1973

"L'erreur de la stratégie de l'entrisme « sui generis » a eu des conséquences tragiques en Bolivie en 52-55 et en Argentine en 55 ; la stratégie pour dix ans du contrôle ouvrier manifeste ses terribles dangers potentiels dans l'interprétation faite par le camarade Mandel de la grève générale de mai 68 et dans l'orientation que, selon lui, il aurait fallu appliquer."


Nahuel Moreno

Un document scandaleux


VII. Des éléments révisionnistes dans les conceptions du camarade Germain

5. Germain révise la conception marxiste sur les mouvements nationalistes des nationalités opprimées.

Pous avons vu que pour le camarade Germain la bourgeoisie nationaliste et l'impérialisme jouent un rôle relativement progressiste dans la lutte contre l' « oppression étrangère » : la première est capable de libérer le pays arriéré, le second de permettre cette libération. Comme cela arrive très couramment avec les positions opportunistes, le camarade Germain (qui pour parvenir à ces positions est passé par le plus grossier des révisionnismes) passe à une position sectaire (tout aussi révisionniste) par rapport aux mouvements nationalistes des nationalités opprimées. Pour Germain, ces mouvements sont en général réactionnaires, non progressistes. La conclusion politique est évidente : en général, sauf exceptions. il ne faut pas les soutenir. Pour démontrer sa thèse, le camarade Germain utilise trois arguments et une série de citations.

Premier argument :

Le nationalisme a cessé d'être une idéologie progressiste pour devenir réactionnaire. Pour tirer cette conclusion, Germain commence par nous expliquer que le nationalisme était progressiste au 16ème, 17ème et 18ème siècles :

« (...) au cours de la période classique de la révolution démocratique bour­geoise de l'ère pré-industrielle, quand la bourgeoisie était une classe historiquement révolutionnaire. Il était une puissante arme idéologique et politique contre les deux forces sociales réactionnaires : les forces régionales particulières, féodales ou semi-féodales qui résistaient à leur intégration dans des nations modernes ; ainsi que les monarques absolus étrangers ou non (...) ». « Avec l'époque impérialiste, le nationalisme devient obligatoirement réactionnaire, même s'il a un caractère purement bourgeois ou petit-bourgeois. L'idée universelle de l'organisation indépendante de la classe travailleuse, des objectifs autonomes de classe poursuivis par le prolétariat et la paysannerie pauvre dans les luttes de classes, de la solidarité internationale de classe des travailleurs de tous les pays et de toutes les nationalités, s'oppose à l'idée de solidarité nationale et de communauté nationale d'intérêts. » (idem p.79-80).

La première erreur commise par le camarade Germain est de croire que tous les nationalismes du 20ème siècle sont identiques, dans les pays oppresseurs comme dans les pays opprimés. Est-ce pour cette raison que dans le document européen les camarades de la majorité ne soutiennent pas la lutte des guérillas des colonies portugaises ? Parce qu'elle défend une idéologie nationaliste même si elle est sans aucun doute une lutte anti-impérialiste ? Cependant, les camarades de la majorité ont applaudi chaleureusement les Tupamaros en Uruguay et le Mouvement du 26 juillet de Fidel Castro. Ils n'avaient peut-être pas une idéologie nationaliste ? Tout à fait pourtant. Alors ? Soyez conséquent, camarade Germain, dites à Castro et aux Tupamaros qu'ils ont une idéologie réactionnaire.

C'est pour cela que se produit une contradiction flagrante dans l'échafaudage théorique des camarades de la majorité. Elle provient précisément de leur jugement des mouvements nationalistes à partir de leur idéologie et non du rôle objectif qu'ils remplissent dans la lutte de classes à l'échelle nationale et internationale à un moment déterminé. Comme nous jugeons les mouvements et les partis - et pas seulement les mouvements nationalistes - à partir de ce rôle objectif, nous sommes sûrs que nous ne tomberons pas dans ce genre de contradictions.

Pour l'analyse marxiste, le nationalisme devenu réactionnaire est celui des pays avancés, car c'est un nationalisme impérialiste. Par contre, le nationalisme des pays arriérés non seulement garde mais accentue les vertus du nationalisme européen des 16ème, 17ème et 19ème siècles. Le camarade Germain pense qu'il y a une contradiction absolue entre l'internationalisme prolétarien et le nationalisme en général, y compris dans les pays arriérés dominés par l'impérialisme. C'est encore notre vieux phénoménologue bien connu qui pose ce problème en tant qu' « idéologique », au lieu de le poser en tant que problème objectif de la lutte de classes. Le nationalisme, comme toute idéologie, a un contenu de classe et suit les va-et-vient de la lutte de classes. En tant que marxistes, nous le définissons comme une idéologie de tel ou tel mouvement ou secteur social, à telle ou telle étape de la lutte de classes, et non comme une idéologie « en soi ». Le nationalisme des grands pays impérialistes est réactionnaire car il défend l'exploitation des pays arriérés. Mais c'est précisément contre l'impérialisme (et le nationalisme impérialiste) que naissent dans les pays arriérés des mouvements d'idéologie nationaliste ou démocratique. Est-il vrai que ces mouvements et ces idéologies soient réactionnaires en général ? L'idéologie peut-elle être réactionnaire et le mouvement progressiste ? L'idéologie nationaliste d'un mouvement nationaliste dans un pays arriéré est-elle aussi réactionnaire que l'idéologie nationaliste de l'impérialisme ?

