1978

"Le titre du livre synthétise ma position : à la place de la démocratie socialiste et de la dictature du prolétariat du SU, je suis revenu aux sources, ai tenté de faire revivre la vieille formule marxiste, tant de fois reprise par Trotsky, de dictature révolutionnaire. Dit d'une autre manière, une dictature pour développer la révolution, et non pour produire de la "démocratie socialiste" immédiatement."


Nahuel Moreno

La dictature révolutionnaire du prolétariat


III. Démocratie bourgeoise ou démocratie ouvrière ?


1. Deux conceptions de la démocratie et des libertés ouvrières.

Les libertés démocratiques qui selon le SU seront amplifiées à l'infini au moment du triomphe de la dictature du prolétariat, sont en réalité les libertés formelles, politiques individuelles; les libertés démocratiques-bourgeoises correspondant au libre-échangisme capitaliste. C'est ce système qui devait régir une société que la bourgeoisie décrivait comme étant formée d'individus, vendeurs de marchandises, qui avaient une série de droits et quelques obligations, parmi lesquelles celle de respecter la propriété privée des moyens de production. C'est de là que venait la liberté pour tous de s'exprimer au travers de la presse, de se réunir, de faire de la propagande et de s'organiser politiquement.

Le marxisme a toujours critiqué cette conception de la liberté. Il signalait que dans les faits, cette liberté n'existait que pour les bourgeois, les seuls à pouvoir posséder des imprimeries, du papier, des bâtiments pour se réunir, des moyens de publicité et la possibilité de s'organiser en partis pour la polémique politique. C'est-à-dire qu'il s'agissait de libertés pour les riches, tout comme la démocratie antique était la démocratie des esclavagistes. De manière plus terre à terre, chaque ouvrier sait cela, qui n'a pas la "liberté" de s'arrêter de travailler pendant huit heures, qui est "autorisé" à se reposer le dimanche, mais pas les autres jours de la semaine, qui ne peut envoyer ses enfants à l'université, bien qu'aucune loi ne l'interdisse. N'importe quel membre de la classe moyenne le sait, comme celui qui doit se salarier pour manger même s'il a une profession qui lui permet de travailler "librement". Et l'étudiant qui "choisit" une carrière et ne trouve de place dans aucune université, et enfin tous les chômeurs qui veulent travailler et ne trouvent pas de travail.

C'est pourquoi sur ce point la critique marxiste de l'idéologie bourgeoise se résume dans la phrase qui dit que "la véritable liberté accordée aux travailleurs est celle de mourir de faim".

Mais le marxisme n'en reste pas là, il a aussi apporté la seule véritable explication théorique à ce sujet. Alors que pour l'idéologie bourgeoise la société est formée par les individus, pour le marxisme eue est essentiellement formée par des classes ; les individus sont médiatisés par les classes. Tous les individus n'ont pas les mêmes possibilités; l'un est bourgeois, et l'autre prolétaire. Et c'est ce fait fondamental qui détermine la marge de leurs possibilités, de leur développement et de leur liberté. C'est pourquoi, alors que les idéologues bourgeois s'interrogent sur la marge de liberté des individus dans une société déterminée, les marxistes commencent par s'interroger sur la marge de libertés atteinte par la classe ouvrière dans le cadre de cette société.

Ainsi, quand nous parlons de libertés ouvrières, nous distinguons deux niveaux : l'un, qui est celui de la classe ouvrière dans son ensemble au sein de la société ; et l'autre, celui des ouvriers en tant qu'individus au sein de leur classe. Ces deux niveaux ne sont pas identiques ; leur rapport est dialectique et devient souvent contradictoire. Par exemple, quand un syndicat achète ou exproprie une imprimerie, il y a une avancée de la liberté d'expression du prolétariat. Et c'est la même chose si cette organisation achète ou exproprie des bâtiments dans différentes villes : le droit de réunion pour cette profession s'étend dans tout le pays. Si les syndicats obtiennent leur légalisation, après avoir dû vivre dans la clandestinité, l'expansion de la démocratie, en comparaison de la situation antérieure, connaît un saut qualitatif. Il y a augmentation de la liberté de la classe au sein de la société. Si ce même syndicat signale dans ses statuts que les ouvriers peuvent faire des assemblées d'usine pour élire librement leurs délégués, ou s'il y a des réunions syndicales mensuelles dans lesquelles tout travailleur peut parler librement, il y a augmentation de la liberté des ouvriers en tant qu'individus au sein de leur classe. Dans ce cas, les intérêts de classe et des individus n'entrent pas en contradiction.

