1973

"L'erreur de la stratégie de l'entrisme « sui generis » a eu des conséquences tragiques en Bolivie en 52-55 et en Argentine en 55 ; la stratégie pour dix ans du contrôle ouvrier manifeste ses terribles dangers potentiels dans l'interprétation faite par le camarade Mandel de la grève générale de mai 68 et dans l'orientation que, selon lui, il aurait fallu appliquer."


Nahuel Moreno

Un document scandaleux


V. Les stratégies décennales

2. L'histoire de l'entrisme « sui generis ».

L'exemple le plus typique de la conception de Germain d'une politique établie pour un avenir hypothétique et de la transformation d'une tactique en stratégie à long terme, a peut-être été l'entrisme « sui generis ». Selon la résolution majoritaire sur l'Europe, qui tente de justifier cette stratégie, elle consista en ceci :

L'entrisme selon la version 73 de la majorité

« La tactique entriste de construction du parti révolutionnaire partait de l'hypothèse selon laquelle le processus de radicalisation - il s'agissait de la formation d'une nouvelle avant-garde massive - se produirait essentiellement au sein des organisations de masse traditionnelles. Cette hypothèse eut une réelle validité dans les pays capitalistes européens pendant la période qui va du début des années 50 aux années 60. »

« L'erreur commise dans la conception de la tactique entriste ne se référait pas à la perspective objective - dont les événements ont confirmé la validité - mais à une sous-estimation du rapport numérique entre nos propres forces et celles que notre mouvement aurait pu amener à rompre avec les partis de masse, dans une situation sociale où les tensions révolutionnaires ne s'étaient toujours pas révélées. » ("La construction des partis révolutionnaires en Europe capitaliste", p.20).

Cette nouvelle version des analyses et prévisions qui furent la base de la tactique entriste (qui ne fut pas une tactique puisqu'elle dura ni plus ni moins que 17 ans) n'a rien à voir avec l'analyse et les prévisions qui furent faites quand elle fut adoptée au début des années 50. Il résulte de cette version que l'erreur fut simplement un mauvais calcul de notre « rapport numérique » avec les tendances que nous pouvions « amener à rompre avec les partis (opportunistes) de masse ». Mais pour le reste, « les événements ont confirmé la validité » de la « perspective objective », puisque le « processus de radicalisation » et de « formation d'une nouvelle avant-garde massive » devaient se faire « dans le sein des organisations traditionnelles » pendant une période où « les tensions révolutionnaires ne s'étaient toujours pas révélées ».

N'a-t-il jamais été dit que "la guerre mondiale à court terme est inévitable ?

Il est absolument faux de dire que lorsque la tactique entriste fut votée, aient été faites ces prévisions et cette analyse.

Est-il vrai que l'on prévit une période sans « tensions révolutionnaires » ? Rien de plus faux : nous avons déjà vu que l'on prévit que la guerre mondiale était inévitable à court terme et que celle-ci provoquerait une guerre civile. Rien de plus opposé à l'absence de « tensions révolutionnaires ». Cette nouvelle version de l'histoire vise à confondre: elle ne mentionne pas la guerre inévitable entre l'URSS et l'impérialisme comme la principale prémisse objective qui justifia la tactique entriste.

Jamais ne fut voté l'entrisme pour rompre les partis opportuniste

Est-il vrai que la tactique entriste fut adoptée en prévision de la « formation d'une nouvelle avant-garde massive » au sein des « organisations traditionnelles » et pour amener ces secteurs radicalisés à « rompre avec les partis de masse » ? Faux, encore une fois. Il est vrai que l'on pronostiquait la naissance de tendances centristes, mais il est faux de dire que l'entrisme eut pour objectif de les faire « rompre avec les partis de masse ». L'entrisme « suis generis » fut adopté, essentiellement sur la base de la caractérisation que les partis opportunistes, dans leur ensemble, allaient évoluer objectivement vers des positions centristes et une orientation révolutionnaire. Voyons ce qui était dit quand fut adopté cette tactique et non ce que l'on invente maintenant, 23 ans après, pour la justifier. Par rapport aux partis communistes, il était dit:

