1978

"Le titre du livre synthétise ma position : à la place de la démocratie socialiste et de la dictature du prolétariat du SU, je suis revenu aux sources, ai tenté de faire revivre la vieille formule marxiste, tant de fois reprise par Trotsky, de dictature révolutionnaire. Dit d'une autre manière, une dictature pour développer la révolution, et non pour produire de la "démocratie socialiste" immédiatement."


Nahuel Moreno

La dictature révolutionnaire du prolétariat


II. Messianisme européiste : La contre-révolution impérialiste disparaît.


1. Uniquement des avantages pour l'Europe.

Comme un Moïse moderne, Mandel croit que ses "pays européens" sont les élus pour avancer vers le socialisme. Et au lieu de un Messie, toute une série de conditions exceptionnelles joueront en sa faveur et les "sauveront" de la contre-révolution impérialiste et de toutes ses conséquences.

Le messianisme, expression typique de la petite bourgeoisie impressioniste, ne connaît ni nuance, ni contradiction. Il oscille sans cesse entre le pessimisme le plus absolu, comme celui de la guerre mondiale inévitable dans un délai déterminé, et l'optimisme total, qui est celui d'ignorer les difficultés et de ne considérer que les avantages absolus. Cependant la réalité n'est jamais ni absolument négative ou positive. Les éléments favorables ou défavorables a nos objectifs se combinent généralement d'une certaine façon, ce qui fait qu'à chaque moment précis il existe plus ou moins de conditions favorables pour la révolution ou la contre-révolution.

Le messianisme du SU se dévoile dans son document par les silences et par l'absence d'inconvénients envisagé par la révolution socialiste et la dictature du prolétariat. Pour Mandel cela se fait explicite. Durant l'interview qu'il accorda à Weber en Mai 1976, il explique pourquoi il considère que les peuples d'Europe occidentale devront parcourir un chemin différent de celui qu'ont dû parcourir jusqu'à maintenant le reste de l'humanité pour arriver a la révolution.

Le premier avantage est celui de l'improbable possibilité d'une intervention de la contre-révolution impérialiste. "Je n'ai pas remarqué au Portugal une "descente" de l'armée régulière espagnole, pour ne pas dire de l'armée régulière française ou allemande ou américaine -  et je ne crois pas qu'une révolution victorieuse en Espagne, en Italie ou en France aura a faire face a cela, dans les premiers trois ou six mois. Le monde est aujourd'hui très différent de ce qu'il était en1917." (Mandel, 1976) [1].

Et un peu loin, il ajoute, en se référant aux possibilités de permanence d'un gouvernement de front populaire européen, comme c'est arrivé au Chili: "Le Chili, ça a duré trois ans, avec une classe ouvrière infiniment plus faible qu'en Europe occidentale, et avec la possibilité d'une intervention directe de l'impérialisme américain, qui est tout de même plus réduite en Europe occidentale qu'au Chili". (Idem) [2].

Ces affirmations de Mandel sont totalement irresponsables. Au Portugal il n'y a pas eu de révolution triomphante qui oblige la contre-révolution étrangère à intervenir militairement. Comme le démontrèrent les faits postérieurs, la révolution portugaise fut rigoureusement contrôlée par l'impérialisme. Seuls ceux qui croyaient, avec les secteurs d'extrême-gauche de toutes sortes, que sous le gouvernement de V. Gonçalves allait se produire la révolution ouvrière, seuls ceux-là peuvent aujourd'hui considérer la nécessité pour l'impérialisme d'intervenir militairement. Pourquoi Mandel est-il si sûr qu'une révolution triomphante au sud de l'Europe ne sera pas attaquée militairement par les armées bourgeoises de cette partie du continent durant les trois ou six premiers mois ? Quand donc ? Au bout de neuf mois ? Pourquoi une telle différence avec 1917 en ce qui concerne la guerre civile et les confrontations armées ? Seul un irresponsable peut écarter si catégoriquement cette éventualité. Examinons ce qui nous disent les faits de la réalité européenne. Les deux seules révolutions de caractère conseilliste sur le point de triompher, la hongroise de 1956 et la tchécoslovaque de 1968, furent, avant d'aboutir, immédiatement envahies par l'armée russe, avec l'accord de l'impérialisme.