Supposons maintenant que ces syndicats se bureaucratisent et refusent à leurs adhérents et aux différents secteurs professionnels le droit de défendre démocratiquement leurs idées ou de contester la direction syndicale. Dans ce cas, ce qui avait été acquis en tant que classe s'oppose à ce qui a été gagné individuellement. Ce fait, qui est très grave et que nous dénonçons, ne doit pas nous faire oublier la conquête que signifie l'obtention de syndicats légaux, et ne peut donc nous amener à la position équivoque qui amènerait à leur donner moins d'importance, ou à ne les considérer que sous l'aspect de la restriction de la liberté d'expression des ouvriers.

Bien plus. Il y a des cas où nous approuvons le fait de restreindre une liberté individuelle. Supposons qu'une usine réunie en assemblée décide la grève. Si cette mesure est approuvée par la majorité, aucun ouvrier n'a le droit individuel d'aller travailler, ni même de faire de la propagande contre la grève ; s'il tente de le faire, il sera réprimé, y compris physiquement. Cette répression est pour nous la plus haute expression de la démocratie ouvrière : c'est la classe exerçant ses droits contre la bourgeoisie et sur les individus de la même classe qui obéissent à la bourgeoisie. Et si l'on parvient à réprimer les jaunes et que la grève est victorieuse, nous considérons cela comme une victoire de la démocratie ouvrière, parce que les conquêtes démocratiques les plus importantes sont celles que l'ensemble de la classe arrache à la bourgeoisie. Tant qu'il existera des classes, cette conception marxiste de la démocratie et des libertés régnera non seulement pour la démocratie ouvrière, mais aussi pour tout régime. La démocratie a toujours été interne ; elle a toujours été une forme pour le fonctionnement d'une dictature de classe. Elle n'a jamais été plus que cela : dictature pour les opprimés, démocratie pour les secteurs ou classes qui oppriment. Il n'a jamais existé de démocratie et de "liberté politique illimitée" pour tous les individus dans une société de classe, comme le prétend la bourgeoisie, et cela ne pourra exister pour les futures dictatures ouvrières, comme le prétend le SU.

Parmi les libertés, les véritables marxistes ont toujours revendiqué celles qui concernent les rapports économiques et le travail ; c'est-à-dire les nerfs et les muscles des travailleurs. Ce sont, par exemple, la "liberté" d'avoir un travail assuré, celle d'avoir un salaire qui permette la subsistance du travailleur et de sa famille, de travailler moins pour diminuer l'abrutissement résultant de très longues journées de travail, d'avoir du temps pour intervenir dans la vie politique. Marx revendiqua l'économique, le développement des forces productives, les rapports de production et la lutte de classes en tant que facteurs déterminants dans le processus historique, contre les conceptions rationalistes, idéologiques et individualistes bourgeoises qui considéraient comme étant décisifs d'autres facteurs, tels que les idées, les individus et les institutions. Nous devons faire la même chose avec les libertés démocratiques: sont décisives celles qui concernent les heures de travail et le niveau de vie des travailleurs.

Quand nous voulons savoir quel est le degré de démocratie ouvrière dans un pays déterminé, les deux questions-clés sont : quelles conquêtes démocratiques la classe ouvrière a-t-elle obtenu en tant que classe au sein de ce pays ? Quels droits individuels ou sectoriels, quels mécanismes internes, de fonctionnement, existent pour utiliser ces conquêtes, pour diriger ces institutions de classe ?

C'est précisément dans le mot "interne" que se trouve la différence entre les conceptions bourgeoise et ouvrière des libertés démocratiques. La conception bourgeoise lève le drapeau des libertés individuelles et sectorielles sans aucun contrôle de classe, parce que ce contrôle, dans la société bourgeoise, s'effectue indirectement et automatiquement à travers le respect de la propriété privée des moyens de production. A part de rares exceptions, qui confirment la règle, seuls les riches peuvent disposer d'imprimeries, de papier, d'heures d'antenne à la radio et à la télévision. La classe ouvrière ne possède pas - et ne peut le posséder immédiatement après la prise du pouvoir -, un mécanisme automatique qui lui assurerait que les libertés qu'elle accorde consolident la dictature et affaiblissent ses ennemis. Ce mécanisme ne peut consister qu'en la plus stricte discipline de classe pour affronter la bourgeoisie, pour la combattre, et dans le cadre de cette discipline, interne à la classe, il faut accorder la plus large liberté démocratique.


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