroissement ne porte exclusivement sur la terre la plus mauvaise, qui ne donne pas de rente. L'augmentation de la rente ne se fait pas toujours dans la même mesure. Lorsque l'extension de la surface cultivée provient proportionnellement plus des terres de bonne qualité que des terres mauvaises, ce qui a pour effet de faire augmenter la production plus rapidement que l'étendue des terres en culture, la rente en blé et en argent s'accroît dans les mêmes conditions. Au contraire, lorsque ce sont les terres de mauvaise qualité qui participent principalement à l'extension(en supposant que la terre la plus mauvaise continue à rester la plus mauvaise), la rente totale n'augmente pas dans la même mesure que l'étendue des terres cultivées. Par conséquent, si l'on compare deux pays où les terres A qui ne donnent pas de rente sont de même qualité, on voit que la rente totale est la plus petite dans celui où la terre A et les terres de qualité médiocre représentent la surface la plus grande par rapport à l'étendue totale des terres cultivées, c'est-à-dire que les rentes sont en raison inverse des quantités produites lorsque pour des étendues égales de terres cultivées les avances de capital sont les mêmes. L'influence sur la rente totale du rapport entre l'étendue des terres les plus mauvaises et celle des terres les plus fertiles est donc inverse de l'influence sur la rente par acre (et toutes circonstances égales sur la rente totale), du rapport entre la qualité des terres les moins productives et celles qui le sont le plus. La confusion de ces influences a donné lieu à quantité de considérations objectées à la rente totale.

La rente totale augmente par la simple extension de la culture et par l'accroissement, qui en est la conséquence, du capital et du travail appliqués à la terre. Bien que - et ce point de vue est des plus importants - les rapports entre les rentes par acre des différentes terres restent invariables d'après notre hypothèse, et qu'il en soit de même des taux des rentes calculés d'après les avances de capital par acre, nous voyons en faisant la comparaison de la et de I que les surfaces cultivées ayant été doublées, il en a été de même, non seulement de la production, mais de la rente totale : de 18 £ celle-ci s'est élevée à 36 £ lorsque l'étendue cultivée est passée de 4 à 8 acres.

Si dans le tableau I nous rapportons la rente totale (18 à l'étendue cultivée (4 acres), nous voyons que la rente (en comprenant dans le calcul la terre qui ne donne pas de rente) a été en moyenne de 4 ½ £ par acre. C'est de cette manière que l'on établit dans les statistiques la rente moyenne pour tout un pays. La rente de 18 £ a été obtenue pour une avance de capital de 10 £ et a donc été de 180 %. Ce rapport (180 %) est ce que nous appelons le taux de la rente.

Le même taux est donné par le tableau la, dans lequel l'étendue cultivée est de 8 acres au lieu de 4 et dans lequel toutes les terres ont participé dans la même mesure à l'extension. La rente totale y est de 36 £, la superficie des terres en culture de 8 acres et l'avance de capital de 20 £. D'où une rente moyenne de 4 ½  £ par acre et un taux de la rente de 180 %.

Dans le tableau lb, où l'extension de la culture a porté principalement sur les terres de qualité médiocre, la rente totale est de 42 £ pour une étendue de 12 acres, soit une rente moyenne de 3 ½ £ par acre. L'avance de capital est de 30 £, d'où un taux de la rente de 1,10 %. La rente moyenne par acre a donc diminué de 1 £ et le taux de la rente s'est abaissé de 180 à 140 %. Par conséquent, si la rente totale s'est élevée de 18 £ à 42 £, la rente moyenne a diminué tant par acre que par unité de capital. Il en a été ainsi, bien que sur chaque terre la rente soit restée la même par acre et par avance de capital, parce que les trois quarts de l'extension de la culture résultent de la terre A qui ne donne pas de rente et de la terre B qui donne la rente minimum.

Si, dans le tableau lb, l'extension était résultée exclusivement de la terre A, c'est-à-dire si la surface cultivée s'était composée de 9 acres de terre A, 1 acre de terre B, 1 acre de terre C et 1 acre de terre D, la rente totale aurait été de 18 £, soit une rente moyenne de 18/30 = 60 %. La rente totale aurait donc été la même que dans le tableau I, et la rente moyenne ainsi que la rente rapportée à l'acre et au capital auraient été de beaucoup inférieures.

