1978

"Le titre du livre synthétise ma position : à la place de la démocratie socialiste et de la dictature du prolétariat du SU, je suis revenu aux sources, ai tenté de faire revivre la vieille formule marxiste, tant de fois reprise par Trotsky, de dictature révolutionnaire. Dit d'une autre manière, une dictature pour développer la révolution, et non pour produire de la "démocratie socialiste" immédiatement."


Nahuel Moreno

La dictature révolutionnaire du prolétariat


VIII. Qu'est-ce que la dictature du prolétariat ?


6. Les gouvernements ouvriers et paysans.

Revenons aux gouvernements ouvriers et paysans. Sous cette dénomination se cachent plusieurs phénomènes et concepts. C'est à la fois une tactique et une consigne dirigée aux travailleurs réformistes afin de les éduquer en faisant que les partis que les dirigent rompent avec la bourgeoisie et prennent le pouvoir contre elle (en cas contraire, ils seraient démasqués face aux masses qui les suivent). Elle définit un type de gouvernement : celui des partis petits-bourgeois qui rompent avec la bourgeoisie et qu'on appelle ainsi et non dictature du prolétariat pour souligner que socialement et économiquement la bourgeoisie continue à dominer, c'est à dire que la base économique de la société - la propriété et les relations de production - continue d'être bourgeoise. Elle caractérise une étape de la lutte des classes, un court moment plein de contradictions, qui va de la rupture avec la bourgeoisie et la prise du pouvoir des partis réformistes jusqu'à leur transformation en dictature du prolétariat, lorsque la bourgeoisie est expropriée. Cette période se caractérise pour avoir un gouvernement anticapitaliste, ouvrier et paysan, mais sur une base économique capitaliste. C'est exactement le contraire de l'état ouvrier déformé, qui a un appareil gouvernemental semblable à celui de la bourgeoisie avec une base économique ouvrière, en transition, reposant sur l'expropriation de la bourgeoisie.

"La référence à la première période de la Révolution d'octobre n'est pas plus heureuse. Non seulement jusqu'à la paix de Brest-Litovsk, mais même jusqu'à l'automne 1918, le contenu social de la révolution se limitait au soulèvement agraire petit-bourgeois et au contrôle ouvrier sur la production. Cela signifie que la révolution ne dépassait pas encore par ses actions les limites de la société bourgeoise. Dans cette première période, à côté des soviets ouvriers, et plus d'une fois les écartant, dominaient les soviets de soldats. C'est seulement à l'automne 1918 que l'élément petit-bourgeois agraire, soldats et paysans, rentre dans son lit et que les ouvriers se mettent à nationaliser les moyens de production. C'est seulement à ce moment qu'on peut parler du commencement de la véritable dictature du prolétariat" (Trotsky, 1933) [5].

Quelle dénomination donner à cette période de la révolution russe ? Dictature du prolétariat formelle ou gouvernementale, pour la distinguer de la "véritable dictature" - à partir de l'expropriation de la bourgeoisie - dont nous parle Trotsky ? Nous nous trouvons ici confrontés à un problème théorique sérieux. Si, pendant cette période, une contre-révolution bourgeoise avait triomphé, elle aurait essentiellement du agir sur la super-structure politique, et non sur les rapports de production et de propriété, puisque les usines restaient encore la propriété de la bourgeoisie.

En tant qu'étape il y a un fait qui frappe : tous les états ouvriers, depuis celui de Lénine jusqu'à celui de Mao, ont vécu, ont passé par une étape semblable. La révolution ouvrière ou socialiste dans tous les pays où elle a triomphé est passée par deux moments différents. Le premier, politique, de prise du pouvoir et de rupture avec la bourgeoisie et l'impérialisme, sur la base économique et sociale de subsistance du régime bourgeois; l'autre, plus éloigné, d'expropriation économique de la bourgeoisie et de liquidation de son régime. Devons nous définir cette étape, d'une manière générale, de gouvernements ouvriers et paysans ? Nous croyons que c'est possible, ou alors, en son absence, lui donner un nom spécifique, puisque cette étape existe et définit un phénomène historique vérifiable. Mais il est certain aussi que durant cette étape commune au gouvernement de Lénine ou Mao, nous rencontrerons les mêmes différences spécifiques que nous avons rencontrés avec la définition de dictature du prolétariat ; celle de Lénine est internationaliste et révolutionnaire, et celle de Mao est nationaliste et réformiste. Comment arriver à une définition la plus complète possible? Il faut faire la même chose que ce que nous avions fait avec la définition de dictature du prolétariat, mais au lieu de dictature, utiliser le terme de gouvernement ; l'un serait gouvernement ouvrier ou ouvrier-paysan, révolutionnaire, et l'autre opportuniste, bureaucratique.

On peut nous objecter qu'il n'existe pas seulement, entre les périodes léniniste et maoïste, des différences quant au parti qui dirigeait le gouvernement ouvrier et paysan - marxiste-révolutionnaire celui de Lénine, réformiste-nationaliste celui de Mao, mais également entre les institutions ou formes organisationnelles sur lesquelles chacun s'appuyait : les soviets démocratiques-révolutionnaires pour le premier, le contrôle bureaucratique du mouvement de masses pour le second. Si ceci est certain du point de vue historique, ce ne l'est pas quant à la possibilité théorique. La catégorie de "gouvernement ouvrier et paysan" fut créée pour impulser le gouvernement des partis petits-bourgeois, menchéviks et socialistes-révolutionnaires, reposant sur les soviets. Si les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks avaient pris le pouvoir et rompu avec la bourgeoisie, comme le proposaient les bolchéviks, ils l'auraient fait pour que "Tout le pouvoir passe aux soviets" et Lénine et Trotsky auraient qualifié ce gouvernement soviétique d"'ouvrier et paysan".

Il est exact que nous devons nous en prendre, pour préciser toutes ces catégories, aux deux pôles les plus extrêmes de la réalité sociale : d'une part la structure économique et d'autre part les gouvernements et les partis politiques - les plus superestructurales des institutions.


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