« C'est parce que ce mouvement se trouve par ailleurs placé dans des conditions telles, à cause de l'évolution de la situation internationale vers la guerre contre-révolutionnaire de l'impérialisme uni, que, indépendamment des plans et de la volonté de sa direction bureaucratique au service de la politique du Kremlin, il se verra forcé, obligé à se radicaliser (...) à ébaucher pratiquement une orientation révolutionnaire et à agir en cas d'une guerre avec les armes à la main pour le pouvoir ».

Et comparant cela avec l'entrisme proposé par Trotsky :

« (...) aujourd'hui, il ne s'agit pas exactement du même type d'entrisme. Nous n'entrons pas dans ces partis pour en sortir rapidement. Nous y entrons pour y rester longtemps, comptant sur la très grande possibilité qui existe de voir ces partis, placés dans de nouvelles conditions, développer leurs tendances centristes qui dirigeront toute une étape de la radicalisation des masses et du processus objectif et révolutionnaire dans leurs pays respectifs ». (Lettre du SI au CC du PCI français, 14 janvier 1951).

Où est l'orientation consistant à amener les tendances centristes à rompre avec les partis opportunistes de masse ? Il est dit ci-dessus et très clairement que ces partis développeront « leurs tendances centristes » qui « dirigeront toute une étape » de « processus objectif et révolutionnaire », et que c'est pour cela que nous devons y entrer. Même plus, il est dit que notre entrisme n'est pas celui que préconisait Trotsky pour une brève période, mais que nous entrons « pour rester » dans les partis opportunistes pour « longtemps ». Cela veut dire que parmi nos projets n'existe pas celui de faire rompre les tendances centristes, car si c'était le cas nous y entrerions pour un bref délai, juste nécessaire pour gagner ces tendances à nos positions et les entraîner dans notre sortie.

Pourquoi ne parle-t-on pas de Tito et Mao ?

Quelles étaient les tendances de gauche qui, selon cette nouvelle version de l'entrisme « sui generis » allaient naître dans les partis opportunistes ? Selon le document européen de la majorité, c'étaient :

"(...) la gauche bevaniste et, plus tard, la tendance Cousins dans le parti travailliste, les JC et la tendance Ingrao dans le PC italien, les tendances d'opposition et l'UEC dans le PC français, la gauche social-démocrate dans la SFIO qui donna naissance au PSA et au PSU, la tendance Renard au sein du mouvement ouvrier belge, la gauche syn­dicale et l'opposition communiste au Danemark qui donnèrent naissance au SF. etc... » ("La construction des partis révolutionnaires..."p .20).

Mais c'est encore une falsification de ce qui était dit lors de l'adoption de la tactique entriste. Il est vrai qu'à cette époque on parlait également de Bevan, mais il n'est pas moins vrai, comme nous l'avons déjà cité dans le chapitre antérieur, que « Tito et Mao Tsé Toung trouveront leur place » dans ce « centrisme de tendances qui se rapprochent du marxisme révolutionnaire ». Pourquoi ne parle-t-on pas aujourd'hui des partis communistes chinois et yougoslave parmi les tendances de gauche qui, selon les camarades de la majorité, furent prévues correctement et « confirmées par les événements » ? Pourquoi cache-t-on aux jeunes cadres de l'Internationale que dans la conception qui donna lieu à la tactique entriste on soutenait que Tito et Mao se rapprochaient du marxisme révolutionnaire et que donc, comme nous l'avons déjà cité, « nous n'appelons pas le prolétariat de ces pays (Chine et Yougoslavie) à construire de nouveaux partis révolutionnaires ou à préparer une révolution politique » ? Pourquoi ne dit-on pas que nous n'appelions pas non plus le prolétariat des pays capitalistes à construire des partis trotskystes, mais que pendant 17 ans nous leur avons dit de rester dans ses partis opportunistes ?

