1973

"L'erreur de la stratégie de l'entrisme « sui generis » a eu des conséquences tragiques en Bolivie en 52-55 et en Argentine en 55 ; la stratégie pour dix ans du contrôle ouvrier manifeste ses terribles dangers potentiels dans l'interprétation faite par le camarade Mandel de la grève générale de mai 68 et dans l'orientation que, selon lui, il aurait fallu appliquer."


Nahuel Moreno

Un document scandaleux


III. Le document européen et la section française

3. Un document muet sur le Viêt-nam de l'impérialisme européen : les colonies portugaises.

L'apparent oubli du caractère impérialiste de l'Europe se reflète dans une carence fondamentale du programme qu'avance la majorité dans son document: il n'y est pas dit un seul mot sur le "Viêt-nam" de l'impérialisme européen : les guérillas et les mouvements de libération nationale des colonies portugaises. Ce silence, ce mutisme seraient inexcusable même dans le cas où les colonies portugaises seraient exclusivement opprimées par le Portugal. Mais c'est encore pire car ce n'est pas le cas : les colonies portugaises ne sont que formellement portugaises, ce sont en réalité des colonies de l'impérialisme européen dans son ensemble, principalement de l'Angleterre, l'Allemagne et la France, en association avec la Belgique, les États-Unis et le Japon. Le Portugal est de fait une sous-métropole ou sous-impérialisme. C'est le pays le plus pauvre d'Europe occidentale et son économie est contrôlée par les investissements étrangers, en particulier anglais.

Les colonies portugaises : un véritable « Viêt-nam »

Financé par l'impérialisme américain et européen, surtout par ce dernier par l'intermédiaire de l'OTAN, le Portugal a lancé une terrible répression contre les mouvements de libération de ses colonies. La brutalité de cette répression a provoqué, dès qu'elle a été connue, l'horreur de l'opinion publique mondiale. Pour la seule année 1961, au début de la guérilla du Mouvement Populaire pour la Libération de l'Angola (MPLA), la guerre impérialiste a fait environ 50 000 morts.

Parmi les pays de l'OTAN, l'Allemagne, l'Angleterre et la France sont ceux qui fournissent le plus d'armes pour la guerre contre les peuples des colonies portugaises. La France surtout n'a posé aucune restriction à ses livraisons, elle n'a voté aucune sanction contre le Portugal tant à l'ONU qu'au Conseil européen et, depuis 1960, elle refuse l'entrée sur son territoire des représentants des mouvements de libération.

Actuellement, la guerre dans les colonies portugaises a le même carac­tère que celle du Viêt-nam. Des 150 000 soldats portugais de l'OTAN qui étaient en Europe, il n'en reste que 10 000, les autres sont allés en Afrique. Les Portugais tentent de raser les zones libérées et de réinstaller la population paysanne dans des villages fortifiés qui sont de véritables camps de concentration. Les communications entre les centres urbains se font presque exclusivement par air, étant donné que les guérilleros contrôlent les principales voies terrestres. La réalité de la lutte de classes dans les colonies portugaises, c'est le véritable « Viêt-nam » de l'impérialisme européen.

Une « solidarité » insuffisante

Pourtant le document européen de la majorité n'en dit pas un seul mot. Et ce silence ne peut pas être compensé par une phrase disant que nous serons « solidaires » des luttes anti-impérialistes en général. Cela ne sert à rien de parler de « solidarité », si nous devons en grande partie notre haut niveau de vie à l'exploitation de ceux qui sont massacrés. Il est totalement insuffisant de parler de « solidarité » lorsque la seule façon pour que nos frères de classe des colonies portugaises triomphent est que nous nous mobilisions contre l'impérialisme de notre propre pays et de notre propre continent. Ce l'est encore moins si nous sommes conscients du fait que le triomphe des guérilleros serait une grande avancée pour les travailleurs européens. Cela parait-il suffisant aux camarades de la majorité de parler de « solidarité » en général, sans même nommer les guérilleros des colonies portugaises ?