Cela doit être ainsi pour le camarade Germain, puisqu'il ne fait absolument aucune distinction entre le nationalisme anti-impérialiste et le nationalisme pro-impérialiste. Pour nous, c'est tout à fait différent : les mouvements nationalistes des nationalités opprimées sont progressistes, dans la mesure où ils vont contre l'impérialisme, et leur idéologie est contradictoire, c'est-à-dire progressiste dans cette mesure seulement.

Le rapport entre l'idéologie nationaliste et l'internationalisme prolétarien est le même que (et déterminé par) le rapport existant entre le mouvement nationaliste et le parti révolutionnaire. Une fois de plus, les idéologies n'établissent pas de rapport entre elles, en tant qu'idéologies « en soi », mais leurs rapports se basent sur les rapports objectifs existant entre les mouvements sociaux qu'ils reflètent.

Sous l'impérialisme apparaissent en même temps que le mouvement ouvrier toutes sortes de mouvements et de secteurs sociaux, qui sont objectivement et momentanément progressistes, révolutionnaires (lutte contre la législation répressive, libération des emprisonnés, contre la domination impérialiste, pour le droit de vote, d'avortement, pour la révolution agraire, etc.). Ces mouvements non prolétariens ont, logiquement, des idéologies non prolétariennes, mais elles ne cessent pas pour autant d'être progressistes. Leurs idéologies reflètent le caractère progressiste non prolétarien de ces mouvements. Ce sont des idéologies hautement contradictoires, progressistes et réactionnaires, le caractère progressiste primant sur l'autre tant que le mouvement qui les soutient reste progressiste.

Le facteur déterminant est toujours le facteur social des luttes de classes, pas le facteur idéologique. Le mouvement paysan, par exemple, est très sauvent pour la redistribution des terres. C'est une idéologie petite-bourgeoise mais progressiste dans la mesure où elle va contre les propriétaires terriens. Mais lorsque le mouvement paysan s'agrippe à cette revendication contre la nationalisation des terres, le mouvement devient réactionnaire et l'aspect réactionnaire, petit-bourgeois, de son idéologie primera.

Nous pouvons dire la même chose en ce qui concerne le mouvement féministe. Qu'il ait à un certain moment une fausse idéologie féministe ne veut pas dire qu'il ne reste pas progressiste, dans la mesure où il mobilise d'amples secteurs de femmes contre le capitalisme. Il en est de même pour les mouvements nationalistes des nationalités opprimées, leur idéologie est à un certain moment progressiste, bien qu'elle ne soit pas prolétarienne.

Notre parti mondial et nos sections nationales, en tant que représentants des intérêts historiques de la classe ouvrière, ont une politique par rapport aux mouvements nationalistes: celle de se lier intimement à eux, de former des fronts avec eux, mais sans perdre, ne serait-ce qu'un seul instant, notre indépendance politique vis-à-vis d'eux. Et nous avons précisément cette orientation en tant que représentants des intérêts historiques de la classe ouvrière, intérêts qui à notre époque se résument en un seul : détruire le système impérialiste mondial. Pour le détruire, nous frappons aux côtés de tout mouvement ou secteur social qui est disposé à le faire.

Ce rapport de notre parti et de notre classe avec les mouvements nationalistes est celui qui détermine le rapport de notre idéologie avec l'idéologie de ces mouvements: elles vont ensemble contre tous les aspects de l'idéologie nationaliste de l'impérialisme. Mais l'internationalisme prolétarien, en tant qu'idéologie, ne se laisse pas pénétrer, il reste strictement indépendant des aspects réactionnaires du nationalisme bourgeois ou petit-bourgeois.

Vu de cette manière objective, basée sur la lutte de classes et non sur des idéologies « en soi », l'affirmation du camarade Germain, selon laquelle « les objectifs autonomes de classe poursuivis par le prolétariat et la paysannerie pauvre » s'opposent à la « solidarité nationale et la communauté nationale d'intérêts » dans les pays arriérés et dans la révolution socialiste internationale, est contradictoire avec la réalité, car il s'agit de deux tâches intimement liées.

