1973

"L'erreur de la stratégie de l'entrisme « sui generis » a eu des conséquences tragiques en Bolivie en 52-55 et en Argentine en 55 ; la stratégie pour dix ans du contrôle ouvrier manifeste ses terribles dangers potentiels dans l'interprétation faite par le camarade Mandel de la grève générale de mai 68 et dans l'orientation que, selon lui, il aurait fallu appliquer."


Nahuel Moreno

Un document scandaleux


VI. Parti mandéliste ou parti léniniste ?

3. Conscience scientifique ou conscience politique ?

Le schéma anti-marxiste du camarade Mandel (caractérisé par les trois catégories : masse, parti, avant-garde) n'a pas seulement le défaut de tenter d'inventer une prétendue avant-garde permanente élevée au rang de catégorie sociale. Il a un second défaut, encore plus grave : il oublie totalement les organisations staliniennes et sociales-démocrates, comme si elles n'existaient pas dans le mouvement de masses et n'avaient rien à voir avec les problèmes de la construction du parti révolutionnaire. Il faut également relever dans le schéma mandéliste une troisième agression contre le marxisme quant aux séquences que, selon lui, suivent la conscience, l'expérience et l'action pour chacun des secteurs qu'il définit.

Commençons par le premier problème. L'« oubli » de l'existence des organisations staliniennes et sociales-démocrates au sein du mouvement ouvrier, à côté du parti, des masses et de la fameuse avant-garde, n'est pas le fruit du hasard. Le tandem Mandel-Germain suppose que notre lutte fondamentale consiste à combattre la fausse conscience, la conscience arriérée de la classe ouvrière et des masses. En un sens général, cela est correct. Mais il en reste là, et cette conception devient erronée, car la fausse conscience ce ne sont pas seulement les idées incorrectes portées par la grande majorité des individus qui composent la classe ouvrière et le mouvement de masses. Cette fausse conscience est exprimée par des institutions fortes, objectives, d'un poids énorme, par les organisations staliniennes, sociales-démocrates et nationalistes. Elles captent et organisent les travailleurs, les éduquent dans cette fausse conscience, martèlent leur ligne politique dans leur presse, emploient des méthodes bureaucratiques, parfois même des méthodes de gangsters, afin d'imposer leurs critères. C'est pour cela que la lutte de nos partis contre ces fausses consciences ne peut être considérée comme une intervention chirurgicale, où il suffirait d'opérer pour enlever la partie malade, ou une séance de psychanalyse pour extraire les idées erronées. Il s'agit d'une lutte à mort contre ces organisations, leurs idéologies, leurs méthodes, et fondamentalement contre leurs politique, la forme la plus concrète de leurs expressions.

Pouvons-nous ignorer ces organisations dans un schéma de nos rapports au mouvement ouvrier et à son avant-garde ? Le rapport pur « parti-avant-garde-masses » existe-t-il réellement ? En aucune manière, notre rapport à la classe ouvrière n'est ni pur ni direct, ni au travers de la seule avant-garde. Ce n'est pas un rapport de superstructure révolutionnaire à une structure de classe. C'est un rapport plus complexe, qui passe nécessairement par notre rapport avec les superstructures de la classe (partis ouvriers, syndicats et autres organes de classe) qui sont en général réformistes et parfois gauchistes. Nous pouvons en dire autant du mouvement de masses. Nos partis peuvent-ils se donner une politique pour la classe ouvrière, en s'efforçant de gagner son avant-garde, sans se donner une politique en direction des syndicats, des partis communiste et socialiste, des comités d'usine ? Non, c'est impossible. Se donner une telle politique est indispensable, afin de détruire les organisations réformistes et bureaucratiques. C'est exactement l'opposé de les ignorer.

« La classe elle-même n'est pas homogène. Ses différents secteurs s'éveillent à la conscience de classe et y parviennent par des chemins et à des moments différents. La bourgeoisie participe activement à ce processus. Elle crée ses propres institutions au sein de la classe ouvrière ou bien utilise celles qui existent déjà, afin d'opposer certaines couches d'ouvriers à d'autres. Au sein du prolétariat, plusieurs partis interviennent en même temps. » (Trotsky, "The Struggle against Fascism in Germany" p.163).

Cette simple ébauche de la réalité de la classe ouvrière vaut bien tous les schémas fantastiques du camarade Germain qui représentent une classe pure, une avant-garde pure et un parti révolutionnaire pur, qui n'ont rien à voir avec notre monde mais plutôt avec celui de Shan-Gri-La.