Il ne s'agit pas ici de « solidarité », d'une phrase dite en passant dans tout un document. Il s'agit de quelque chose de bien plus important: la dénonciation et la lutte « contre notre propre impérialisme » est, avec la dénonciation et la lutte contre notre propre capitalisme, notre principale tâche à l'échelle historique. Si les masses travailleuses de notre continent ou de notre pays, intoxiquées par le chauvinisme impérialiste, ne comprennent pas que leurs pays sont impérialistes, nous devons le dénoncer chaque jour, chaque heure qui passe et sans jamais prendre cette dénonciation et cette lutte comme une tâche secondaire qui ne mérite qu'une phrase en passant.

Mais peut-être les camarades de la majorité pensent-ils que l'on peut aujourd'hui « construire des partis révolutionnaires en Europe capitaliste » sans mettre au premier plan la lutte contre l'impérialisme européen assassin des peuples africains ? Sont-ils sûrs que ces partis peuvent alors être « révolutionnaires » ?

Ou peut-être les camarades de la majorité pensent-ils que l'on peut remédier à cette omission en faisant une campagne de solidarité avec la lutte anti-impérialiste des Irlandais ? Est-il certain, par ailleurs, que le document de la majorité pose sérieusement cette campagne ? Il nous semble que non, car il n'est pas dit que nous devons faire dès maintenant une campagne spécifique avec le mot d'ordre « Dehors les troupes anglaises d'Irlande, tout de suite ! ». N'est-ce pas l'un des mots d'ordre fondamentaux de notre agitation en direction du prolétariat britannique et européen en général ? Que reste-t-il des campagnes de solidarité sans ce type de mot d'ordre ? Pour nous, absolument rien !

Où est passée la prédilection pour la « lutte armée » ?

Mais cela devient plus grave encore en ce qui concerne les colonies portugaises. L'Irlande a le privilège d'être une partie de l'Europe, et le document européen de la majorité la nomme donc au moins en passant. Mais des colonies portugaises, pas un mot.

Que penser de ceux qui défendent la guérilla et la lutte armée pour l'Amérique latine et qui ne nomment même pas les héroïques guérilléros des colonies portugaises ? Comment expliquer qu'ils ne posent pas la nécessité de défendre ces guérilleros contre les attaques brutales de l'impérialisme européen ? Comment comprendre qu'ils soient pour la lutte armée pour toute une période et pour tout un continent dominé par l'impérialisme américain, et qu'ils ne disent pas un seul mot de la lutte armée dans les pays dominés par leur propre impérialisme ? N'est-il pas étrange que ceux qui défendent l'ERP en Argentine votent à deux mains un document européen qui ne nous donne pas d'orientation pour le peuple des colonies portugaises, le seul peuple qui soit aujourd'hui en guerre civile avec l'impérialisme européen lui-même.

Nous ne devons pas perdre de vue que ce document européen, qui n'est pas centré autour des deux seuls endroits de l'empire européen où il existe ou peut exister une lutte armée, est l'autre face et a les mêmes auteurs qu'un document où est défendue la lutte armée pour tout un continent et que la résolution pour l'Amérique latine du IXème Congrès de notre Internationale.

Tout comme la section bolivienne est pour les camarades de la majorité la section modèle en Amérique latine, la section française a l'honneur de porter ce titre pour l'Europe. C'est peut-être parce que, de la même manière que la section bolivienne a appliqué (avec des résultats catastrophiques) la résolution du IXème Congrès, la section française est un fidèle reflet de l'inconséquence du document européen face à l'impérialisme de ce continent ? Nous avons quelques raisons de le supposer puisque "Rouge" se caractérise par le fait de ne pas avoir de politique systématique de dénonciation de l'impérialisme français et européen, et de ne pas avancer comme mot d'ordre central et permanent l'autodétermination des colonies et semi-colonies de ces impérialismes.

"Rouge" et les guérillas portugaises : trois articles en deux ans

Commençons par l'impérialisme européen et son « Viêt-nam » : la guérilla dans les colonies portugaises. Pendant l'année 1972 et l'année 73 en cours, "Rouge" l'organe officiel de la section française ne leur a consacré que trois articles.