Il n'a existe aucune autre expérience, ni même possibilité, de triomphe d'une révolution conseilliste en Europe, durant ce dernier quart de siècle. Et ces faits proclament qu'il n'existe aucune raison de croire que la révolution européenne sera beaucoup plus pacifique que les autres, ou qu'elle ne sera pas attaquée par les années bureaucratiques ou impérialistes.

Le second avantage pour l'Europe vient de ce que son "degré d'autarcie" "est infiniment plus élevé que le degré d'autarcie d'un pays comme le Chili" (Idem) [3].

Ceci est totalement faux puisque plus un pays est développé, moins il est autarcique. Trotsky n'a cessé de le répéter ; il disait, (et cela en 1928 !) que croire qu'un pays développé puisse construire le socialisme à l'intérieur de ses propres frontières, c'est "oublier la loi du développement inégal lorsqu'elle est le plus nécessaire". Et, prenant pour exemple les forces productives de l'Angleterre, il ajoute qu'à cause de son "développement exagéré (...) elle a besoin presque du monde entier pour s'approvisionner en matières premières et écouler ses marchandises." (Trotsky, 1928) [4]. "Cependant si nous abordons les problèmes de la construction du socialisme avec ce seul critère (celui de Mandel, pourrions nous ajouter), faisant abstraction des richesses naturelles du pays, des relations internes entre l'industrie et l'agriculture et de la place que celui-ci occupe dans le système mondial de l'économie nous tomberons dans de nouvelles erreurs non moins grossières.

Parlons de l'Angleterre. Représentant, indiscutablement, un degré supérieur du capitalisme, et précisément pour cela, (souligné dans l'original) ce pays n'a aucune probabilité d'organiser avec succès le socialisme dans le seul cadre de ses frontières insulaires. L'Angleterre bloquée se noierait au bout de quelques mois" (Idem) [5]. Et ce que disait Trotsky en 1928 est chaque jour plus vrai. Comme c'est le cas pour le Japon ou les Etats-Unis, l'autarcie économique de n'importe quel pays d'Europe occidental est pratiquement inexistante. Envisageons seulement le cas de l'Allemagne avec ses 110 mille millions de dollars en commerce extérieur ou de la France avec plus de 60 mille millions, pour nous rendre compte que leur économie dépend infiniment plus de l'économie et du commerce mondial que celle du Paraguay, de l'Angola, ou de l'Inde. Moins développé est un pays, plus son degré d'autarcie est élevé, et cela représente un des avantages de ce retard. Jusqu'à maintenant seul les courants réformistes et nationalistes du mouvement ouvrier, ont soutenu le contraire.

Le troisième soi-disant avantage est la structure sociale des pays européens. Sa justification est économiste. En se référant à la composition des forces années européennes en relation aux chiliennes, il dit: "Sur ce terrain aussi, je crois que nous serons en mesure d'éviter ces erreurs, et d'obtenir de meilleurs résultats. Déjà l'expérience du mouvement des soldats ces dernières années, surtout au Portugal, mais aussi en France et en Italie, montre que nous partons d'une meilleure plate-forme que les Chiliens, et que dans des pays hautement industrialisés (ou même dans l'armée on peut dire que la majorité absolue des recrues reflète la structure sociale du pays), avoir une colossale montée révolutionnaire qui ne se traduise pas par des oppositions à l'intérieur de l'armée, ça me parait peu probable. Nous avons là, des atouts majeurs par rapport a la situation au Chili." (Mandel, 1976) [6].

Cela veut dire que le fait qu'il y ait un développement industriel plus important et qu'à l'intérieur de la société le prolétariat européen occupe une place plus importante que dans les pays arriérés, ces faits bénéficieront de façon absolue à la classe ouvrière européenne et affaibliront les armées bourgeoises. Mécanique simple d'un syllogisme formel, sans contradiction, et, pour cette raison, erroné : A plus grand développement économique, plus grand nombre de travailleurs, à plus grand nombre de travailleurs, plus grande composition ouvrière des armées, à plus grande composition ouvrière des armées, moindre caractère contre-révolutionnaire de ces mêmes armées.