Enfin, faisons la comparaison de lc avec I et Ib. Dans le tableau le la surface cultivée et l'avance de capital sont trois fois plus grandes que dans 1. La rente totale est de 72 £ pour 12 acres, soit 6 £ par acre, alors qu'elle n*était que de 4 ½ £ dans le tableau I ; le taux de la rente est de 240 %, au lieu de 180 %, et la production est de 36 quar­ters au lieu de 10.

Dans lb et lc les étendues cultivées, les avances de capital et les différences entre les terres sont les mêmes, mais les surfaces sont différentes pour les différen­tes catégories de terres. La production a été de 36 quarters au lieu de 26, la rente moyenne par acre de 6 £ au lieu de 3 ½ et le taux de la rente de 240 %au lieu de 140 %.

Dans les tableaux la, lb et lc, qui peuvent représenter des situations différentes coexistant dans différents pays ou des situations qui se sont présentées successivement dans un même pays, nous avons admis : que le prix du blé reste stationnaire, le rendement de la terre la moins fertile (la terre qui ne donne pas de rente) restant stationnaire ; que les inégalités des terres quant à la fertilité se maintiennent invariables ; que pour chaque catégorie de terre une même avance de capital par acre fournit la même quantité de produits, la rente par acre et le taux de la rente par capital avancé par acre restant constants. Ces conditions étant réalisées, nous voyons :

  1. que la rente augmente à mesure que l'étendue cultivée et par conséquent l'avance de capital s'accroissent, sauf le cas où l'extension se fait exclusivement par les terres qui ne donnent pas de rente ;
  2. que la rente moyenne par acre (la rente totale divisée par l'avance de capital) varient dans une très large mesure, dans le même sens, mais d'une manière différente.

Si l'on fait abstraction des cas où toute l'extension de la culture se fait sur la terre la rnoins fertile, la rente moyenne par acre et le taux moyen de la rente dépendent de la participation des différentes terres à la surface cultivée ou, ce qui revient au même, de la manière dont l’avance totale de capital se répartit entre les différentes catégories de terres. Quelle que soit l'étendue de la surface cultivée et quelle que soit l'importance de la rente totale (nous faisons abstraction du cas où l'extension de la culture se reporte exclusivement sur la terre la plus mauvaise), la rente moyenne par acre et le faux moyen de la rente restent constants aussi longtemps que la surface de chacune des catégories de terres représente la même fraction de l'étendue cultivée. Bien que l'extension de la culture et l'augmentation de l'avance de capital aient pour effet de faire augmenter la rente totale, on constate une diminution de la rente moyenne par acre et du taux moyen de la rente lorsque cette extension se fait davantage par les terres ne donnant pas de rente et en donnant peu que par les terres fertiles. Inversement, la rente moyenne et le taux de la rente augmentent d'autant plus que les meilleures terres interviennent pour une partie plus prédominante dans l'extension et par conséquent dans l'avance de capital.

Par conséquent, lorsque l'on considère la rente moyenne par acre ou par hectare de l'ensemble des terres cultivées, ainsi qu'on le fait généralement dans les statistiques comparant différents pays à la même époque ou le même pays à des époques différentes, on constate que la rente moyenne par acre et par suite la rente totale augmentent en même temps - et généralement plus que proportionnellement que la productivité, non pas relative, mais absolue de l'agriculture. En effet, la masse de produits récoltés par unité de surface et par unité de capital avancé est d'autant plus considérable que les terres de bonne qualité représentent une fraction plus importante de l'étendue totale cultivée. C'est pour cette raison que la rente totale semble déterminée non par la fertilité relative mais par la fertilité absolue, et que la loi de la rente différentielle semble supprimée. Il en résulte que l'on nie certains phénomènes ou que l'on cherche à les expliquer par des différences qui n'existent pas entre les prix moyens des céréales ou les fertilités des terres en culture ; or, la fertilité de la terre la plus mauvaise et par suite les coûts de production restant les mêmes et les différentes catégories de terres continuant à différer de la même manière, ces phénomènes résultent uniquement de ce que le rapport de la rente totale à l'étendue cultivée et son rapport à l'avance totale sont déterminés, non seulement par la rente par acre ou par le taux de la rente, mais également par les étendues relatives des différentes catégories de terres ou, ce qui revient au même, par la manière dont l'avance de capital est répartie entre les différentes terres. Jusqu'à présent ce fait a été totalement perdu de vue. En tout cas nous constatons - et cette constatation est importante pour la suite de notre étude - que la rente moyenne et le taux moyen de la rente (le rapport de la rente totale à l'avance totale de capital) peuvent varier alors que les prix restent les mêmes, que les différences entre les fertilités des terres ne changent pas et que la rente par acre et le taux de la rente par acre restent invariables.