1er article intitulé « Halte à l'envoi d'armes aux colonialistes portugais », publié dans le n°164 : « La bourgeoisie française, dont les intérêts économiques au Portugal et dans les colonies portugaises sont considérables, participe activement au soutien militaire (entre autres) des colonialistes portugais, en particulier en livrant des armes à l'armée portugaise. La France est un des plus grands fournisseurs d'armes de l'armée portugaise (...) Arrêt des livraisons d'armes aux colonialistes portugais ! Vive la lutte des peuples d'Angola, de Mozambique et de Guinée ! ».

2ème article : déclaration du BP de la Ligue communiste qui occupe une moitié de colonne dans la rubrique "Notes internationales" du n°167 : « Nous appelons les travailleurs français et portugais à alerter l'opinion publique et à renforcer l'unité contre le colonialisme portugais et contre l'aide du gouvernement français à Lisbonne ».

3ème article : une page du n°216 consacrée à la guérilla dans les colonies portugaises : « Les militants révolutionnaires français doivent rappeler que de nombreuses entreprises françaises participent au pillage du Mozambique et que Giscard d'Estaing y a réalisé il y a quelques mois un safari ! Nous devons exiger le droit de séjour en France pour les dirigeants du FRELIMO, du MPLA et du PAIGC. Enfin, nous devons participer aux actions de solidarité, comme l'ont fait nos camarades de l'IMG pour la visite de Caetano à Londres ».

La cause de cette insuffisance

Trois articles en tout. Alors qu'il s'agit d'une lutte de libération nationale dont l'importance historique pour l'impérialisme européen est presque aussi grande que celle du Viêt-nam pour l'impérialisme américain, nos camarades français ne le font pas beaucoup valoir. Et pourtant ces trois citations suffisent à démontrer qu'ils ne manquent pas de courage pour dénoncer leur propre impérialisme. Pourquoi alors ne pas mener une campagne de dénonciation systématique ? Simplement parce que les camarades de la majorité qui dirigent la section française lui donnent l'importance qu'ils jugent bonne de lui donner, la même importance que celle qui se dégage à la lecture du document européen, pour eux, cette tâche est totalement secondaire.

Il serait bon que chaque camarade français compare la collection de "Rouge" avec celle de "The Militant". Ils pourraient étudier ainsi la campagne systématique de nos camarades américains sur un thème analogue, la lutte de la guérilla vietnamienne contre leur propre impérialisme. Dans toute la collection de "The Militant", il n'y a pas un seul numéro qui ne donne pas une importance fondamentale à la défense des guérilleros et à la dénonciation de leur propre impérialisme. Mais, nous le savons bien, c'est de l' « archéo-trotskysme » pour les camarades de la majorité.

L'impérialisme français

Les camarades de la direction de la Ligue peuvent nous répondre que, si en deux ans ils n'ont fait que trois articles sur la guérilla contre le Portugal, c'est parce que ce sont des colonies portugaises et non des semi-colonies de leur propre impérialisme. Nous avons déjà dit qu'il n'en était pas ainsi, que les colonies portugaises sont des colonies de l'impérialisme européen en général et de l'impérialisme américain et japonais. Mais voyons ce qu'il en est avec le seul impérialisme français.

Si nous analysons véritablement la réalité économique française, nous voyons que l'impérialisme français continue à exister et exploite ses anciennes colonies, bien que la plupart d'entre elles soient actuellement des pays politiquement indépendants. Des traités comme l'OCAM établissent avec ces ex-colonies une relation semi-coloniale. Les traités de Yaoundé I et II étendent cette relation au Marché commun européen. Le traité d'Evian place sous la domination de la France et de l'Europe les pays du Maghreb. Et si cela n'était pas suffisant, il existe des bases militaires à Djibouti et Madagascar, où la France a des unités prêtes à intervenir pour répondre à l' « appel » des gouvernements francophiles, comme elles le font au Tchad en essayant d'écraser le soulèvement dirigé par le Front de Libération du Tchad.

Il est évident que l'impérialisme français existe et qu'il est relativement puissant.

Une promesse de la Ligue Communiste

Quand nous avons commencé à rechercher quelle orientation les camarades de la section française se donnent face à leur propre impérialisme, nous avons trouvé un début prometteur. Le CC d'août 1972 lançait :

« Une campagne contre le colonialisme français, pour la libération de Courbain (militant du Mouvement de Libération de la Martinique) et faire des propositions dans ce sens aux organisations révolutionnaires françaises » ("Rouge" n°170).