Quel est le bilan de 17 années de travail sur le centrisme de gauche ?

Et qu'est-il arrivé à ces tendances de gauche ? Il serait correct, après avoir travaillé 17 ans avec ces tendances, de faire un bilan de notre activité. Pourquoi ne fait-on pas une analyse de la dynamique que nous avons si « correctement prévue » ? Pourquoi ne dit-on pas combien parmi elles, sous notre influence, se sont « rapprochées du marxisme révolutionnaire » ? Pourquoi n'informe-t-on pas sur les avancées politiques et organisationnelles du trotskysme qui a travaillé avec elles ? Combien de cadres avons-nous gagné ? Quels secteurs du mouvement des masses avons-nous réussi à diriger, ou avons-nous liés au trotskysme grâce à notre rapport avec ces tendances ?

Le castrisme : un « oubli » significatif

Mais le pire de l'affaire, c'est que l'on ne mentionne pas dans toute cette nouvelle version de l'entrisme « sui generis » l'avant-garde de « masse » la plus importante et la plus progressiste des années 60 : le castrisme. Ce silence sur le castrisme est étrange, car il s'agit de l'élément décisif, presque fondamental, qui a changé le rapport de forces au sein de l'avant-garde de masse. La raison de ce silence n'est pas difficile à découvrir. Selon le document de la majorité, une des « perspectives objectives » dont « les événements confirmèrent la validité » était que la « formation d'une nouvelle avant-garde massive » se produirait essentiellement « au sein des organisations de masse traditionnelles ». Et le castrisme est l'« événement » qui non seulement n'a pas confirmé, mais a infirmé totalement la validité de cette « perspective objective ».

La radicalisation « dans les organisations traditionnelles » s'est-elle faite en Europe après 1960 ? Où s'est formée la nouvelle avant-garde spontanéiste de 68 ? Dans ou hors des organisations traditionnelles ? N'est-ce pas un processus combiné qui s'est manifesté surtout à l'extérieur de ces organisations ? Dans toutes les manifestations de cette époque-là, on voyait le portrait du Ché Guevara. D'où sortaient ces jeunes d'avant-garde qui brandissaient ces portraits ? Des organisations traditionnelles ? Des partis staliniens et social-démocrates ?

Les camarades de la majorité montrent que cette « hypothèse » d'une avant-garde massive naissant au sein des organisations traditionnelles, « eut une réelle validité dans les pays capitalistes d'Europe » dans les années 50-60. A part l'avant-garde castriste, qui est née essentiellement en dehors de ces organisations, quelle autre « avant-garde massive », née au cours de cette période et radicalisée au sein des organisations traditionnelles et devenue tendance révolutionnaire, peuvent nous nommer les camarades de la majorité ? Absolument aucune. C'est là la raison de leur silence sur le castrisme.

Premier bilan : 17 ans d'erreurs

Si les camarades de la majorité avaient fait un véritable bilan des tendances centristes de gauche nées à l'intérieur et à l'extérieur des organisations traditionnelles, sans « oublier » le castrisme, ils seraient arrivés à la conclusion que même avec la politique de centrer l'inter­vention sur ces tendances, le plus correct aurait été de ne jamais appliquer la tactique de l'entrisme. Notre travail aurait dû se faire sur l'avant-garde et le mouvement influencé par le castrisme, apparu fondamentalement dans le mouvement étudiant et dans la périphérie des partis opportunistes, mais pas dans leur sein.

Peut-on adopter l'entrisme pour une longue période ?

Après avoir terminé cette série de justifications pour les 17 ans d'entrisme, les camarades de la majorité laissent cependant sans réponse une question qui est dans le fond beaucoup plus importante : peut-on adopter une tactique entriste pour une longue période ? Le trotskysme et le léninisme permettent-ils de rester 17 ans dans des partis opportunistes ? Absolument pas. Même si les conditions que donnaient Pablo et ses amis en 52, ou celles que donne la majorité aujourd'hui, étaient réelles, on ne peut pas adopter une tactique entriste « pour toute une étape », pour rester « longtemps » dans les partis opportunistes, comme l'a alors fait le SI en l'appliquant pendant 17 ans.