Car en définitive n'est-ce pas un de nos principaux objectifs {sinon le principal) d'évincer les directions et les partis opportunistes de la direction du mouvement ouvrier mondial ? Le fait que Mandel ni Germain ne se posent ce problème ni ne se proposent ce but est en lui seul une démonstration de la tendance subjective, phénoménologique de toute leur analyse. Cependant, bien plus grave est la raison d'être du trotskisme : la crise de direction du prolétariat. Comme les partis ouvriers contre-révolutionnaires, devenus le pire obstacle pour le développement de la conscience de classe, ne tiennent aucune place dans le schéma anti-marxiste de Mandel, celui-ci découvre une nouveauté surprenante :

« dans la mesure où nous constatons que la barrière décisive, qui aujourd'hui empêche la classe ouvrière d'acquérir une conscience politique de classe, réside en un moindre degré dans la misère des masses et l'extrême pauvreté qui les entoure, mais surtout dans l'influence croissante de la consommation et la mystification idéologique de la petite bourgeoisie et de la bourgeoisie, c'est précisément le moment d'ouvrir les yeux et d'entamer le processus vers la science sociale critique qui peut jouer un véritable rôle révolutionnaire dans le nouvel éveil de la conscience de classe au sein des masses » (Mandel, op. cit. p.60-61).

Nous nous arrêterons plus loin sur cette « science sociale critique » et ses effets révolutionnaires. Pour l'instant, il est nécessaire de bien souligner que, selon Mandel, la « barrière décisive » contre le développement de la conscience de classe est « l'influence croissante de la consommation et la mystification idéologique de la petite bourgeoisie et de la bourgeoisie » et que cette barrière peut être surmontée par la « science sociale critique ».

Quant à nous, comme le ferait tout trotskiste sérieux, nous nous opposons fermement à cette affirmation. Pour un trotskiste, la barrière décisive qui empêche les masses d'avoir une conscience de classe, ce sont les directions traîtres du mouvement ouvrier, les partis communistes et socialistes et les bureaucraties syndicales. Le trotskysme véritable nous enseigne que notre grande tâche révolutionnaire est la lutte implacable contre ces directions, afin d'arracher les masses à leur influence et rendre ainsi possible l'émergence de la conscience de classe. Enfin le trotskisme véritable nous permet de conclure à l'inefficacité d'une prétendue « science » (critique ou autre) et à la nécessite d'une politique. Mais le camarade Mandel n'en dit pas un mot - il est vrai que pour lui c'est de l'« archéo-trotskysme » indigne de la « science sociale critique » !

Passons au second problème, celui du raisonnement du camarade Mandel, de ses séquences « action-expérience-conscience ». Rappelons que pour lui les masses avancent de l'action à l'expérience et arrivent à la conscience ; l'avant-garde avance de l'expérience à la conscience et arrive à l'action ; le parti de la conscience à l'action et arrive à l'expérience. Nous avons déjà éliminé l'avant-garde de ce schéma car, comme nous l'avons vu, elle n'est qu'un phénomène conjoncturel et ne peut donc suivre aucun schéma permanent de développement. Nous ne sommes pas d'accord avec le camarade Germain sur la manière dont chaque secteur acquiert la conscience. Pour nous il n'y a pas action sans conscience ni conscience sans action. Pour les marxistes, « le spontané est la forme embryonnaire du conscient », l'action, l'expérience et la conscience sont des parties d'une totalité à tous les niveaux du parti aux masse. L'élément déterminant de cette totalité sont les actions du mouvement de masses. A aucun moment nous ne voyons cette action sans conscience que Mandel attribue à la classe ouvrière et aux masses. Au contraire, pour nous il n'existe aucune action sans conscience préalable. Le système capitaliste impérialiste provoque par ses infamies des changements dans la conscience des masses (haine, rejet, indignation...) qui sont préalables à toute action. S'il existait une séquence, ce serait la suivante : la réalité objective de la société bourgeoise détermine objectivement la conscience des masses et c'est cela qui provoque les actions du mouvement de masses. Mais cette réalité objective les touche à travers une expérience, celle de l'exploitation. Par exemple, un patron exploite un ouvrier (réalité objective du système capitaliste) , celui-ci subit l'exploitation (en fait l'expérience) et ressent de la haine pour son patron (prend conscience de la nécessité de lutter contre lui), puis se lance dans la lutte (passe à l'action).