Avec ça, ce que Mandel veut nous dire, c'est qu'au Chili il y a moins de recrues (composition ouvrière) qu'en Europe. Mais ce qu'il semble ignorer c'est que de cette faible proportion de fils d'ouvriers, 80% étaient politiquement anti-impérialistes, ce qui s'est vu dans l'énorme crise des forces années chiliennes. Ce qu'il ne voit pas non plus, c'est qu'en Europe il existe une aristocratie ouvrière, résultat de l'exploitation des colonies et semi-colonies, ayant une vie relativement privilégiée si on la compare au secteurs ouvriers marginaux, surtout ceux des nationalités opprimées ; et c'est pourquoi, ce secteur de l'aristocratie ouvrière est pro-impérialiste et/ou réformiste. Que cela nous plaise ou non, la classe ouvrière est nettement divisée pour des raisons socio-économiques : d'une part ce secteur privilégié et d'autre part, ceux qui subissent le plus l'exploitation.

Et à cela s'ajoute, si ce n'était pas suffisant, le fait que dans les pays avancés existe une importante classe moyenne, qui est également pro-impérialiste. Pour cette raison, nous ne pouvons croire que l'existence d'une population prolétaire de quatre vingt pour cent amène nécessairement toute une série de facilités pour le processus révolutionnaire. Cette donnée statistique n'éclaircit rien. Les rapports sont beaucoup plus complexes que ce que prétendent les syllogismes de Mandel. La position qu'adopteront les secteurs privilégiés dépendra de la lutte politique. Par exemple la crise économique peut faire que d'importants secteurs d'entres eux se transforment en courroie de transmission de la contre-révolution impérialiste ou, au contraire, qu'ils passent à la révolution. C'est pourquoi les révolutionnaires de pays avancés ont une tâche supplémentaire : s'efforcer de gagner ces secteurs privilégiés pour la révolution, sinon ils seront les principaux collaborateurs de la contre-révolution impérialiste ou bureaucratique, à travers leurs partis réformistes ou les bandes fascistes.

Cette conception messianique du camarade Mandel se concrétise dans la résolution du SU, par l'ignorance totale de l'impérialisme et de la contre-révolution impérialiste. Comme nous le verrons, il ne mentionne l'impérialisme que deux fois et en référence historique. Rien d'autre dans tout le document. Et c'est la même chose avec la contre-révolution impérialiste. Cette caractérisation du SU est nouvelle. Il y a quelques années, il soutenait exactement le contraire  : dans peu de temps, se livreraient des confrontations décisives avec la contre-révolution impérialiste. Rappelons le : "Sans la construction d'une nouvelle direction dans le délai dont on dispose [qui était de quatre ou cinq ans en 72] le prolétariat européen connaîtra de nouvelles et terribles défaites d'importance historique, au terne d'une série de luttes des masses, certaines d'entres elles pouvant avoir l'amplitude de celles de Mai 1968 en France". (TMI, 1973) [7].

Dans le même document, on affirmait que "dans la plupart des cas, il faudra attendre 4 à 5 ans pour que commencent les batailles décisives". (TMI, 1973) [8]. Ces batailles n'ont pas eu lieu. Nous demandons alors au SU : N'allez vous pas expliquer pourquoi ? Faut-il attendre un ou deux ans de plus ? Dix ans ? Cette possibilité a-t-elle disparu pour un temps ? Pourquoi ? Mais surtout, camarades, pourquoi ne parlez vous plus de ces batailles pour lesquelles il fallait se préparer d'urgence ?

Apparemment et sans explication, ce danger de confrontation immédiate et mortelle contre la contre-révolution impérialiste n'existe plus, malgré que nous sommes toujours à des kilomètres de réaliser "la construction d'une nouvelle direction dans le délai dont on dispose".

Il est possible que le SU pense être en train de construire un programme pour gagner les secteurs qui sont pleins de préjugés démocratiques. Et par conséquent il ne peut parler d'attaques impérialistes parce que son programme super-démocratique ne voudrait plus rien dire. Cependant, nous ne gagnerons pas ces travailleurs en construisant un programme à la mesure de leurs préjugés, mais bien par l'action révolutionnaire. Le triomphe d'une dictature révolutionnaire en Europe devra s'opposer à un front unique contre-révolutionnaire de l'impérialisme, des bureaucrates des états ouvriers et tout spécialement de l'URSS, des secteurs privilégiés du mouvement ouvrier et de la classe moyenne qui s'aligneront sur les partis réformistes, démocrates-bourgeois ou fascistes. Et le programme que nous levons doit armer contre ce front unique tous ceux que nous gagnons à la révolution.


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