Le parti révolutionnaire doit agir d'une manière publique et indépendante pour pouvoir postuler comme direction alternative

La première raison, fondamentale, de ne pas adopter une tactique entriste à long terme, est la nécessité de préserver le parti trotskyste comme courant bien délimité par rapport à ceux qui existent dans le mouvement ouvrier. Le parti révolutionnaire ne doit jamais perdre son indépendance publique, politique et organisationnelle, car elle lui permet de se différencier clairement aux yeux des masses des partis opportunistes ou centristes et des secteurs ultra-gauche.

La raison de ce principe sacré pour le léninisme et le trotskysme n'a rien à voir avec une conception de type moral ni avec le fétichisme des sectes pour lesquelles l'essentiel de la politique révolutionnaire est de se différencier par rapport aux autres et non pas de mobiliser les masses. C'est une raison très profonde : la ferme conviction, basée sur une analyse scientifique, que c'est seulement sous la direction du parti trotskyste que la classe ouvrière et les masses parviendront à prendre le pouvoir.

Pour gagner la direction des masses, il est fondamental de participer en tant qu'avant-garde dans chacune de leurs luttes, en tant que parti organisé d'une manière indépendante, avec sa propre politique, ses propres réponses à chaque situation, ses propres mots d'ordre et son propre programme. Ce n'est qu'ainsi que les masses verront qu'il existe une organisation qui donne, en tant que telle, une ligne politique distincte de celles des organisations opportunistes. Le parti doit constamment se présenter publiquement avec son programme comme une alternative révolutionnaire face aux partis et aux programmes réformistes, car c'est le seul moyen pour que le parti apparaisse aux yeux des masses et de l'avant-garde comme une direction alternative possible.

Autrement dit, au cours de leurs luttes, les masses font l'expérience des organisations opportunistes, mais cela ne suffit pas pour les amener à rompre avec elles et à rejoindre le marxisme révolutionnaire. Pour le faire, elles doivent être accompagnées tout au long de cette expérience par le parti révolutionnaire. Le mouvement ouvrier n'acceptera notre direction que s'il nous a vus à ses côtés pendant de longues années et a pu connaître notre organisation, notre politique et notre programme et les confronter dans chaque lutte avec les autres organisations, politiques et programmes.

C'est la seule manière d'arracher les masses ou leur avant-garde aux griffes des directions opportunistes. Aucun ouvrier ou étudiant d'avant-garde ne rompra avec son parti s'il ne connaît pas une meilleure organisation à laquelle adhérer, en qui il peut avoir confiance, par les preuves qu'elle a données dans la lutte. Il ne le fera pas pour la simple raison qu'il préfère rester dans une mauvaise organisation que rompre avec elle et rester inorganisé. Et pour qu'il connaisse notre organisation, notre politique et notre programme et qu'il ait confiance en elle, nous devons avoir lutté à ses côtés pendant des années en tant qu'organisation publique avec un programme et une politique clairement différents de celui des organisations opportunistes.

Pablo et ses amis étaient liquidationnistes du parti révolutionnaire

Cela ne pouvait pas être ignoré de Pablo et ses amis. C'est pour cela que, afin de justifier l'entrisme à long terme, il leur fut nécessaire de réviser tout le bagage scientifique du marxisme contemporain, qui affirme que sans parti révolutionnaire il ne peut y avoir de révolution. C'est ainsi qu'ils ont découvert que, grâce à la fameuse guerre mondiale inévitable, ce seraient les partis staliniens et social-démocrates, devenus partis centristes de gauche, qui dirigeraient la révolution. La nécessité du parti trotskyste était ainsi éliminée et le maintien de l'entrisme pendant 17 ans dans les partis opportunistes ainsi expliqué.

