1978

"Le titre du livre synthétise ma position : à la place de la démocratie socialiste et de la dictature du prolétariat du SU, je suis revenu aux sources, ai tenté de faire revivre la vieille formule marxiste, tant de fois reprise par Trotsky, de dictature révolutionnaire. Dit d'une autre manière, une dictature pour développer la révolution, et non pour produire de la "démocratie socialiste" immédiatement."


Nahuel Moreno

La dictature révolutionnaire du prolétariat


II. Messianisme européiste : La contre-révolution impérialiste disparaît.


2. De la lutte armée en tous temps et tous lieux à un semi-pacifisme.

La stratégie du pouvoir du SU a maintenant réalisé un tournant conséquent. Puisque le danger de contre-révolution impérialiste n'existe plus et que les masses européennes - "les élus" - préfèrent aujourd'hui les méthodes pacifiques, ce seront celles que choisira aussi le SU. La lutte armée est complètement écartée.

Mais il est nécessaire de rappeler les positions antérieures, si proches, pour attirer l'attention sur le sens de ces va-et-vient. La majorité du SU a prêché pendant des années la religion de la lutte armée en tous temps et tous lieux. Ses documents étaient parcourus par le fantasme d'une sanglante contre-révolution impérialiste en Europe avant 6 ans, contre laquelle il fallait se préparer. En Amérique Latine, auto-convertis en avant-garde, ils ignorèrent le processus qui faisait que les masses allaient aux élections et considérèrent réformistes ceux qui n'étaient pas d'accords avec la guérilla, ou en Europe ceux qui n'étaient pas d'accords avec la violence minoritaire. C'est avec cette orientation que nos camarades français et anglais commencèrent a se confronter, bâton en main, à de petits groupes fascistes, et un important dirigeant français fut jusqu'à développer l'hypothèse qu'il fallait s'appuyer sur les paysans pour faire une guérilla de style castriste. C'était pour lui la seule façon de se confronter à la contre-révolution. Nous n'allons pas rappeler la polémique que nous avons soutenu à ce propos parce que tout le monde la connaît. Mais comme maintenant, selon la résolution, il n'y a presque plus jamais à faire la lutte armée, plusieurs questions surgissent. La première de ces questions est la suivante : Où est reléguée, pour le SU, la contre-révolution impérialiste, ou plus exactement, quand et comment a disparu ce danger qui les terrorisait avant ? Un document qui ne mentionne pas les inévitables confrontations armées qui se livreront aux cours des prochaines décades, ne sert, ni pour comprendre les révolutions triomphantes, ni les actuelles, ni les futures.

Il n'y a pas dans la résolution une seule ligne sur l'inévitabilité de ces affrontements. Il existe un chapitre pour après la prise du pouvoir, qui contemple les affrontements armés, mais qui fini aussi par dire que ces actions devront être régies par un code pénal humanitaire. Le document ne délimite pas les moments de la guerre civile, mais "il n'y a aucune classe historique qui passe de la situation de subordonnée à celle de dominante de manière subite, du jour au lendemain, bien que cette nuit serait-elle celle de la révolution". Il y a toujours un immédiatement avant et un immédiatement après.

L'avant, la période précédente, a signifié trente années de guerre civile au Vietnam, et vingt autres en Chine, tandis qu'elle a duré neuf mois en Russie. Le moment-même de l'assaut contre le pouvoir est un affrontement décisif, violent, plein d'incertitudes, dans lequel la situation se résout en faveur d'un camp ou de l'autre. "Est-il possible qu'un tel événement puisse dépendre d'un intervalle de vingt quatre heures ? Certes, oui. Quand il s'agit de l'insurrection armée, les événements se mesurent, non pas au kilomètre de la politique, mais au mètre de la guerre. Laisser passer quelques semaines, quelques jours, parfois même un seul jour, équivaut, dans certaines conditions, à la reddition de la révolution, à la capitulation." (Trotsky, 1924) [9].

C'est un "art", disait Lénine, un moment essentiellement militaire, qui exige d'"organiser un Etat-major... lancer les régiments fidèles sur les points les plus importants... envoyer contre les élèves-officiers et la "division sauvage" des détachements prêts à se sacrifier jusqu'au dernier homme plutôt que de laisser pénétrer l'ennemi dans les parties centrales de la ville... les convoquer à la bataille suprême... occuper... le télégraphe et le téléphone..." (Idem) [10]. Et c'est ainsi que Trotsky résumait les exigences de Lénine pour la révolution qui fut la moins cruelle de l'histoire ! Pour l'Europe, Trotsky pensait qu'il était vraisemblable que l'on se heurte "à une résistance beaucoup plus sérieuse, beaucoup plus acharnée... des classes dominantes" qui "nous oblige à considérer l'insurrection armée et la guerre civile en général comme un art". (Idem) [11].

