1978

"Le titre du livre synthétise ma position : à la place de la démocratie socialiste et de la dictature du prolétariat du SU, je suis revenu aux sources, ai tenté de faire revivre la vieille formule marxiste, tant de fois reprise par Trotsky, de dictature révolutionnaire. Dit d'une autre manière, une dictature pour développer la révolution, et non pour produire de la "démocratie socialiste" immédiatement."


Nahuel Moreno

La dictature révolutionnaire du prolétariat


V. Le fétichisme soviétique.


2. Que doivent être les soviets ?

Vous semble-t-il bon, camarades du SU, que pour répondre à cette question nous suivions Trotsky ? Supposons que c'est oui, et nous allons citer rien moins que Le Programme de Transition de la IV° Internationale. "Comment accorder les diverses revendications et formes de lutte, ne fût-ce que dans les limites d'une seule ville ? L'histoire a déjà répondu à cette question  : grâce aux soviets, qui réunissent les représentants de tous les groupes en lutte." "Par cette porte passent les représentants des couches qui sont entraînées dans le torrent général de la lutte." "En tant que pivot autour duquel s'unissent des dizaines de millions de travailleurs dans leur lutte, contre les exploiteurs, les Soviets..." (Trotsky, 1938) [3].

Ne faisant aucunement preuve d'originalité, nous croyons que les soviets sont des organisations de lutte et de ceux qui luttent, qui ne peuvent surgir que "là où le mouvement des masses entre dans un stade ouvertement révolutionnaire". (Idem) [4].

Mais qui sont ceux qui luttent ? Ce n'est pas tout le peuple. "Parce que dans la masse du peuple, qui souffre constamment et de la façon la plus cruelle des exploits des Avramov, il en est qui sont brisés physiquement, terrorisés, déprimés moralement, par exemple par la théorie de la non-résistance au mal par la violence, ou tout simplement déprimés, non par une théorie, mais par les préjugés, les coutumes, la routine : des gens indifférents, ceux qu'on appelle les esprits vulgaires, les petit-bourgeois, qui préfèrent s'écarter de la lutte aiguë, passer outre ou même se cacher (un mauvais coup est vite arrivé !). Voilà pourquoi ce n'est pas tout le peuple qui exerce la dictature, mais seulement le peuple révolutionnaire". (Lénine, 1920) [5]. Dès maintenant, nous voulons nous excuser d'aligner une citation après l'autre, mais c'est qu'en parlant de soviets, nous croyons que Lénine et Trotsky ont quelque autorité.

La question qui se pose maintenant est la suivante : qui constitue le peuple révolutionnaire ? Fondamentalement, le prolétariat industriel, qui est le plus avancé. C'est pourquoi, dans la seule dictature révolutionnaire dont nous avons connaissance, le prolétariat avait une représentation plus importante, et les votes ne se faisaient pas à bulletin secret, mais à main levée. Cette méthode typique des assemblées ouvrières est coercitive, elle sert à empêcher les ouvriers et travailleurs contre-révolutionnaires de s'avancer. Cela avait pour but d'assurer que les soviets soient les organisations de ceux qui luttent, et non de tout le peuple, mais pour cela les chefs de la Révolution d'octobre avaient la même manie que nous : ils ne faisaient fondamentalement confiance qu'au prolétariat. "Le pouvoir révolutionnaire se trouve au sein-même du prolétariat. Il est nécessaire que celui-ci oeuvre à conquérir le pouvoir : alors, et alors seulement, l'organisation soviétique révèle ses qualités, en tant qu'instrument irremplaçable entre les mains du prolétariat" (Trotsky, 1920) [6].

Si Lénine et Trotsky mettaient tant de constance à maintenir la majorité ouvrière dans les soviets, s'ils croyaient qu'ils ne pouvaient surgir que dans les phases révolutionnaires, et qu'on ne devait y admettre que ceux qui luttent, bien que cela semble incroyable au SU, nous devons en conclure que quand les soviets sont nécessaires, c'est parce qu'il y a lutte. Et cela veut dire qu'il y a deux camps, celui de la révolution, et... celui de la contre-révolution (Bien que cette dernière soit composée par les agents directs de la bourgeoisie et de l'impérialisme, ou par ses agents indirects, la bureaucratie et l'aristocratie ouvrières).

On peut comparer cela à deux armées qui s'affrontent, ou à deux piquets dans une grève (celui des jaunes et celui des grévistes). Comment se peut-il que les ennemis viennent dans notre camp, comme le veut le SU quand il dit que tout le monde peut participer au soviet ? Comment les grévistes peuvent-ils admettre dans leur piquet armé des jaunes armés, alors que nous nous sommes justement organisés pour les écraser ? Mystères de la révision...

Nos camarades du SU n'ont pas besoin de soviets qui luttent contre la contre-révolution impérialiste, simplement parce que ça n'entre pas dans leurs calculs. Leurs nouveaux soviets auront pour tâche prioritaire la "construction socialiste". S'il s'agit d'une tâche constructive, il n'est pas mauvais que les contre-révolutionnaires y participent. Considérer "la construction" comme l'objectif fondamental, et nier la nécessité de développer la lutte de classes à l'échelle mondiale et nationale est, cela dit en passant, dans une certaine mesure une capitulation face à la théorie du socialisme dans un seul pays.