Mais ce n'est là rien de plus qu'un schéma étant donné que, par exemple, l'ouvrier contemporain, avant de participer à une lutte, adhère à un syndicat. Cela signifie qu'il s'appuie sur l'expérience des générations antérieures car il ne part pas ce rien, il n'est pas obligé de réinventer le syndicat avant chaque lutte. Il ne lui est pas nécessaire non plus de redécouvrir toutes les méthodes de lutte ; avant de se lancer dans l'action, il connaît déjà l'expérience des grèves, des occupations, des manifestations et des pétitions. Il se base également sur l'expérience antérieure de sa classe. Et il est en outre conscient de l'existence de cette expérience puisqu'il sait ce qu'est un syndicat, un parti, une méthode de lutte.

Nous connaissons à l'avance la citation n°2000 qu'utiliserait Mandel pour nous contrer et soutenir que la classe ouvrière n'apprend que par ses actions. C'est vrai, mais cela ne signifie pas que la classe ouvrière se lance dans l'action sans conscience, elle suit un processus plus profond et dialectique. La formation de la conscience de classe est un phénomène dynamique et par là-même contradictoire. Dans la conscience de la classe ouvrière et des masses exploitées, les conceptions fausses bourgeoises et petites-bourgeoises luttent contre les conceptions ou la conscience vraies. Un ouvrier social-démocrate, par exemple, hait sans aucun doute le fascisme et le considère comme son pire ennemi, il désire l'unité ouvrière contre celui-ci, mais en même temps il fait confiance à sa direction bureaucratique et réformiste. Il y a là une contradiction entre deux types de conscience : la conscience de classe par rapport au fascisme et la fausse conscience par rapport à ses directions opportunistes. Dans ce cas, le rôle des actions (la pratique) est décisif, comme cela se produit dans tout processus de connaissance ou de conscience ; seule la pratique est à même de démontrer ce qui est vrai (la lutte commune contre le fascisme) et ce qui est faux (la confiance dans les directions). En ce sens, c'est seulement dans la pratique que nous pouvons combattre avec succès le faux et affirmer le vrai, afin de parvenir à un niveau de conscience supérieur, qui verra se développer de nouvelles contradictions, dont nous pourrons de nouveau triompher seulement par l'expérience concrète. C'est pour cela que nous soutenons que la pratique, les actions du mouvement de masses sont le facteur déterminant de l'évolution de la conscience de classe, mais nous ne pouvons pas dire que ce cheminement commence par là pour passer par l'expérience et se conclure dans la conscience. Les actions du mouvement de masses enchaînent différents niveaux de conscience et d'expérience, elles ont toujours pour point de départ un niveau déterminé et débouchent sur un niveau supérieur, qui à son tour sera le point de départ de nouvelles actions. Il s'agit d'un processus totalisant, dynamique et contradictoire.

Mandel pourrait nous répondre maintenant par un sophisme, ce que nous avons dit confirmerait que seule la pratique, l'action peut mener à la conscience de classe. Une telle réponse serait fausse pour deux raisons. En premier lieu parce que dans le schéma mandéliste, chaque secteur parvient à un niveau de conscience distinct (par exemple, l'avant-garde parvient à une conscience « empirique et pragmatique ») et que seul le parti révolutionnaire peut atteindre la conscience de classe (qui selon Mandel est « scientifique », non politique). Lorsque Mandel parle de la conscience des masses, issue de l'action et de l'expérience, il se réfère donc à un niveau de conscience dont nous ignorons la nature puisque ce ne serait pas la conscience politique de classe. La seconde raison c'est que la conscience de classe ne peut donc être atteinte que par un facteur superstructurel, le parti révolutionnaire, et non simplement par les actions et les expériences du mouvement de masses et de la classe ouvrière.