La dénonciation faite par "Rouge" était encore plus prometteuse :

« L'impérialisme français, notre impérialisme, a une place privilégiée sur le podium olympique de la colonisation après le Portugal, duquel il est par ailleurs un des principaux fournisseurs d'armes. La France est aujourd'hui la seconde puissance coloniale directe du monde ». ("Rouge" n°174).

La promesse semblait se transformer en réalité lorsque "Rouge" disait :

« Les révolutionnaires qui luttent au sein de la métropole se doivent de faire une propagande anti-colonialiste permanente. Contre le chauvinisme, contre l'ignorance, nous devons montrer le vrai visage de la France coloniale ». ("Rouge"n° 176).

Pas un mot sur les semi-colonies

Les camarades français nous disaient que la France est la seconde puissance coloniale directe du monde. Nous devons ajouter qu'elle est la 3ème ou 4ème puissance coloniale indirecte, cela veut dire qu'elle a des relations semi-coloniales, comme nous l'avons vu, avec ses ex-colonies et de plus qu'elle intervient comme associé secondaire de l'impérialisme américain dans l'exploitation de semi-colonies importantes de ce dernier, comme par exemple l'Argentine.

Au cours de notre recherche dans "Rouge", nous avons trouvé plusieurs fois le mot d'ordre d'indépendance pour les colonies, mais pas celui d'autodétermination politique et économique de ces colonies, ni non plus celui de « Dehors les monopoles impérialistes français des semi-colonies ! », ni encore celui de « Rupture immédiate des pactes semi-coloniaux ! » ou « Dehors les monopoles français des colonies et semi-colonies des autres impérialismes ! ».

C'est très grave, car la plus grande part des investissements impérialistes français à l'extérieur n'est pas faite dans ses colonies mais dans ses semi-colonies et dans celles des autres impérialismes où la France intervient en seconde main. Cela signifie que les camarades français n'attaquent pas la base fondamentale de l'impérialisme français, qui n'est pas sa domination coloniale mais semi-coloniale.

Une promesse non remplie

De toute manière, intéressés par la promesse de la campagne de « propagande anti-impérialiste permanente », même si elle était partielle, nous avons revu les 86 numéros de "Rouge" qui vont du 6 janvier 1972 au 19 octobre 1973. Mais nous avons été très déçus. Nous n'avons trouvé au total que 23 articles, c'est-à-dire un article tous les 4 numéros. Cela signifie que les camarades de la Ligue dénoncent leur propre impérialisme une fois par mois.

Ces articles sont en grande partie descriptifs et ne constituent pas une campagne permanente, ils ne tournent pas autour d'un mot d'ordre central et, sauf exceptions, ils portent la signature de correspondants ou sont des déclarations des mouvements de libération et donc pas des positions officielles de notre section française.

Les 86 numéros de "Rouge" que nous avons relus comportent au total 1 548 pages, le problème colonial en occupe 11, cela signifie que la dénonciation du colonialisme français occupe bien moins de 1% de l'organe officiel de la Ligue communiste. Enfin, dans les 23 articles que nous avons trouvés, deux occupent 2 pages chacun, 4 occupent 1 page chacun et 3 une 1/2 page chacun. Les 14 restants occupent moins d'une demie page chacun et sont donc secondaires par rapport à l'ensemble du journal.

Le programme, le CC et le Congrès de la LC face à l'impérialisme français

Cette carence n'est pas seulement celle de "Rouge". Tant dans les analyses que dans les programmes de la section française, il faut faire beaucoup d'efforts pour trouver une mention de la France coloniale et semi-coloniale.

Le dernier Congrès de la LC s'est ouvert par un texte approuvé par le CC : « Ce que veut la Ligue communiste ». Ni dans ce texte, ni dans aucun autre des documents du Congrès, la direction de la Ligue n'a analysé la crise de l'impérialisme français, faisant comme si n'existaient ni la Guyane, ni la Martinique, ni la Côte d'Ivoire, ni le Togo, ni les millions de francs investis par les monopoles français dans leurs colonies et semi-colonies ainsi que dans les colonies des autres impérialismes. Le document national de la LC tourne autour de l'analyse de la crise du capitalisme et du « système néocapitaliste », et il n'y a pas un mot, ne parlons pas de paragraphe ou chapitre, sur l'impérialisme français.