Maintenant qu'est éclaircie la nature des soviets (après qu'ils aient fait triompher la seule dictature révolutionnaire, et après les avoir étudié pendant plus de 60 ans !), voyons ce que dit le document du SU. Il semble simplement qu'ils ne soient plus d'accord avec la conception léniniste. Premièrement, dans leur signification politique, ils ne doivent être ni des organisations pour la lutte, ni pour ceux qui luttent : ils ne doivent pas être révolutionnaires. Se référant à la fonction des futurs soviets, ils les conçoivent comme des organisations démocratiques à un point encore jamais égalé, avec des libertés totales pour les "tendances, groupes et partis politiques", y compris les contre-révolutionnaires. Où peut-être y aura-t-il une pleine liberté parce qu'ils s'agit de travailleurs  ? Cela revient au même que de dire qu'un délégué élu par une assemblée syndicale, qui est un agent du patronat, a la liberté de faire de la propagande contre une grève.

Le second aspect de la définition léniniste-trotskyste est sociologique: "le peuple révolutionnaire" était, pour la direction d'octobre, essentiellement le prolétariat industriel. Pour le SU, les soviets ne doivent pas regrouper essentiellement le prolétariat industriel, mais tout le "peuple". "Finalement, la participation de millions de gens au processus de construction d'une société sans classes, non seulement à travers le vote plus ou moins passif, mais aussi à la gestion réelle à divers niveaux, ne peut être limitées de manière ouvriériste aux seuls "travailleurs engagés dans la production". Lénine a précisé que dans l'état ouvrier, l'immense majorité de la population devra participer directement à l'administration de l'état. Cela signifie que les conseils de travailleurs sur lesquels sera fondée la dictature du prolétariat ne seront pas des comités d'usine, mais des organes d'auto-organisation des masses dans toutes les sphères de la vie économique et sociale, y compris évidemment les usines, les unités de distribution, les hôpitaux, les écoles, les centres de télécommunication et de transport, et les quartiers". ( SU, 1977) [7].

Cette conception est populaire et territoriale. Lénine disait que "la Constitution soviétique rapprocha aussi l'appareil d'état des masses, par le fait que ce n'est pas le district territorial mais l'unité de production, usine ou entreprise, qui forme l'unité électorale et la cellule de base de l'état" (1919) [8]. Et Trotsky affirme la même chose quand il dit que cette cellule de base est fondée "sur les groupements de classe et de production" (1936) [9].

Ce débat sur les soviets et la dictature révolutionnaire n'est pas nouveau dans le marxisme. Les prédécesseurs du SU sont tous les courants petit-bourgeois qui ont toujours voulu enlever au prolétariat industriel le monopole du pouvoir, pour le donner au peuple. Un trotskyste ne peut dire "peuple", parce que peuple veut dire tout le monde, n'importe qui, pourvu qu'il travaille. On peut mettre dans ce sac les petit-bourgeois, les travailleurs réformistes ou contre-révolutionnaires, et le SU les y met ! Pour qu'ils interviennent dans la conduite de l'état !

C'est une conséquence directe du fétichisme organisationnel dans lequel ils tombent en tentant d'opposer au parlement bourgeois, une forme de soviet idéale et abstraite qui n'est autre chose qu'une nouvelle forme parlementaire  ! Cela a toujours été le but du réformisme, et il n'y a rien qui puisse le faire entrer dans un programme trotskyste. "Le système soviétique n'est pas un principe abstrait que les communistes opposent au principe du parlementarisme. Le système soviétique est un appareil dont le but est de liquider le parlementarisme et le remplacer pendant la lutte et comme résultat de la lutte". (Trotsky, 1920) [10]. Si le parlement bourgeois peut permettre une représentation de ceux qui sont opposés au système qu'il construit et développe, c'est parce que la bourgeoisie s'est préalablement chargée de faire en sorte - avec l'aide inappréciable du réformisme -, de faire en sorte que cet organisme soit un frein à la lutte ouvrière et populaire. Et quand il se produit le risque qu'il aide le combat des exploités, le patronat n'hésite pas à le liquider, jusqu'à ce qu'il redonne les garanties qui permettent le rétablissement de ses fonctions traditionnelles. C'est tout le contraire du soviet, qui perd sa raison d'exister quand il a cessé de lutter.

Mais la révision du SU par rapport aux soviets va plus loin et a des conséquences funestes. En niant leur véritable caractère et en tentant de les convertir en parlements démocratiques, il leur fait courir le danger d'être entraînés par le flot des tâches administratives qui surgiront. Et il favorise ainsi le fait que les soviets finissent par se transformer en bastions de la bureaucratie ou, ce qui revient au même, en freins institutionnalisés pour le combat permanent des masses.

Et le SU termine en faisant une importante concession à Kautsky, bien que ce soit en sens contraire. Kautsky disait que les soviets ne pouvaient être des organes étatiques à cause de leur caractère d'organes de lutte (si ce sont des organes de lutte, ils doivent continuer à lutter, y compris contre leur propre état et le parti qui gouverne, sinon ils perdent leur caractère). Le SU proteste : "ils sont étatiques, pas des organes de lutte". Mais ils s'accordent tous les deux : "étatiques" et "de lutte" sont opposés.

Nous répondons que ce sont des organes de lutte de l'état ouvrier, parce que nous parlons d'une dictature révolutionnaire du prolétariat. Et nous pensons qu'une des tâches fondamentales du parti révolutionnaire est d'éviter qu'ils cessent de lutter, parce qu'il en a besoin pour se maintenir et pour diriger le mouvement révolutionnaire permanent des masses. Pour cela, "on ne peut concevoir une forme meilleure" que les soviets. S'ils se bureaucratisent ou deviennent des ennemis de la mobilisation, nous chercherons de nouvelles formes organisationnelles. Dans le meilleur des cas, ils cesseront d'exister lorsque les classes et, avec elles, l'état auront dépéri.

Notre Internationale est le seul parti à même d'accomplir dans l'immédiat l'objectif historique du prolétariat. Et il continuera à l'être dans la mesure où il cessera d'apporter des bases théoriques pour détruire les soviets révolutionnaires.


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