L'entrisme est une tactique pour des situations exceptionnelles

Cette règle sacrée qui nous impose de maintenir notre activité publique et indépendante a comme toute règle son exception : c'est le cas de la tactique entriste. Mais dans la dialectique du normal et de l'exception c'est le normal qui prime. Cela signifie que ce moment exceptionnel où nous perdons notre délimitation publique comme courant du mouvement ouvrier pour faire de l'entrisme, est subordonné aux règles du parti révolutionnaire.

Concrètement, l'entrisme est une tactique qui ne se justifie que lorsqu'elle est utile au parti révolutionnaire indépendant, qu'après être « entré », il « sort » avec de meilleures conditions d'être reconnu et clairement délimité des autres organisations. C'est une tactique qui, dans des circonstances exceptionnelles, aide à la construction du parti et jamais à amener une autre organisation ou des tendances centristes à un prétendu cours vers la prise du pouvoir.

Nous avons vu que les deux seules stratégies à long terme des trotskystes sont la mobilisation des masses vers la prise du pouvoir et la construction du parti. Il y a des moments exceptionnels où il est particulièrement difficile de se lier au mouvement des masses et de gagner des militants pour le parti en travaillant comme organisation indépendante. Ce sont ces moments qui rendent la tactique de l'entrisme nécessaire. Dans cette analyse, nous avons déjà donné les deux seuls objectifs que doit avoir cette tactique : entrer dans un parti opportuniste pour y gagner des cadres évoluant vers la gauche (tendances centristes de gauche) ou pour mieux nous lier au mouvement des masses.

L'entrisme ne peut être adopté que pour de courtes périodes

Avec l'un ou l'autre de ces objectifs, l'entrisme est une tactique qui ne peut être adopté que pour de courtes périodes. Si nous les pratiquons pour nous lier au mouvement des masses, l'entrisme doit se terminer dès l'obtention du minimum d'insertion qui nous permette de continuer notre activité publique et indépendante. Mais même dans ce cas, il faut pratiquer cet entrisme dans des organisations qui nous permettent d'intervenir comme fraction publique à court terme. Et cela même diminue le délai de notre entrisme, car il n'y a pas d'organisation opportuniste qui puisse permettre qu'intervienne longtemps en son sein une fraction trotskyste qui tôt ou tard deviendra publique.

Mais que se passe-t-il si nous faisons de l'entrisme pour travailler en direction de tendances centristes, comme le disent aujourd'hui les camarades de la majorité ? Dans ce cas-là également, l'entrisme est fait pour une courte période, à cause du caractère même du centrisme. Il existe un premier type de centrisme, celui qui va vers la droite, du marxisme vers l'opportunisme, c'est le cas de la bureaucratie stalinienne. Nous ne pouvons pas travailler sur ce centrisme, sa dynamique étant contre-révolutionnaire, nous ne pouvons rien en tirer. Il existe un second type de centrisme, celui qui va de l'opportunisme vers le marxisme, vers la gauche. C'est sur ce centrisme-là que nous pouvons intervenir.

Mais ce centrisme, en tant que phénomène progressif, est un phénomène dynamique, non cristallisé, qui ne peut pas maintenir longtemps une dynamique progressive vers le marxisme révolutionnaire. Son trajet des positions opportunistes vers les positions trotskystes doit être rapide. Si nous le gagnons à notre politique, si nous parvenons à le faire passer du centrisme au trotskysme, nous avons avancé; mais si nous n'y parvenons pas, s'il se cristallise en tant que centriste, il est irrécupérable et cesse d'être un secteur sur lequel nous pouvons développer notre activité. C'est cette dynamique qui explique également que pour travailler sur les tendances centristes, notre entrisme doit être à court terme, juste le temps nécessaire pour qu'il se définisse comme trotskyste; soit nous le gagnons, soit il se cristallise comme centriste et nous l'abandonnons à son sort.

Mais encore une fois, ce ne fut pas le cas de l'entrisme « sui generis ». Quand cette tactique fut adoptée, il ne s'agissait pas de gagner les tendances centristes au trotskysme, mais de les diriger et les obliger ou les aider à prendre le pouvoir, sans qu'elles cessent pour autant d'être centristes. C'est ce qui explique le « long terme » adopté pour cet entrisme et les 17 années pendant lesquelles il fut appliqué.