Pour nous, chaque action du mouvement de masses se base sur une expérience et une conscience préalable qui lui permettent de faire une nouvelle expérience, laquelle se cristallise dans un nouveau niveau de conscience. Si tout ce cheminement des masses, déterminé (et non pas commencé) fondamentalement par ses actions, n'amène pas automatiquement à la conscience de classe, la conscience universelle et historique, c'est un autre problème. Notre différend avec Mandel porte sur le fait que pour nous il n'y a pas d'action du mouvement de masses sans une conscience et une expérience préalables. Et s'il est certain que sans l'intervention du parti le mouvement de masses ne peut accéder à la conscience politique de classe, il est également certain que cette totalité du cheminement du mouvement de masses à travers l'action, l'expérience et la conscience, l'en rapproche inexorablement. Nous pourrions dire que le mouvement de masses se rapproche « asymptotiquement » de la conscience politique de classe, qu'à chaque moment il en est plus proche, mais qu'il ne peut y parvenir par ses propres moyens. Seul le parti peut faire que ces deux lignes, toujours plus proches, cessent d'être asymptotes, que le mouvement de masses se confonde avec la conscience politique de classe.

La conception mandéliste qui accorde la priorité aux actions dans le processus de la formation de la conscience de classe, avant même l'expérience et la conscience, est la position typique des intellectuels anticonformistes, existentialistes et phénoménologues, dont Sartre est un des exposants classiques. Cette conception véhicule implicitement une négation de l'homme, dans ce cas du caractère humain du mouvement de masses et de la classe ouvrière, pour la raison simple mais catégorique que l'homme se distingue de l'animal par le fait d'être conscient à des degrés divers, de ses actions, tout en lui ressemblant para manière dont il réagit au milieu ambiant.

Quant au parti, les mêmes lois jouent pour lui, comme pour le mouvement de masses, mais à un niveau qualitativement supérieur. La conscience du parti révolutionnaire, (le point de départ pour atteindre l'expérience en passant par l'action selon Mandel), n'est rien de plus que l’expérience historique du mouvement ouvrier et de masses. C’est-à-dire qu'au lieu de démarrer d'une conscience et d'une expérience partielles et limitées, le parti possède comme point de départ l'expérience et la conscience historiques et universelles. Pour extraire cette expérience historique et universelle du mouvement ouvrier et de masses, le parti doit utiliser une série de sciences combinées en une le marxisme. Ces sciences et leur combinaison permettent d'atteindre l'expérience historique universelle, de l'élever alors à la conscience historique, universelle et abstraite, et de la concrétiser dans un programme politique.

Nous avons vu jusqu'à présent comment le camarade Mandel « oubliait » dans son schéma métaphysique de la classe ouvrière les partis staliniens et sociaux-démocrates. Nous avons vu également comment il se trompait gravement dans sa conception théorique sur le rapport entre action, expérience et conscience. Nous verrons maintenant pour finir comment tout ce raisonnement débouche sur une conception scientifiste du rôle du parti et de la conscience de classe.

Il faut rappeler que pour le camarade Mandel, la tâche consistant à chasser la fausse conscience petite-bourgeoise ou bourgeoise du mouvement ouvrier ne passait pas par notre lutte politique contre ses directions bureaucratiques et réformistes, mais par le fait d'« ouvrir les yeux sur la science sociale critique ». C'est celle-ci qui doit jouer « un véritable rôle révolutionnaire dans le nouvel éveil des masses à la conscience de classe ». Pour un disciple moderne des Bauer, ce ne serait pas mal. D'ailleurs, la science sociale critique de Mandel passera sûrement à la postérité, notamment de la manière dont plus loin il nouslla livre dans toute sa splendeur :

« Le fait que le marxisme, en tant que science, est l'expression au plus haut degré du développement de la conscience de la classe ouvrière, veut simplement dire que c'est seulement au travers d'un processus individuel de sélection que les meilleurs membres du prolétariat, les plus expérimentés, les plus intelligents et les plus combatifs sont capables, directement et indépendamment, d'acquérir la conscience de classe dans sa forme supérieure. » « La catégorie de parti révolutionnaire vient du fait que le socialisme marxiste est une science qui, en dernière analyse, ne peut être assimilée complètement qu'individuellement et non de manière collective. » (Mandel, op.cit. p.17-18).

Cette affirmation tourne totalement le dos à notre conception. Pour nous, le marxisme, en tant que science, remplit la seule fonction d'extraire l'expérience universelle historique, de l'élever à la conscience universelle historique et abstraite et de la concrétiser dans un programme. Qui a raison ? Est-il vrai que le marxisme, en tant que science, est le « plus haut degré de développement de la conscience de classe prolétarienne » ? Trotsky pense le contraire :

« Les intérêts de classe ne peuvent être formulés d'une autre manière que sous la forme d'un programme, le programme ne peut être défendu d'une autre manière qu'en créant un parti. » « La classe en elle-même n'est que la matière de l'exploitation. Le prolétariat n'assume un rôle indépendant qu'au moment où d'une classe en soi il se transforme en une classe politique pour soi. Ce processus ne peut aboutir qu'à travers l'intervention du parti. Le parti est l'instrument historique par lequel la classe se saisit de sa conscience de classe... les progrès de la classe vers la conscience de classe, à savoir la construction d'un parti révolutionnaire qui dirige le proletariat, est un processus complexe et contradictoire. » (Trotsky, op . cit .p.163 ).