Le programme de ce document est un peu meilleur que la partie analyse car il comprend la reconnaissance immédiate du : « (...) droit à l'autodétermination et à l'indépendance des prétendus Territoires et Départements d'Outre-Mer (TOM-DOM) » et le soutien aux « luttes d'indépendance nationale » (p.167) et « l'indépendance nationale des TOM-DOM » (p.161).

Mais tout cela est dit en passant, sans poser la nécessité de la liquidation des pactes semi-coloniaux comme celui de l'OCAM, d'Evian, etc. Finalement, dans tout le document, qui compte 171 pages, l'importance donnée à la question de l'impérialisme français peut se mesurer au fait que toutes les références faites à ce sujet n'en occupent que 2.

Laissons ce document et voyons dans quelle mesure la direction de notre section française est préoccupée par le fait que son pays est impérialiste. Le CC des 8 et 9 janvier 1972 a adopté quatre campagnes: Éducation sur « le socialisme que nous voulons et comment y parvenir » ; le Viêt-nam et le FSI ; pour la libération des trois camarades français emprisonnés en Espagne ; dénonciation du général Massu (assassin de la guerre d'Algérie). Sauf ce dernier point qui est lié indirectement avec lui, rien n'est dit du problème colonial français.

Le CC d'août adopta, enfin, une campagne qui ne fut pas menée systématiquement par "Rouge" comme nous l'avons vu. Le Congrès n'avance pas le mot d'ordre d'autodétermination nationale des semi-colonies. Le manifeste du 1er mai ne mentionne pas l'impérialisme européen ni français. La résolution politique approuvée par le Congrès n'en parle pas et parle encore moins bien sûr de l'autodétermination nationale.

Campagne électorale de la Ligue Communiste

Il nous restait un espoir : la campagne électorale. C'était une bonne occasion puisqu'elle permettait de faire notre propagande en direction de secteurs beaucoup plus larges de la population. Nous avons enfin pu voir que Krivine parlait contre l'impérialisme français, au sujet de la Martinique, une colonie de la France. Mais nous avons été déçus en ce qui concerne la propagande anti-impérialiste faite dans le cœur de l'impérialisme, c'est-à-dire sur le territoire français.

Dans un article programmatique sur la campagne électorale, Weber, apparemment au nom du parti, expliquait « le véritable programme de transition au socialisme » en France de la manière suivante :

« (...) pour notre part, nous disons aux travailleurs communistes : un véritable gouvernement des travailleurs ne se limitera pas à nationaliser treize nouveaux trusts et à instituer un simulacre de gestion ouvrière. Il nationalisera sans indemnisation ni rachat les principales entreprises capitalistes, afin que le secteur public soit réellement le secteur dominant de l'économie. Il nationalisera simultanément le commerce extérieur, afin de soustraire l'économie au contrôle du système capitaliste mondial. Il placera les entreprises publiques sous la gestion ouvrière en donnant réellement aux comités de gestion - réunissant les délégués ouvriers élus et révocables à tout moment - les pouvoirs et les moyens d'administrer leurs usines. Dans les entreprises du secteur privé, ils institueront le contrôle ouvrier sur la production par la reconnaissance et la protection des comités de contrôle des travailleurs. Le pouvoir des travailleurs sur toute l'économie s'exercera à travers l'élaboration démocratique du plan, débattu dans chaque conseil ouvrier et approuvé par leur congrès national. La réalisation d'un tel programme économique, par un gouvernement qui forgera par ailleurs un nouvel appareil d'État, impulsera réellement une "nouvelle logique du développement", assurant un progrès prodigieux des forces productives. Mais il faut pour cela autre chose qu'une victoire électorale. Il faut l'existence d'un mouvement de masse d'une amplitude inégalée, seul capable d'exproprier la bourgeoisie et de démanteler son État. Il faut, pour parler clairement, une révolution sociale. » ("Rouge" n°190, p.11).

