1978

"Le titre du livre synthétise ma position : à la place de la démocratie socialiste et de la dictature du prolétariat du SU, je suis revenu aux sources, ai tenté de faire revivre la vieille formule marxiste, tant de fois reprise par Trotsky, de dictature révolutionnaire. Dit d'une autre manière, une dictature pour développer la révolution, et non pour produire de la "démocratie socialiste" immédiatement."


Nahuel Moreno

La dictature révolutionnaire du prolétariat


IV. Qui prend le pouvoir et pourquoi faire ?


2. L'Etat, institution des institutions.

Ceux qui, comme les anarchistes, nient la nécessité des institutions ouvrières, nient en conséquence la nécessité de conquérir le pouvoir d'état. Ils ne remarquent pas cette dialectique, à propos de laquelle nous pourrions dire que l'état bourgeois gouverne à travers des institutions, et que les institutions bourgeoises gouvernent à travers l'état. L'état s'appuie sur elles et les utilise, mais la conquête du pouvoir d'état ne peut en aucun cas signifier un "coup d'état" dans le style des révolutions bourgeoises : elle signifie une fin et un commencement. Quand la classe ouvrière s'empare du pouvoir d'état, c'est que les institutions bourgeoises qui le soutenaient, déjà pourries sont tombées, et, que les nouvelles institutions ouvrières commençaient à être dominantes.

Les anarchistes nient par conséquent toutes les institutions et organisations qui nous amènent à la conquête du pouvoir d'état, comme l'armée rouge, les syndicats, les soviets, et, fondamentalement, le parti. Pour eux, la révolution n'a qu'un seul but ; détruire toutes les normes et institutions pour revenir à la société, se dissoudre en elle, et obtenir que chaque individu fasse ce qu'il désire. Dans ce schéma idéaliste, toute norme est considérée réactionnaire.

Supposons donc un instant que les choses puissent se passer ainsi, qu'une fois que nous ayons pris le pouvoir chaque individu soit absolument libre de faire ce qu'il désire. Que feront de cette liberté tous ceux qui ont été expropriés, les grands industriels, banquiers, propriétaires terriens, commerçants ? Que feront de cette liberté les petit-bourgeois conformistes quand ils devront commencer à partager les nécessités de tout le peuple, et s'incorporer au travail productif ? Que feront les membres des familles et les adeptes des tortionnaires du régime déchu dont les masses se seront fait justice  ? Il n'y a pas besoin de se creuser la tête pour répondre : ils se serviront de cette liberté absolue pour s'organiser et s'armer dans le but de restaurer l'ancien régime de privilèges, et bénéficieront pour cela du soutien inconditionnel de l'impérialisme mondial ; ils réorganiseront toutes les institutions bourgeoises. Comme il s'agira d'une lutte, il est évident que, de quelque manière, les révolutionnaires et les contre-révolutionnaires s'organiseront. Il y aura au moins deux camps, c'est-à-dire deux armées qui s'armeront et auront besoin d'une organisation et d'une discipline internes, même si elles ne sont pas uniformes. Ces armées seront des institutions bien qu'aient été édictées des normes les interdisant. Faut il ajouter quelque chose ?

La seule chose que puissent faire les anarchistes est ce qu'ils ont fait en Espagne quand ils avaient le pouvoir à portée de la main : ils diront que chacun fasse ce qu'il veut, et si leurs paroles ont un certain écho parmi les masses, la contre-révolution dévastera ce pays. Avec pour seule différence, qu'au lieu d'un million de morts, ce solde tragique sera plusieurs fois multiplié. Que peut-il se passer d'autre quand l'armée impérialiste affronte des individus à ce point sujets uniquement à leur libre arbitre ?

Résumons : les individus isolés ne peuvent s'affronter aux institutions  ; pour cela, ils doivent s'organiser. Même pour nous mobiliser, nous avons besoin d'institutions qui fixent des objectifs et des responsabilités individuelles. Une fois qu'ont été obtenues des victoires, grandes ou petites, elles doivent se sanctionner dans des institutions ; l'avancée doit se refléter au niveau de l'état. Et finalement, une fois le pouvoir conquis, les travailleurs doivent s'appuyer sur des normes et institutions mille fois plus solides que celles dont ils disposaient avant parce que la contre-révolution internationale se sera mobilisée, et le restera jusqu'à ce qu'elle soit écrasée. Sur ce point, nous avons à apprendre de la bourgeoisie.

Le trotskysme s'affronte alors à la plus grave contradiction de la réalité : pour en finir avec toutes les institutions, il doit créer des institutions. Mais il la résout avec son programme de mobilisation permanente, qui liquidera au fur et à mesure, dans la seconde étape de la dictature du prolétariat, les institutions qu'il aura lui-même créées. Le parti révolutionnaire suscitera, dirigera, et fera en sorte que la mobilisation des masses devienne permanente, qu'elle liquide au fur et à mesure les organisations qui deviennent inutiles, et achèvera son oeuvre par l'extinction de l'état et sa propre dissolution dans la société. Le parti "instrument fondamental de la révolution prolétarienne", cédera la place à une mobilisation permanente de toute la population, à un niveau inconnu jusqu'à présent ; il cédera la place à une nouvelle société sans classes.

Bien entendu, nous ne pouvons dès maintenant établir une liste de toutes les institutions dont se dotera le prolétariat pendant la dictature, ni préciser leur rôle spécifique. C'est pourquoi, beaucoup plus que la conception anarchiste - au moins mobilisatrice -, nous combattons le raisonnement normatif, institutionnaliste, de la résolution du SU, qui tente de fixer des normes inamovibles pour le processus révolutionnaire. Nous critiquons la pédanterie, qui consiste à prétendre que nous sommes capables d'élaborer un programme valable en tous temps et en tous lieux, et à ne pas reconnaître qu'avec ce programme sont laissés de côté l'essence, la théorie et la méthode de la révolution permanente.


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