Il est évident que Trotsky définit la conscience de classe comme nous le faisons nous et non comme le fait Mandel. Pour Trotsky, la conscience de classe se formule en un programme. Pour Mandel c'est le marxisme en tant que science. Pour Trotsky le développement de la conscience de classe est un phénomène objectif : la construction du parti révolutionnaire. Au contraire, pour Mandel, le parti « vient du fait que le socialisme marxiste est une science ». En aucune manière nous ne pouvons accepter cela. Le parti révolutionnaire ne peut se construire qu'à partir d'un programme politique. Même dans le domaine des suppositions, nous ne pouvons imaginer un parti révolutionnaire composé d'intellectuels, perdus dans les nuages, qui manieraient à la perfection les aspects scientifiques du marxisme, mais ne se préoccuperaient pas de formuler un programme politique, étant dans l'impossibilité de le faire puisqu'ils vivraient en marge du mouvement de masses. En supposant qu'il existe, il ne serait pas un parti révolutionnaire mais ,une petite secte. Quant à nous, nous croyons à un parti comprenant des camarades connaissant parfaitement le marxisme et travaillant en relation et en parfaite harmonie avec les travailleurs militants, afin de formuler un programme politique et de l'appliquer correctement dans la pratique. C'est cela sans aucun doute un parti révolutionnaire.

Il existe entre le programme du parti et la science marxiste un lien dialectique : on ne peut élaborer de programme révolutionnaire sans théorie (science) marxiste. Il existe également un rapport dialectique entre ce programme et les actions des masses : s'il ne les prend pas pour point de départ, ce programme ne peut être révolutionnaire. Et il existe aussi un lien dialectique entre le programme et l'activité du parti : sans parti pour le concrétiser, aucun programme n'est en lui-même révolutionnaire. Tous ces éléments convergent pour donner la réalité qu'est le parti et son programme, et ce parti révolutionnaire et son programme sont « le plus haut degré de développement de la conscience de classe ouvrière ».

Le camarade Mandel tombe dans le piège d'une déviation scientifiste, intellectuelle, du rôle du parti et de la conscience de classe, en accordant une priorité excessive à un aspect important du parti révolutionnaire, la science marxiste. La conscience de classe, pour Trotsky, est la transformation, de la « classe sociale en soi » en « classe politique pour soi ». Pour Mandel au contraire, la conscience de classe devrait être une conscience scientifique, et c'est une absurdité. Le soutien politique de secteurs massifs de la classe ouvrière au parti marxiste signifie une élévation de son niveau de conscience. L'intégration de membres et de secteurs de la classe au parti, qui acceptent son programme et ses statuts, est suffisante pour indiquer un saut qualitatif dans l'expression de leur conscience de classe. Ce qui est déterminant est donc l'accord d'une partie des masses avec les statuts et le programme du parti révolutionnaire, même si les militants ne sont pas des spécialistes ès philosophie, ès économie ou ès sociologie marxistes, même s'ils n'ont pas totalement « assimilé » le marxisme en tant que « science ».

Il s'agit là d'ailleurs du critère classique de Lénine et de Trotsky pour le parti marxiste révolutionnaire. Mais ce n'est pas le critère de Mandel. Ses exigences sont bien plus élevées et l'amènent à inventer deux types de conscience : celle de l'avant-garde, qui est « empirique et pragmatique », et la conscience de classe « scientifique globale », à savoir celle ce la « compréhension théorique ». La conscience politique et le programme n'existent donc plus dans cette phénoménologie moderne de la classe ouvrière. Ainsi, l’adhésion politique d'un ouvrier au programme du parti révolutionnaire ne signifie rien pour Mandel, n'est en rien le résultat d'un niveau de conscience ni l'élévation de la conscience de classe. Dans cette logique la conclusion est évidente : la catégorie de parti marxiste, qui provient d'une science, « ne peut être assimilée qu'individuellement, en aucun cas d'une manière collective », car elle « présuppose au moins une compréhension de la dialectique marxiste, du matérialisme historique, de la théorie économique marxiste et de l'histoire critique des révolutions et du mouvement ouvrier moderne » (op. cit. p.17).