Pas un seul mot de la liquidation de l'impérialisme français pour donner la liberté économique et politique aux colonies et semi-colonies, c'est-à-dire, le droit à l'autodétermination nationale. Curieux oubli pour un des grands dirigeants de la Ligue, n'est-ce-pas ?

L'Union de la Gauche est-elle pro-impérialiste ou anti-impérialiste ?

Cette erreur n'est pas due au hasard. L'article du camarade Weber découle de la conception même du document européen et de la direction de la section française; la dénonciation et la lutte contre son propre impérialisme n'est pas une des tâches centrales du parti révolutionnaire du prolétariat français.

C'est ainsi que le CC et la section française ont caractérisé l'Union de la Gauche de « projet réformiste global » et non de front populaire. Nous ne voulons pas nous arrêter sur ce problème, mais sur un autre plus grave: à aucun moment l'Union de la Gauche n'a été définie comme un projet pro-impérialiste, comme Trotsky avait défini les fronts populaires d'Espagne et de France. Qu'en pensent les camarades de la majorité ? L'Union de la Gauche est-elle pro-impérialiste ou anti-impérialiste ? Cette question demande réflexion car, dans une métropole comme la France, être anti-impérialiste veut dire être anticapitaliste; et s'il s'agit d'un projet « réformiste », il peut difficilement être anticapitaliste. Mais alors s'il ne l'est pas, comment les camarades de la direction de la Ligue peuvent-ils expliquer qu'ils n'aient pas dénoncé le caractère pro-impérialiste de l'Union de la Gauche ?

Cet « oubli » contraste fortement avec le fait que le même document signale comme une tâche importante le « travail Indochine » et l'appel au front unique avec le Parti communiste pour l'Indochine. En effet, la seule intervention anti-impérialiste proposée est celle qui est liée directement à un autre impérialisme, l'impérialisme américain, et rien n'est dit de son propre impérialisme ni de ses colonies et semi-colonies.

"Trois axes" : aucun contre l'impérialisme

Dans son ensemble, la campagne électorale commet le même « oubli », ses « trois axes », selon ce que nous pouvons déduire par "Rouge", sont bien clairs et la dénonciation de l'impérialisme français ne figure pas parmi eux :

« En premier lieu, ce doit être une intense campagne de dénonciation anticapitaliste... Il s'agit de dénoncer l'exploitation, l'oppression, la gabegie capitaliste sous toutes ses formes ». « En second lieu, notre campagne doit être une campagne de démystification du Programme commun et de l'Union de la Gauche ». « En troisième lieu, les révolutionnaires pourront mettre la campagne à profit pour récuser le "socialisme" bureaucratique qui, quoiqu'il en dise, tente toujours Georges Marchais » ("Rouge" n°186, p.11).

Finalement, le manifeste électoral de la LC ne mentionne pas que la France est un pays impérialiste, et ne daigne même pas dire qu'il a des colonies et des semi-colonies.

Quelle différence énorme avec les camarades du SWP ! Ils n'ont jamais réalisé un congrès qui n'ait posé la lutte contre leur propre impérialisme comme un de ses axes centraux. Ils n'ont jamais effectué une campagne électorale sans faire de l'agitation sur la dénonciation et la lutte contre leur impérialisme. Peu importe que leur tactique soit correcte ou non, car il ne s'agit pas ici de questions tactiques mais de principes. Le SWP, dans toute son histoire politique, s'est montré trotskiste et léniniste conséquent: avant tout la dénonciation de son propre impérialisme. La LC, avec une orientation confuse et abstentionniste, a été incapable de dénoncer de manière conséquente le rôle impérialiste de sa bourgeoisie, bien que, nous le répétons, elle n'ait eu aucune crainte à le faire les quelques rares occasions où elle l'a fait. Nous connaissons également l'activité pratique des camarades français contre leur impérialisme. Malheureusement, cette pratique ne se reflète pas d'une manière conséquente dans leur journal et absolument pas dans le document européen. Bien sûr, la conception du document européen, pour ce qui n'est qu'une tâche de second ou troisième ordre, est pour quelque chose dans cette orientation incorrecte.


Début Précédent Haut de la page Sommaire Suite Fin

Archives Trotsky Archives Internet des marxistes