Nous ferons encore les constatations suivantes, vraies intégralement pour la rente différentielle I et applicables en partie à la rente différentielle II dont nous parlerons plus loin.

Primo. - Nous avons vu que la rente moyenne par acre ou le taux moyen de la rente peut s'accroître lorsque la culture prend de l'extension, bien que les prix restent stationnaires et que les différences de fertilité restent les mêmes. Dès que toutes les terres d'un pays ont trouvé un possesseur et que les avances de capital pour le travail de la terre, la culture et la population sont arrivées à un certain degré de développement - circonstances qui doit être réalisées pour que la production capitaliste devienne dominante et s'empare de l'agriculture - le prix d'une terre cultivée d'une qualité donnée est déterminé par celui des terres de situation équivalente déjà en culture. Cette terre a donc un prix - dans la fixation de celui-ci il est tenu compte nécessairement des frais de défrichement - bien qu'elle ne donne pas de rente, et ce prix est la capitalisation de sa rente future. Il en est de même dans l'achat d'une terre qui est déjà en culture ; l'acquéreur paie en une fois les rentes qu'il touchera dans la suite, par exemple les rentes d'une série de vingt années, lorsqu'il base son opération sur l'intérêt au taux de 5 %. Toute terre lorsqu'elle est vendue est donc considérée comme produisant une rente, et le fait que cette rente existe seulement en perspective quand il s'agit d'une terre qui n'a pas encore été cultivée, n'établit aucune différence entre cette dernière et une terre déjà en culture. De même que pour un pays donné la rente moyenne effective est déterminée par le rapport de la rente annuelle totale à l'étendue totale des terres cultivées, de même le prix des terres non cultivées résulte de celui des terres déjà en culture et reflète l'importance et les résultats des avances de capital faites pour ces dernières. De ce que toutes les terres sauf les plus mauvaises sont capables de donner une rente - celle-ci s’accroît à mesure qu'augmentent la masse de capital avancé et l'intensité de la culture - il résulte qu'un prix nominal peut être assigné aux terres non cultivées et que celles-ci deviennent une marchandise et une richesse pour ceux qui les possèdent. Ce fait explique pourquoi le prix de l'ensemble des terres d'un pays, des terres non cultivées comme des terres cultivées, augmente (Opdyke), et il rend compte des spéculations sur les terres telles qu'elles sévissent aux États-Unis, par exemple.

Secundo - L'extension de l'agriculture se fait soit en incorporant au sol cultivé des terres de moins en moins fertiles, soit en y ajoutant des terres de même qualité que celles déjà en culture. Le premier système est appliqué, la production capitaliste étant établie, lorsque les prix augmentent, et, dans tout système de production, il peut être imposé simplement par la nécessité. La règle n'est cependant pas absolue. Des terres moins bonnes peuvent prendre le pas sur des terres meilleures parce qu'elles sont mieux situées que ces dernières, ce qui est un facteur décisif dans les pays jeunes. D'autre part, il peut arriver que dans une région comportant essentiellement des terres de première qualité, des lopins de qualité secondaire soient enchevêtrés en certains endroits dans les parcelles fertiles et doivent être mis en culture en même temps que ces dernières Cette situation assure aux terres moins bonnes un avantage par rapport aux terres meilleures, qui ne se trouvent pas dans la zone des terres déjà cultivées ou à cultiver.