La logique de Germain est inflexible, s'élever à la conscience de classe, c'est parvenir à une compréhension totale, théorique et scientifique, du marxisme en tant que science; ce qui signifie manier la dialectique, la sociologie, l'économie et l'histoire marxistes ; seule une minorité infime peut assimiler le socialisme par un processus individuel, jamais collectif.

Peut-il exister une conception plus défaitiste ? Si l'assimilation du marxisme par le mouvement ouvrier signifie remplir toutes les exigences posées par Mandel - et non l'assimilation du programme du parti - c'est une tâche impossible à accomplir. Si nous avons la prétention d'extirper de la conscience des travailleurs tous les détritus idéologiques accumules par la bourgeoisie et par la bureaucratie, afin de les remplacer par la « science » marxiste (ou la « science sociale critique »), nous ne devons pas construire un parti, mais demander à la bourgeoisie de nous accorder une université pouvant accueillir des millions de travailleurs du monde entier, et le nombre correspondant de bourses, afin que ces travailleurs puissent vraiment y participer. Comme le camarade Mandel voit l'impasse de son raisonnement, il en conclut que seule une minorité peut s'élever à la conscience de classe, mais il ne répond pas au nouveau problème qui en découle : que faire de ces masses incapables d'acquérir la « conscience scientifique de classe ». Et il ne le fait pas car la seule réponse logique est celle de la bourgeoisie, quand elle accuse les masses révolutionnaires d'être des masses inconscientes et arriérées, manipulées par une poignée d'agitateurs qui masquent leurs desseins politiques. Mandel ne se hasarde pas à le dire, mais sa conception d'une petite élite, d'un groupe minoritaire de savants, détenteurs de la « science sociale critique », qu'ils ont assimilée « individuellement » et qui constitue « l'expression du plus haut degré du développement de la conscience de classe ouvrière » ressemble tout de même à l'accusation infâme faite par la bourgeoisie. Mais le camarade Mandel n'en reste pas là, il continue en disant que :

« affirmer que le socialisme scientifique est le produit historique des luttes ouvrières ne signifie pas dire que tous, ou même la majorité des membres de cette classe puissent reproduire, avec plus ou moins de facilité, ces connaissances » (idem, p.18).

Cela signifie donc que la classe ouvrière ne peut reproduire, dans sa majorité, aucune connaissance et donc que la société dans son ensemble n'avance pas sur la voie de la connaissance. Pour Mandel, de la même manière que seuls des individus peuvent assimiler le socialisme scientifique, seuls des individus sont capables d'assimiler et de reproduire les connaissances accumulées par l'humanité de la préhistoire à nos jours. La déviation scientifiste de Mandel atteint ainsi son summum, lorsqu'il confond ainsi la partie concrète des connaissances (à savoir leurs résultats), avec leur élaboration. Et c'est une erreur grave car la société (de même que la classe ouvrière ou un de ses secteurs) progresse en assimilant les résultats scientifiques, mais non les méthodes d'investigation qui permettent de les obtenir.

Prenons un exemple. Il y a des pays occidentaux où la diététique a atteint un haut niveau de développement. On y parle des propriétés et valeurs énergétiques des aliments et l'on adapte l'alimentation à ces connaissances. Imaginons un pédant qui dise aux consommateurs : « vous n'avez pas assimilé la diététique et vous êtes incapables de la reproduire, car vous ne connaissez rien à la chimie et à la biologie, sciences fondamentales pour élaborer la diététique ». Sans aucun doute cette affirmation n'aurait aucun sens, ces consommateurs ayant assimilé et étant capables de reproduire les conclusions de la diététique, tout en ne sachant pas comment l'on est parvenu à ces conclusions.

Un autre exemple : la médecine et la pharmacie ont découvert l'aspirine contre le mal de tête. Si le camarade Mandel était conséquent avec sa conception, il devrait dire à toute l'humanité : « vous ne savez pas comment guérir le mal de tête car vous n'êtes pas capables de reproduire les connaissances ayant permis la découverte de l'aspirine ». La réponse ne pourrait être que la suivante : « nous savons pertinemment que l'aspirine guérit le mal de tête. Nous n'avons pas le temps de vérifier et d'apprendre toutes les sciences et techniques qui ont amené la découverte de l'aspirine, mais nous continuerons à l'utiliser car nous sommes convaincus de son efficacité ».

