1978

"Le titre du livre synthétise ma position : à la place de la démocratie socialiste et de la dictature du prolétariat du SU, je suis revenu aux sources, ai tenté de faire revivre la vieille formule marxiste, tant de fois reprise par Trotsky, de dictature révolutionnaire. Dit d'une autre manière, une dictature pour développer la révolution, et non pour produire de la "démocratie socialiste" immédiatement."


Nahuel Moreno

La dictature révolutionnaire du prolétariat


X. Trotskysme et trotskysme vulgaire : un résumé de nos divergences.


1. Trotskysme vulgaire : quelques considérations théoriques et de méthode.

La méthode du document du SU constitue une négation du marxisme. Son raisonnement est basé sur des vulgarités unies linéairement par des syllogismes et par le principe d'identité ; il s'appuie sur le sens commun, et non sur la dialectique. Aucune contradiction n'est signalée en ce qui concerne la dictature.

Aucune de ses caractéristiques ou tendances ne sont relativisées ; tout est absolu, identique à lui-même ; il n'y a ni exceptions, ni propositions conditionnelles. Le programme qui est formulé depuis le début est le même pour tous les pays à toutes les époques : "liberté politique illimitée" (avec, pour Mandel, le "suffrage universel") ; et le document prétend faire en sorte que le même code pénal, libéralissime et super-démocratique, serve pour toutes les guerres civiles.

Nous savons, au moins depuis Héraclite, que tout est relatif, "limité", médiatisé, exceptés les changements et les contradictions. Pour le SU tout est absolu, sauf l'existence du mouvement et les contradictions. C'est ainsi qu'il pourra y avoir une "liberté politique illimitée", c'est-à-dire une liberté qui ne soit conditionnée par rien ni par personne. Ni la lutte de classes, ni les péremptoires nécessités de la guerre civile ne pourront porter atteinte au code pénal du SU. La résolution semble nous crier : que la dictature s'effondre, et que la guerre civile soit perdue si cela s'avère nécessaire, mais que l'on ne touche pas à notre code pénal et à notre programme de "liberté politique illimitée"  !

Cet empire de l'absolu, cette absence de dialectique, qui finissent par occulter les contradictions de la réalité, ne permettent pas au SU d'éviter les sérieuses contradictions - non précisément dialectiques - auxquelles se heurte sa résolution. Bien au contraire, c'est justement cet empire de l'absolu et cette absence de dialectique qui les ont provoqués. Ceci ressort de manière particulièrement et dangereusement claire, lorsqu'il manifeste ses préoccupations - certes respectables - sur comment éviter les abus et la dégénérescence bureaucratique. Qui garantit qu'une personne ou une tendance accusée d'être bourgeoise ou contre-révolutionnaire le soit réellement ? Le stalinisme n'aurait-il pas, précisément, utilisé les dénonciations du danger de contre-révolution impérialiste pour justifier sa dictature répressive contre le mouvement ouvrier et les travailleurs ? Comment combattre cette politique stalinienne ? Il est ici nécessaire de considérer deux aspects. Le premier, le plus visible, est que c'est précisément en ce point, et seulement là, que se brise la séquence qui domine tout le reste de la résolution. La seule chose que le SU ne parvient pas à déterminer avec certitude est qui sont les révolutionnaires et qui sont les contre-révolutionnaires, une fois que le prolétariat a pris le pouvoir. "Si on dit que seuls les partis et organisations qui n'ont pas de programme ou d'idéologie bourgeois (et petit-bourgeois ?), ou qui ne sont pas engagés dans la propagande et/ou l'agitation anti-socialiste ou anti-soviétique' peuvent être légalisés, où va-t-on tracer la ligne de démarcation ? (...) Quelle est la ligne de démarcation entre le "programme bourgeois" et "l'idéologie réformiste" ?" (SU, 1977) [1]. Quand il s'agit de définir la "ligne de démarcation", il n'y a plus pour le SU que des doutes, et son document abandonne le terrain de l'absolu pour s'immerger dans un relativisme total.

Le second aspect du problème : comment le SU se sort-il de cette contradiction ? C'est très simple ! En donnant à ses préoccupations une solution juridique, normative, en reprenant à nouveau le caractère absolu et abstrait qui n'a rien à voir avec la lutte de classes : "liberté politique illimitée" pour tout le monde, et le code pénal le plus libéral de l'histoire face à la guerre civile. Comme nous le voyons, le seule chose qui ne soit à aucun moment venue à l'esprit de nos camarades, qui un instant en sont arrivés à douter de tout, c'est de se demander si le principe des "libertés politiques illimitées" pour tout le monde n'était pas contradictoire avec le maintien en permanence du pouvoir entre les mains des travailleurs.

