1978

"Le titre du livre synthétise ma position : à la place de la démocratie socialiste et de la dictature du prolétariat du SU, je suis revenu aux sources, ai tenté de faire revivre la vieille formule marxiste, tant de fois reprise par Trotsky, de dictature révolutionnaire. Dit d'une autre manière, une dictature pour développer la révolution, et non pour produire de la "démocratie socialiste" immédiatement."


Nahuel Moreno

La dictature révolutionnaire du prolétariat


I. Un programme de "liberté politique illimité" pour le Shah ou
un programme pour l'écraser sans pitié ?


3. La terreur rouge

Il n'est déjà pratiquement plus nécessaire de démontrer que ces conceptions impliquent un abandon de la terreur rouge. Le document du SU ne peut le dire ouvertement, mais qu'est-ce, sinon, que cette mollesse, cet abandon du concept de "délinquance rétroactive" ? La terreur rouge prend des otages et applique des mesures pénales contre des "groupes sociaux et de familles", c'est-à-dire contre les représentants des classes exploiteuses, même s'ils n'ont rien fait. Y compris contre leurs familles, comme avec le Tsar, qui fut exécuté avec tous les membres de sa famille, pour ne laisser aucune possibilité de revendications monarchiques. "Personne (comme Lénine) n'a compris aussi clairement, y compris avant la chute (du pouvoir), que sans représailles contre les classes possédantes, sans mesures de terreur d'une sévérité sans parallèle dans l'histoire, le pouvoir prolétarien, entouré d'ennemis des quatre côtés, ne pourrait jamais survivre. (...) La terreur rouge fut une arme nécessaire de la révolution. Sans elle, celle-ci aurait péri. Il est arrivé plus d'une fois qu'une révolution a péri à cause de la faiblesse, de l'indécision et de la générosité du peuple travailleur en général" (Trotsky, 1924) [10]. Le SU prétend défendre le pouvoir de l'état du prolétariat révolutionnaire avec son code libéral, et non "en appliquant où cela est nécessaire les méthodes dictatoriales dures et implacables, sans reculer devant aucune mesure décisive pour écraser l'hypocrisie bourgeoise", comme disait Trotsky (1922) [11].

Mais une fois de plus, il faut voir si Lénine et Trotsky, chefs de la première dictature révolutionnaire triomphante, ont agi pendant la Guerre civile comme nous le disons, ou comme le réglemente le document du SU. Et en passant, nous verrons si ce n'est vraiment qu'à partir de 1921 qu'ils ont divagué, comme le dit Mandel. Nous pensons que si nous appliquions les normes constitutionnelles et pénales du SU, nous parviendrions à la conclusion que nos maîtres furent des bureaucrates totalitaires incorrigibles, anti-démocratiques et répressifs, et qu'ils se trompèrent totalement bien avant 1921.

Voyons les faits. Comme le rapporte soigneusement Carr, presque immédiatement après l'insurrection d'Octobre, Trotsky lança publiquement un grave avertissement: "Nous retenons les cadets prisonniers, en tant qu'otages. Si nos hommes tombent aux mains de l'ennemi, que l'on sache que pour chaque ouvrier et chaque soldat nous exigeons cinq cadets... Ils croient que nous allons être passifs, mais nous démontrerons que nous pouvons être implacables lorsqu'il s'agit de défendre les conquêtes de la révolution". Un peu plus loin, il insistait: "Nous n'entrerons pas dans le règne du socialisme avec des gants blancs et sur un sol ciré". A propos de l'illégalisation du parti des cadets, il disait: "A l'époque de la Révolution Française, furent guillotinés par les jacobins, pour s'être opposés au peuple, des hommes plus honnêtes que les cadets; nous n'avons exécuté personne et nous ne pensons pas le faire, mais il y a des moments où la colère du peuple est difficile à contrôler". En poursuivant ce type de raisonnement, il disait un peu plus loin: "demander que l'on renonce à toute répression en temps de guerre civile, c'est demander que l'on abandonne celle-ci... Vous protestez contre la douce et faible terreur que nous appliquons contre nos ennemis de classe, mais vous devez savoir que, avant que le mois ne se termine, la terreur assumera des formes plus violentes, suivant l'exemple des grandes révolutions françaises. La guillotine sera là pour nos ennemis, et non plus simplement la prison." La dictature de Lénine et de Trotsky donna à la Tchéka le pouvoir de châtier en accord avec les "circonstances de l'événement et les impératifs de la conscience révolutionnaire", et non sur la base de la loi écrite. Et nous n'oublions pas que plusieurs années plus tard Trotsky considéra la Tchéka comme le "véritable centre du pouvoir, pendant la période la plus héroïque de la dictature prolétarienne" (Trotsky, 1931) [12].