C'est grâce à une circonstance de ce genre que le Michigan a été un des premiers dans les États de l'Ouest à faire l'exportation des céréales. Le sol y est en général pauvre ; mais le voisinage de l'État de New-York et ses communications avec les lacs et le canal de l'Érié l'avantagent par rapport à d'autres États plus fertiles, situés plus à l'Ouest. Cet État fournit également un exemple du passage d'un sol plus fertile à un sol qui l'est moins. Les terres de l'État de New-York, notamment celles situées dans la partie ouest, étaient plus productives, surtout pour le froment, que celles du Michigan. Un mauvais système de culture leur fit perdre leur fertilité et le sol du Michigan devint relativement plus productif.

« En 1836 la ville de Buffalo embarquait pour l'Ouest des farines qui provenaient principalement des régions à froment de l'État de New-York et du Canada supérieur. Aujourd'hui, à peine douze ans après, l’Ouest envoie par les lacs et le canal Erié du froment et de la farine à Buffalo et à Blackrock, un port voisin, d'où ils sont réexpédiés vers l'Est ; cette exportation fut spécialement stimulée par la famine qui régna en Europe en 1847. Ces faits ont eu pour conséquence de faire baisser les prix des céréales dans la région ouest de l’État de New-York, d'y rendre la culture du froment peu lucrative et de décider les fermiers à y donner la préférence à l'élevage des bestiaux, à la production laitière, à la culture des fruits, en un mot aux branches dans lesquelles ils espèrent que le Nord-Ouest ne pourra pas leur faire la concurrence. » (J. W. Johnston, Notes on North America, London 1851, I. p. 222.)

Tertio - C'est une erreur de croire que si les colonies et en général les pays jeunes peuvent exporter des céréales à des prix plus avantageux, il en est ainsi parce que leur sol est d'une fertilité naturelle plus grande. Ils vendent le blé non seulement au-dessous de sa valeur, mais au-dessous de son coût de production, c'est-à-dire au-dessous du coût de production déterminé dans les pays plus anciens par le taux moyen du profit.

Comme le dit Johnston (p. 223)

« si nous sommes habitués à rattacher aux expéditions considérables de froment que ces pays jeunes dirigent annuellement sur Buffalo, l'idée d'une fertilité naturelle plus grande et de l'existence d'étendues illimitées de sol riche »,

c'est que ces phénomènes dépendent en premier lieu de conditions économiques spéciales. Au commencement toute la population d'un pays pareil, du Michigan par exemple, est adonnée exclusivement à l’agriculture et poursuit l’obtention des produits que celle-ci fournit en masse et qui sont les seuls qui puissent être échangés contre ceux de l'industrie et des pays tropicaux. Tout ce qu'une pareille population produit au-delà de ce qu'elle consomme directement se présente donc sous forme de froment. C'est par ce caractère que les colonies modernes organisées en vue du marché mondial se distinguent de celles des périodes antérieures et surtout de celles de l'antiquité. Le marché mondial leur fournit entièrement finis - c'est grâce à cette division du travail que les États du Sud parent se consacrer presqu'exclusivement à la production du coton - des produits tels que les vêtements, les outils, que sans cela elles devraient fabriquer elles-mêmes. Il en résulte que si, en présence de leur existence récente et de la densité relativement faible de leur population, elles semblent fournir une masse de produits qui dépasse de loin leur consommation, ce fait doit être attribué, non à la productivité de leur sol et de leur activité, mais à la spécialisation de leur travail.

En outre les terres, même lorsqu'elles sont relativement peu fertiles, offrent, pendant les premiers temps de leur mise en culture (à moins qu'elles ne soient situées sous des latitudes absolument défavorables), des couches superfi­cielles dans lesquelles se sont accumulées des matières nutritives pour les plantes et sur lesquelles de nombreuses récoltes peuvent être obtenues sans engrais et par un labourage tout à fait sommaire. C'est ainsi que la nature a tellement bien préparé les prairies de l'Ouest qu'il est pour ainsi dire inutile d'y appliquer aucun travail prépara­toire [1]. D'autre part, dans des régions moins fertiles, l'excédent de la production provient, non de la grande fertilité du sol, c'est-à-dire du rendement par acre, mais de la quantité énorme d'acres qui peuvent être mis en culture superficiellement, le sol ne coûtant rien à celui qui le cultive ou presque rien comparativement aux pays anciens. Il en est ainsi, par exemple, dans certaines par­ties de l'État de New-York, du Michigan, du Canada, où fonctionne le système de la métairie. Une famille cultive superficiellement cent acres ; si la production par acre n'est guère élevée, les cent acres fournissent néanmoins un excédent considérable de produits pour la vente. De même le bétail peut être élevé sans frais sur des prairies naturelles. Dans les entreprises de ce genre le facteur décisif est non la qualité mais la quantité du sol. La possibilité de pareille culture superficielle a nécessairement une durée d'autant moins longue que la fertilité des terres nouvelles auxquelles on l'applique est moins grande ; en outre, elle dépend directement de la possibilité de l'exportation des produits qu'elle fournit.