C'est la même chose avec la conscience de classe. Ce qui est important c'est que les ouvriers se rendent parfaitement compte que la société capitaliste est atteinte d'un cancer et que le seul remède est notre programme et notre parti. Cette connaissance, comme le montrait Trotsky, peut et doit être acquise de manière massive et non individuelle par le mouvement ouvrier et de masses. Et la seule façon pour ce dernier d'acquérir cette connaissance est de confronter dans la pratique les différentes politiques proposées par les différents partis en son sein. S'il existe un parti révolutionnaire capable de proposer une politique correcte pour chacune de ses luttes (en répondant aux intérêts historiques de la classe ouvrière), le mouvement ouvrier et de masses le reconnaîtra comme son parti et s'élèvera ainsi à la conscience politique de classe. Si ce parti n'existe pas i1 ne pourra pas le faire, mais il le pourra encore moins en étudiant la fameuse « science sociale critique » du camarade Mandel. Nous voyons là, concrétisé, le rôle du marxisme « en tant que science » : transformer la connaissance scientifique des intérêts historiques de la classe ouvrière en un programme de mobilisation, c'est-à-dire en une réponse politique à chaque lutte concrète du mouvement de masses, afin que chaque lutte tende vers la prise du pouvoir. C'est ainsi que nous gagnerons les masses à notre programme et à notre parti, en liquidant les directions traîtres et opportunistes. Croire comme Mandel que cette prise de conscience est individuelle, signifie perpétuer l'étape propagandiste, « scientifiste » de notre mouvement.

Pour justifier une telle conception, Mandel découvre que « ouvrir les yeux sur la science sociale critique peut jouer un rôle révolutionnaire dans l' éveil de la conscience des masses ». Notre réponse est claire : la science marxiste remplit son rôle révolutionnaire en permettant au parti de ne pas tomber dans l'empirisme et le pragmatisme. Pour cela, il est important que la majorité des cadres militants maîtrisent cette science le plus vite possible. Mais il est clair que pour « éveiller la conscience de classe » se sont d'abord les propres actions ees masses, et puis l'existence d'un parti bolchevique, armé d'un programme de transition et de réponses justes pour chacune de ces actions, qui jouent le seul rôle révolutionnaire.

Sa conception subjective et phénoménologique de la conscience, propagandiste et scientifiste du parti ne pouvait qu'amener le camarade Mandel-Germain à la liquidation du parti comme parti politique révolutionnaire. C'est ainsi que, dans son raisonnement, un secteur social spécifique, « les intellectuels techniciens », acquiert une grande importance :

« étant donné la possibilité de leur participation massive dans le cadre du processus révolutionnaire et de la réorganisation de la société » permettant aux « couches éveillées et critiques de la classe ouvrière d'atteindre ce qu'elles ne peuvent faire par leurs propres moyens, étant donné la fragmentation de leur conscience : la connaissance scientifique et la conscience qui leur permettra d'appréhender la vraie nature de l'exploitation scandaleuse et cachée, de l'oppression déguisée, auxquelles elles sont soumises ».

Magnifique rôle révolutionnaire de cette « intellectualité » qui devient révolutionnaire en tant que secteur social et non en tant qu'intellectuels révolutionnaires qui militent et acceptent la discipline du parti ! Et ce serait précisément entre leurs mains que serait la tâche d'« éveiller » la conscience de classe ! Quel rôle joue donc le parti révolutionnaire, si sa tâche principale échoit à un secteur social, les « intellectuels techniciens » ? Dans ce cas, il nous faudrait en conclure que le parti ne joue déjà plus son rôle fondamental, en tant que parti politique: le parti serait le conseiller théorique de cette « intellectualité » technicienne et remplirait cette fonction en lui donnant des cours de « science sociale critique » mandéliste.

Nous sommes parvenus à une autre conclusion : la « science sociale critique » joue effectivement un rôle révolutionnaire, mais à l'envers, car sa première mesure est contre-révolutionnaire : décréter la mort du parti politique bolchevique, ouvrier, léniniste, trotskiste et révolutionnaire.


Début Précédent Haut de la page Sommaire Suite Fin

Archives Trotsky Archives Internet des marxistes