Selon le SI, les tendances centristes pouvaient diriger toute une étape de la révolution, sans devenir nécessairement trotskystes. En 17 ans, elles ont largement eu le temps de se cristalliser comme centristes, mais ce n'était pas un obstacle pour Pablo et ses amis : l'entrisme « sui generis » devait permettre que le centrisme cristallisé fasse la révolution.

L'entrisme préconisé par Trotsky dans les années 30

Quelle profonde différence avec l'entrisme préconisé par Trotsky dans les années 30. Il n'eut jamais pour objectif de diriger des tendances centristes, ses deux seuls objectifs étaient de gagner rapidement des cadres trotskystes et d'insérer le trotskysme dans le mouvement des masses. Il proposait de sortir de l'entrisme dès qu'était faite une avancée sur la voie de la transformation de petits groupes de propagande en de véritables partis révolutionnaires, avec beaucoup plus de camarades qu'avant et capables d'influencer, eux-mêmes et sans intermédiaires, une fraction même petite du mouvement des masses.

L'entrisme de Trotsky possède donc une profonde différence avec celui de Pablo et ses amis, principalement sur le délai pour lequel est adoptée cette tactique entriste. Pour Trotsky, ce délai devait nécessairement être bref : juste le temps indispensable pour gagner une insertion minimum dans le mouvement des masses et pour gagner des cadres pour le trotskysme, en travaillant sur le centrisme de gauche pendant le bref délai où il ne s'est pas encore cristallisé en tant que centrisme permanent. Pour Pablo et ses amis, ce délai devait être très long: le temps nécessaire pour gagner, par une voie indirecte, la direction des partis staliniens et réformistes qui, sans cesser d'être centristes, allaient faire la révolution.

Bilan final : l'entrisme eut des résultats funestes pour le trotskysme

Les résultats de la longue stratégie entriste « sui generis » furent catastrophiques pour la fraction pabliste. La majeure partie des militants capitula devant les organisations dans lesquelles elle faisait de l'entrisme et les dirigeants capitulèrent devant l'opportunisme et rompirent avec notre mouvement. C'est ainsi qu'ils sortirent de cette période beaucoup plus faibles que lorsqu'ils y étaient entrés, avec beaucoup moins de cadres, et bien moins liés au mouvement des masses qu'auparavant. La majeure partie des cadres des deux sections les plus importantes, celles de Ceylan et de Bolivie, rompirent avec le trotskysme par la droite: dans la première, ils collaborèrent avec un gouvernement bourgeois et furent expulsés de notre Internationale; la seconde se divisa en trois ailes : celle de Moller capitula devant le MNR bolivien, celle de Lora capitula devant le stalinisme et celle de Gonzalez est toujours dans l'Internationale. Une autre des sections importantes, le posadisme argentin, a rompu également avec l'Interna­tionale par la droite et entraîné la plus grande partie de ses cadres latino-américains. Les autres sections sortirent pratiquement détruites de l'entrisme, sans cadres, sans militants et sans tradition de parti.

Ce fut le résultat de la stratégie décennale de l'entrisme « sui generis ». Et c'est ce que l'on demande aux jeunes cadres européens d'approuver aujourd'hui ! On leur demande d'approuver une position selon laquelle la guerre était inévitable, selon laquelle les partis staliniens allaient ébaucher « une orientation révolutionnaire » et lutter pour le pouvoir « les armes à la main », selon laquelle il fallait entrer pour 17 ans dans les partis staliniens, renoncer pendant 17 ans à construire des partis trotskystes. On leur demande d'approuver comme un grand succès la destruction de toutes nos sections européennes, et le fait d'avoir poussé dans les bras de l'ennemi de classe ce du réformisme les militants ceylanais, boliviens et argentins. Ce vote doit prouver quels sont les bons révolutionnaires dans notre Internationale !


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