« Et cependant les premières récoltes que donnera pareil pays seront excellentes, même en froment ; celui qui profitera de cette première crème du sol pourra envoyer au marché un riche excédent de froment » (op. cit., p. 224).

Cette culture intensive est impossible dans les pays d'exploitation plus ancienne où les conditions de la propriété ont pour effet que le prix des terres non encore en culture est déterminé par celui des terres cultivées.

Contrairement à ce que croit Ricardo, ces terres ne doivent pas être très fertiles et d'égale fertilité ; c'est ce qui résulte des chiffres suivants : en 1848, dans l'État de Michigan, 465.900 acres furent emblavés et produisirent 4.739.300 bushels de froment, soit en moyenne 10 1/5 bushels par acre et moins de 9 bushels si l'on décompte le grain nécessaire pour les semences. Sur les 29 comtés de cet État, 2 produisirent en moyenne 7 bushels, 3 en moyenne 8, 2 en moyenne 9, 7 en moyenne 10, 6 en moyenne 11, 3 en moyenne 12, 1 en moyenne 13, 1 en produisit 16 et 1 en donna 18 (op. cit., p. 226).

Au point de vue pratique, il faut considérer non seulement la fertilité plus grande, mais aussi la possibilité plus grande d'exploiter immédiatement cette fertilité. Cette dernière condition peut être remplie plus complètement par un sol naturellement plus pauvre que par un sol naturellement plus riche ; c'est le premier que, faute de capital, le colonisateur mettra et devra mettre d'abord en culture.

Quarto. - Abstraction faite du cas que nous venons d'examiner et dans lequel il faut avoir recours à des terres moins bonnes que celles cultivées jusqu'alors, l'extension de la culture par des terres de même qualité que celles des catégories B et C n'a nullement pour condition une hausse du prix des céréales, pas plus que l'extension annuelle de la filature de coton n'exige une hausse continue du prix du fil. Bien que les variations des prix du marché se répercutent sur l'importance de la production, l'agriculture présente continuellement, comme toute branche de production capitaliste et alors même que les prix sont les prix moyens qui n'ont guère d'influence sur la production, cette surproduction relative, identique à l'accumulation, qui dans d'autres modes de production est le résultat direct de l'augmentation de la population et qui, dans les colonies, a pour cause l'immigration. Le besoin ne cesse de croître, et la perspective de son accroissement a pour effet que continuellement de nouveaux capitaux sont avancés pour la production agricole, ce qui est une conséquence de ce que continuellement il se crée des capitaux nouveaux. Chaque capitaliste règle l'importance de sa production d'après le capital qu'il a disponible et d'après ce qu'il peut surveiller directement. Son but est d'occuper autant de place que possible sur le marché. Si cette tendance a pour résultat la surproduction, il ne s'en attribue pas la responsabilité, mais la rejette sur ses concurrents. Pour donner plus d'extension à sa production, il peut soit s'emparer d'une partie plus grande du marché, soit élargir celui-ci.


Notes

[1] [C'est l'extension rapide de la mise en culture de ces régions de prairies et de steppes qui a mis en évidence le ridicule de la théorie de Malthus, « la population presse sur les moyens d'existence », et a provoqué les lamentations des agrariens, annonçant la ruine de l'agriculture et de l'Allemagne, si des mesures énergiques ne viennent empêcher l'arrivée de ces moyens d'existence, « pressant sur la population ». La mise en culture des steppes, prairies, pampas, llanos, etc., n'en est cependant qu'à ses débuts ; elle est appelée à révolutionner l'agriculture européenne autrement qu'elle ne l'a fait jusqu'à présent. - F. E.]


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