Il existe un rapport entre l'internationalisme prolétarien et le nationalisme des nationalités opprimées : l'internationalisme prolétarien a une raison d'être objective, il est né comme réponse nécessaire du mouvement ouvrier à l'existence du système capitaliste mondial. Aujourd'hui ce système capitaliste mondial a sa plus haute expression dans le système impérialiste et c'est celui-ci qui est la base objective actuelle de l'internationalisme prolétarien. Le nationalisme des nationalités opprimées lutte contre le même ennemi. Nous ne comprenons donc pas pourquoi le nationalisme était progressiste au 18ème siècle, lorsqu'il affrontait les seigneurs féodaux et les secteurs monarchistes absolus, et qu'il ne l'est plus maintenant alors qu'il s'affronte dans les pays arriérés à un ennemi beaucoup plus fort et plus dangereux, au principal ennemi du prolétariat international, à l'impérialisme. Avec ce même critère, tous les mouvements progressistes de type démocratique des siècles antérieurs ont cessé d'être progressistes. Le camarade Germain pourrait alors dire que, si l'impérialisme mondial voulait imposer l'enseignement religieux dans les écoles, le mouvement pour l'enseignement laïque a cessé d'être progressiste. Pour nous au contraire, un mouvement pour l'enseignement laïque, dans les pays où il y a un enseignement religieux est progressiste, quels que soient ceux qui le dirigent, car s'il y a un siècle il affrontait la réaction terrienne, il affronte aujourd'hui la réaction impérialiste et cette lutte est autant, sinon plus, progressiste qu'auparavant. Les mouvements se définissent par leur objectif historique et par les ennemis qu'ils affrontent. Les mouvements nationalistes des nationalités opprimées sont progressistes car ils ont un objectif historique progressiste, la libération nationale, et s'affrontent au plus réactionnaire des ennemis, l'impérialisme.

Deuxième argument :

Nous pouvons soutenir exceptionnellement les mouvements nationalistes dont les directions ne comportent pas d'éléments bourgeois ou petits bourgeois, mais nous ne soutenons pas ceux qui en ont :

« Cette opposition de Lénine au nationalisme n'est pas un principe abstrait et formel, mais elle découle, comme l'indique Lénine, d'une claire notion des circonstances historiques et économiques. C'est la raison pour laquelle il peut y avoir quelques exceptions à la loi, basées sur des conditions historiques et économiques exceptionnelles, dans les nationalités opprimées qui n'ont pas leur propre classe dominante ou qui n'ont qu'un embryon de bourgeoisie, de telle sorte que, dans la situation donnée et à venir, il soit exclu que cet embryon actuel puisse devenir une classe dominante sans désintégrer totalement la structure impérialiste. Les meilleurs exemples de telles exceptions sont les nationalités noires et chicanos au sein des Etats-unis. Mais il est clair que le Québec, la Catalogne, le Pays basque, l'Inde, Ceylan et les nations arabes ne peuvent pas être qualifiés d'exceptions. Toutes ces nations ont leur propre classe bourgeoise. Nombre d'entre elles ont également leurs propres Etats semi-coloniaux. Soutenir le nationalisme de ces nationalités, sous prétexte de soutenir les luttes anti-impérialistes ou celui de défendre la doctrine que le nationalisme conséquent peut automatiquement diriger la lutte vers la dictature du prolétariat, c'est nier les distinctions de classes, les conflits irréconciliables de classes au sein de ces nations, que l'oppression nationale et l'exploitation économique par l'impérialisme n'ont pas éliminés mais, en un certain sens, encore accrus par rapport à ceux des nations non opprimées. » (Germain, idem, p.83).

Germain classe ainsi les mouvements en fonction de l'importance de l'intervention d'éléments bourgeois en leur sein, et non par le caractère de masses qu'ils entraînent et de la lutte qu'ils mènent à un certain moment contre l'impérialisme. Il pourrait classer de la même manière n'importe quelle lutte du mouvement de masses et parvenir à la conclusion, par exemple, que nous ne soutiendrons que les syndicats ou partis ouvriers qui ont des directions révolutionnaires, ou les mouvements démocratiques qui ont des directions ouvrières.

Au contraire, nous pensons que, sans cesser de critiquer et de nous différencier de leurs directions, il faut soutenir toutes les luttes ouvrières ou démocratiques qui vont objectivement contre la bourgeoisie et qui sont progressistes, quelles que soient leurs directions. Nous devons garder ce même critère par rapport à tout mouvement nationaliste. S'il va objectivement contre l'impérialisme, nous devons le soutenir, quelle que soit sa direction, en nous différenciant et en attaquant les inévitables trahisons de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie. C'est ce que nous devons faire pour tout mouvement qui part de revendications démocratiques progressistes (pour la libération de prisonniers politiques, l'avortement, l'égalité des femmes, etc.), quels que soient ceux qui y interviennent et quel que soit le secteur qui le dirige à ce moment-là.