Ces garanties absolues de type juridique ne servent à rien, et ne serviront jamais. Les normes absolues de la majorité du SU, la démocratie la plus large pour les partis capitalistes et réactionnaires, les codes pénaux et constitutions les plus démocratiques Pour juger les contre-révolutionnaires qui ont pris les armes contre le pouvoir ouvrier, ne servent qu'à la bourgeoisie et à la contre-révolution pour combattre la bureaucratie. Pour les trotskystes, la seule garantie réside dans le développement de la lutte de classes et la mobilisation permanente des travailleurs. Comme dans n'importe quel syndicat, on ne peut opposer aux abus bureaucratiques que la mobilisation ouvrière. Aucun statut ne peut empêcher les manoeuvres et les abus bureaucratiques, ceux-ci ne peuvent être mis en échec que par la mobilisation.

Il y a dans toute cette question une série d'aspects théoriques et de méthode que la majorité du SU semble ignorer. La dictature révolutionnaire du prolétariat n'est pas exempte de toute une série de lois dialectiques, comme le rapport entre la fin et les moyens, le tout et la partie, la nécessité et la liberté.

Le but de la dictature révolutionnaire du prolétariat n'est pas d'accorder des "libertés politiques illimitées" aux contre-révolutionnaires, comme il ressort de la résolution du SU - bien que cette proposition se couvre du manteau des libertés pour tout le monde, mais d'écraser les contre-révolutionnaires et de développer la révolution socialiste à l'échelle nationale et internationale. Les libertés qui sont accordées sont des moyens, certes très importants, mais en définitive des moyens, assujettis à la fin ultime, à savoir imposer la révolution et détruire la contre-révolution. Il s'établit donc entre les buts révolutionnaires et les moyens, la démocratie et les libertés, un rapport très contradictoire qu'il faut reconnaître et s'efforcer de dominer, mais qu'on ne peut éluder. La majorité du SU élimine cette contradiction de son programme ; ils ne disent pas une seule fois que les buts révolutionnaires obligent nécessairement à restreindre les libertés démocratiques.

Il se passe quelque chose de semblable avec la fameuse loi héritée de Hegel par le marxisme, selon laquelle "la liberté est conscience de nécessité". Comme nous l'enseigne Trotsky, cette loi fondamentale de la dialectique explique que la liberté absolue n'existe pas ; qu'au contraire toute liberté signifie la compréhension, l'acceptation et le développement des nécessités. Quiconque sait le besoin provoqué par la soif boit consciemment les boissons qui font le plus de bien à son organisme, et ceci constitue l'unique liberté réelle et humaine. Aucun homme normal ne pratiquerait la liberté ridicule et absolue consistant à prendre n'importe quelle sorte de liquide pour calmer sa soif, afin de démontrer qu'il est libre. Ce serait là la liberté d'un dément. La dictature révolutionnaire du prolétariat, tout comme une grève ou n'importe quelle lutte ouvrière, n'ignore pas ou ne doit pas ignorer ce rapport dialectique entre liberté et nécessité. Aucun marxiste qui se respecte ne va proposer une "liberté politique illimitée" pour tous, spécialement les contre-révolutionnaires, sans prendre en considération l'autre pôle fondamental de la relation : les nécessités urgentes de la dictature révolutionnaire du prolétariat. On accordera les libertés démocratiques qui prennent en compte (ou dont on est conscient qu'elles le fassent) les nécessités urgentes de la dictature. Toute liberté qui n'établirait pas ce lien avec les nécessités révolutionnaires serait comme la liberté du fou qui absorbe de l'urine ou de l'eau stagnante pour démontrer qu'il est libre.

Et enfin, la dictature révolutionnaire du prolétariat est soumise à la loi marxiste qui veut que le tout conditionne et détermine les parties, sans nier que la partie, à des moments précis, puisse révolutionner ou dépasser le tout. Cela signifie que la dictature ouvrière révolutionnaire conditionne et détermine les parties (les ouvriers en tant qu'individus, les secteurs de la classe, etc.).

Ces trois lois de la dialectique qui s'appliquent à la dictature ouvrière peuvent être combinées, pour formuler une autre loi, beaucoup plus générale : l'utilisation des moyens et la liberté des parties (individus, tendances et secteurs ouvriers) sont conditionnées au but consistant en la défense et le développement de la révolution socialiste, à la nécessité impérieuse de mettre en déroute la contre-révolution bourgeoise et impérialiste, et d'imposer la dictature révolutionnaire du prolétariat. Synthétiquement  : ne peuvent aspirer à la démocratie et aux libertés les plus larges que les secteurs qui acceptent et reconnaissent l'impérieuse nécessité de défendre la dictature révolutionnaire et de mettre en déroute la contre-révolution.