Ce qui se passe après n'est que la poursuite de la guerre civile. "La prise du pouvoir ne met pas fin à la guerre civile ; elle ne fait que changer son caractère". (Trotsky, 1924) [12], parce qu'il s'agit de défendre l'état ouvrier qui vient de naître, contre les tentatives désespérées de la contre-révolution de revenir à la situation antérieure.

La durée et la dynamique de ces périodes ne peut être déterminée à priori, mais toute l'expérience démontre qu'elles seront toujours plus inévitables. Sans la possession d'armes, sans guerre civile, il n'y aura pas de révolutions ouvrières, ni de dictatures révolutionnaires triomphantes. Mais pour la majorité du SU, cela ne se passe pas comme cela. Tout au plus, ils croient qu'il pourrait y avoir lutte armée dans des cas exceptionnels, une fois le pouvoir ouvrier consolidé. De là la pauvreté du chapitre consacré à l'auto-défense de l'état ouvrier.

Mandel ajouta quelques concepts dans l'interview qu'il accorda à Weber en mai 1976. "Il faut donc une dimension idéologico-morale supplémentaire pour qu'il y ait vraiment une crise révolutionnaire, c'est-à-dire un début de rejet par les masses de la légitimité des institutions de l'Etat bourgeois (souligné dans l'original). Et ça ne peut venir que d'expériences de lutte très profondes, d'un affrontement très profond - pas nécessairement violent ou sanglant, entre les aspirations révolutionnaires immédiates des masses et ces institutions." (Mandel, 1976) [13]. Cette conclusion du camarade Mandel par rapport à l'avenir des pays capitalistes européens, est très prudente, mais aussi très profonde. Jusqu'à présent, les affrontements révolutionnaires ont été nécessairement "violents et sanglants", comme ceux d'Iran et de nombreux autres. Mais pour Mandel, les "élus" européens suivront un autre chemin : pacifique, démocratique, puisqu'il est possible qu'il n'y ait pas d'"affrontements violents".

Les positions changent, mais l'impressionisme estudiantin et professoral qui les alimente reste le même.

Hier, quand ils avaient élu la jeunesse européenne influencée par le castrisme, la méthode était la guérilla et le lieu l'Amérique latine. Aujourd'hui, alors qu'ils élisent les masses occidentales bourrées de préjugés démocratique-bourgeois, c'est la "liberté politique illimitée" et en Europe.

La base objective apparente de ces positions est le moment particulier de la lutte de classes en Europe. Dans leur majorité, les travailleurs continuent à croire que tout se réglera par des élections qui amèneront les partis ouvriers au gouvernement. Mais nous, nous ne pouvons tirer des conclusions de mois en mois, en courant derrière les masses et les partis collaborationnistes. L'histoire de ce siècle montre que toutes les victoires de l'après-guerre furent le produit de terribles guerres civiles dans lesquelles l'impérialisme intervint sous une forme ou une autre ; que la guerre civile fait partie de la réalité contemporaine à un degré décisif. C'est ce qui se produisit en Russie, Yougoslavie, Chine, Corée du Nord, au Vietnam et à Cuba. Par rapport à la Russie, les guerres civiles démontrèrent une montée de la violence. La Révolution cubaine fut moins violente, mais cela est dû à une erreur de l'impérialisme, qui la toléra et laissa un de ses secteurs l'appuyer. De toutes manières il y eut plus tard intervention de l'impérialisme, avec une invasion et un blocus qui dure toujours. L'unique exception, l'Europe de l'Est, est relative puisque dans ces pays la révolution s'appuya, directement ou indirectement, sur la guerre soutenue par l'armée rouge contre l'armée impérialiste allemande, et qui coûta des dizaines de millions de morts.

En ignorant cela, en éliminant la dimension militaire de la révolution ouvrière - l'insurrection et la guerre civile -, la résolution du SU laisse les masses désarmées. Les ouvriers qui suivent le SU auront dans les prochaines décades à affronter avec ses idées les armées impérialistes.


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