Mais revenons au récit de Carr. Sur la base d'un critère de classe, quelques semaines après l'insurrection d'Octobre, on appliqua le travail forcé, "envoyant les hommes et les femmes de la bourgeoisie creuser des tranchées pour la défense de la capitale contre les allemands", sans qu'il importe en rien qu'ils soient ou non coupables de quelque chose, dans la mesure où ils étaient condamnés aux travaux forcés parce qu'ils appartenaient à la bourgeoisie. En 1918, Lénine écrivit un article, non publié en ce moment, où il proposait de "mettre en prison dix riches, une douzaine d'escrocs et une demi-douzaine d'ouvriers rencontrés en dehors du chemin de leur travail" et "de fusiller sur le champs un sur dix des coupables de vagabondage". Et même plus : "tant que nous n'imposerons pas la terreur-  fusillant sur le champ  - aux spéculateurs, nous ne parviendrons à rien".

Dans sa proclamation du 22 février 1918, dans laquelle était décrétée "la patrie socialiste en danger", la Tchéka ordonnait aux soviets locaux qu'ils "recherchent de toutes parts, arrêtent et fusillent immédiatement (Horreur ! sans loi écrite ni avocat !) tous les agents de l'ennemi, agitateurs et spéculateurs contre-révolutionnaires". A partir de cette proclamation, la Tchéka réalisa des exécutions dont "on ne peut déterminer en quelle quantité,-  sans aucun processus régulier ou jugement public". Commentant ces faits, Sverdlov déclarait en juillet 1918 : "des dizaines de sentences de mort furent exécutées par nous dans toutes les villes, à Pétrograd, à Moscou et dans les provinces".

Quand en août 1918 se produisit un soulèvement koulak à Pnéja, Lénine ordonna de "mettre en marche une terreur de masse implacable contre les koulaks, les prêtres, les gardes blancs et... de garder les suspects dans un camp aux environs de la ville", recommandant que l'on "prenne des otages qui répondront de leur vie de la rapidité et de l'exactitude des livraisons de grain.".

Une résolution du gouvernement soviétique du 29 juillet 1918, basée sur des discours antérieurs de Lénine et de Trotsky, dit : "Le pouvoir soviétique doit garantir ses arrières, plaçant la bourgeoisie sous la surveillance et appliquant contre elle la terreur des masses". C'est-à-dire, appliquant le "concept de délinquance rétroactive" et de "responsabilité collective des groupes sociaux". Expliquant cette doctrine léniniste et trotskyste, Dzerjinsky déclarait : "La Tchéka n'est pas un tribunal ; c'est la défense de la révolution, comme l'est l'Armée Rouge et, de même que dans la guerre civile, l'Armée Rouge ne peut s'arrêter pour se demander si elle va nuire à des individus particuliers, mais ne doit prendre en compte qu'une seule chose : - la victoire de la révolution sur la bourgeoisie -, de même la Tchéka doit défendre la révolution et vaincre l'ennemi,... bien que son épée tombe occasionnellement sur les têtes des innocents." Après l'attentat dans lequel Uritsky fut tué et Lénine blessé, le gouvernement promulgua la résolution suivante : "Tous les contre-révolutionnaires et ceux qui les incitent seront considérés comme responsables de tous les attentats contre les fonctionnaires du gouvernement soviétique et ceux qui soutiennent les idéaux de la révolution socialiste. A la terreur blanche des ennemis du gouvernement des ouvriers et des paysans, répliqueront par une terreur rouge massive contre la bourgeoisie et ses agents." Pendant le second semestre de 1918 furent fusillés à Pétrograd cinq cent douze contre-révolutionnaires déclarés "otages". Il n'y a aucun doute que fut appliqué le "concept de délinquance rétroactive", dans la mesure où il s'agissait dans de nombreux cas de "ministres tsaristes et d'une importante liste de hauts personnages". La Tchéka "ne juge pas, mais châtie", disait un de ses membres. Carr, avec toute son habileté, note : "l'essence de la terreur était son caractère de classe. Elle sélectionnait ses victimes, non en raison de délits spécifiques, mais de leur appartenance aux classes possédantes." Carr le comprit très bien, et non à la manière de ceux qui ont rédigé les thèses du SU, qui - abandonnant le point de vue de classe - ne condamneront que pour des "délits spécifiques" ou des "actes prouvés", pendant la guerre civile.

Si nous nous sommes à ce point arrêtés à ces citations, c'est pour démontrer que pour Lénine, Trotsky et les bolcheviks, il n'y avait ni "loi écrite", ni "non recours au concept de délinquance rétroactive", ni "emploi de moyens répressifs circonscrits à des crimes et actes prouvés", ni "rejet de tout concept de responsabilité collective de groupes sociaux, de familles, etc.", et que l'accusé n'était pas "censé être innocent jusqu'à ce que fût apportée la preuve du délit" ; c'est-à-dire, qu'il n'y avait rien qui tienne devant la loi, celle-ci tout à fait absolue, de défense de la révolution contre les intentions armées de la contre-révolution.


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