Mais toute la conception marxiste de ce siècle, se fonde justement sur la découverte théorique de que la "démocratie socialiste" est une catégorie opposée et qui entre en contradiction avec celle de "dictature du prolétariat". Elles sont dialectiquement opposées et historiquement liées. La dictature ouvrière engendrera son opposé, la "démocratie socialiste", comme la graine engendre la plante en niant à elle-même. Mais qu'une catégorie engendre son opposé ne veut pas dire qu'elles soient identiques, comme le soutient le SU.

Mais le SU préfère ne pas se compliquer la vie avec la dialectique ; son mode de raisonnement est très simple : il prend des catégories - le socialisme, la démocratie et la dictature du prolétariat, leur attribue des caractéristiques similaires, et les identifie à l'échelle historique. Socialisme et démocratie signifient tous deux "libertés illimitées" pour tous les habitants, et une nouvelle civilisation avec un code pénal bien supérieur à tout ce qui a jamais été connu dans les sociétés barbares de classes. Donc, parler de socialisme est pour nos camarades la même chose que parler de démocratie absolue. Par conséquent, comme la dictature du prolétariat est une condition nécessaire à l'émergence d'une "démocratie socialiste", "Démocratie Socialiste et Dictature du Prolétariat" - comme s'intitule la résolution - sont identiques, et c'est précisément cette identité qu'il s'agit de démontrer dans tout le document du SU.

L'erreur consistant à identifier la "démocratie socialiste" et la "dictature du prolétariat" s'étend jusqu'à une manie, celle de manier le seul principe d'identité : "démocratie soviétique" égale "démocratie socialiste", avec seulement une petite différence de détail. Là, comme avec d'autres concepts, le SU tombe dans le stalinisme. C'est justement Staline qui affirma cela en 1936. En s'efforçant de définir l'URSS, il dit la chose suivante : "l'organisation sociale que nous avons créée peut être appelée soviétique, socialiste, elle n'est pas complètement achevée, mais elle est au fond une organisation socialiste de la société". Cette affirmation de Staline, qui mettait, comme le SU, un signe d'égalité entre "soviétique et socialiste" (le SU ajoute démocratie, mais identifie également ces mêmes termes), fut critiquée par Trotsky avec les mêmes arguments que nous utilisons pour critiquer la résolution : "l'organisation sociale y est qualifiée "soviétique, socialiste". Mais les soviets représentent une forme d'Etat et le socialisme un régime social. Loin d'être identiques, ces termes, du point de vue qui nous occupe, sont opposés ; les soviets devraient disparaître dans la mesure où l'organisation sociale deviendrait socialiste, comme les échafaudages sont enlevés quand la bâtisse est construite" (Trotsky, 1936) [2].

Le SU commet toutes ces erreurs parce qu'il est incapable de comprendre que la dictature du prolétariat est une étape de transition qui combine les anciennes méthodes barbares de la société de classe, de l'oppression de classe et révolutionnaire, avec les objectifs de la libération de l'humanité. Dit d'une autre manière, il faut utiliser des méthodes barbares de coercition, de répression contre des secteurs de la société, contre les regroupements politiques et sociaux dans le cadre de la contre-révolution, pour ouvrir la voie à une société humaine, socialiste, sans coercition ni répression.

Les auteurs de la résolution n'ont pas compris Trotsky ni, en général, le marxisme. Trotsky nous a enseigné que le régime socialiste ou communiste du futur, avec une liberté illimitée pour tous, est "autre chose", quelque chose de complètement différent du "régime transitoire". "La dictature exprime la barbarie passée et non la culture future. Elle impose nécessairement de rudes restrictions à toutes les activités, y compris à l'activité spirituelle. Le programme de la révolution y voyait dès le début un mal temporaire et s'engageait à écarter peu à peu, au fur et à mesure de l'affermissement du nouveau régime, toutes les restrictions à la liberté." (Trotsky, 1936) [3].

La dictature du prolétariat, ce régime barbare, ne peut donner dès son instauration de "liberté politique illimitée", comme le dit le SU. Bien au contraire, il lui faudra appliquer "de rudes restrictions à toutes les activités", pour "écarter peu à peu... toutes les restrictions à la liberté.".


Début Précédent Haut de la page Sommaire Suite Fin

Archives Trotsky Archives Internet des marxistes