Troisième argument :

Il faut distinguer clairement la lutte pour l'autodétermination nationale des mouvements nationalistes :

« Les sectaires et les opportunistes ne font ni les uns ni les autres cette distinction élémentaire entre la lutte pour l'autodétermination nationale et l'idéologie nationaliste. Les sectaires refusent de soutenir les luttes pour l'autodétermination nationale sous prétexte que l'idéologie qui prévaut parmi les combattants et les dirigeants est le nationalisme. Les opportunistes refusent de combattre les idéologies nationalistes bourgeoises et petites-bourgeoises, sous prétexte que la lutte pour l'autodétermination nationale, dans laquelle prédomine cette idéologie, est progressiste. » « La position correcte, marxiste révolutionnaire, est de combiner le soutien total à la lutte pour l'autodétermination nationale des masses, y compris les revendications concrètes qu'exprime ce droit dans les domaines politique, culturel et linguistique, avec la lutte contre le nationalisme bourgeois et petit-bourgeois. » (idem, p.80).

Il y a plusieurs choses incompréhensibles dans cet argument. La première c'est que le camarade Germain se limite aux revendications « concrètes » « dans les domaines politique, culturel et linguistique ». N'y a-t-il pas un domaine économique dans la lutte pour l'autodétermination nationale ? L'expropriation sans indemnités des entreprises impérialistes n'est-elle pas la plus grande expression de la lutte pour l'autodétermination nationale, comme l'a montré Trotsky au sujet du pétrole mexicain ?

La seconde, c'est l'affirmation que « l'idéologie qui prévaut parmi les combattants » pour l'autodétermination nationale est le nationalisme bourgeois et petit-bourgeois. Si par cela le camarade Germain veut dire que les masses se mobilisent derrière une direction bourgeoise ou petite bourgeoise, et que nous devons lutter pour que ce soit la classe ouvrière qui prenne la direction, nous sommes totalement d'accord. Mais s'il en conclut que leur sentiment nationaliste est réactionnaire et que nous devons le combattre en lui opposant l'internationalisme prolétarien, nous ne sommes pas du tout d'accord. Ce sentiment nationaliste des masses est contradictoire: en tant que nationaliste il est progressiste, en tant que confiance dans les exploiteurs nationaux, il est réactionnaire, et non seulement réactionnaire mais inconséquent, car la bourgeoisie et la petite bourgeoisie nationales sont incapables de mener à bien la libération nationale d'un pays arriéré contre l'impérialisme.

Pourquoi devrions-nous rejeter en bloc ce sentiment contradictoire ? Si nous développons l'aspect positif de ce sentiment (nationaliste) jusqu'au bout, jusqu'au nationalisme conséquent, cela ne dévoilera-t-il pas les hésitations et les trahisons de la direction bourgeoise ? Qu'a de réactionnaire le sentiment nationaliste anti-impérialiste conséquent ? Quel autre moyen de liquider l'influence idéologique et la direction bourgeoise des mouvements nationalistes propose le camarade Germain ? La propagande générale sur l'internationalisme prolétarien et le contenu réactionnaire de l'idéologie nationaliste bourgeoise ?

Toutes ces questions restent sans réponse, car le camarade Germain fait une séparation absolue entre les luttes anti-impérialistes et le nationalisme, alors qu'en réalité ils sont intimement liés, le nationalisme étant l'expression idéologique des luttes anti-impérialistes.

Le camarade Germain propose en définitive que nous utilisions essentiellement des mots d'ordre négatifs, c'est-à-dire que nous tombions dans les fameux « anti » qui, selon Trotsky, caractérisent les opportunistes.

Nous sommes pour des mots d'ordre positifs (nationalisme au lieu d'anti-impérialisme) qui caractérisaient les bolcheviks. Mais laissons de côté ce problème, afin de ne pas entrer dans un nouvel axe de discussion.

Pour appuyer ces trois arguments et sa conclusion générale, selon laquelle sauf exceptions nous ne soutenons pas le nationalisme des nationalités opprimées, le camarade Germain en appelle à l'autorité de Lénine et de Trotsky. Il donne une longue citation de Lénine pour démontrer que « Lénine a tout à fait la même position. Et dans sa majeure contribution finale au problème, qui a valeur programmatique, ses thèses sur la question nationale et coloniale écrites pour le IIème Congrès du Komintern, nous pouvons lire le passage suivant très éclairant » (Germain, idem p.81). Dans cette citation, le camarade Germain commet la fraude théorique la plus scandaleuse de l'histoire de notre mouvement et peut-être même du mouvement ouvrier mondial. La citation est totalement falsifiée. Les deux premiers paragraphes sont bien de Lénine, mais les deux derniers, alors que Germain les donne comme tels, ne sont pas de lui mais de Roy, le délégué de l'Inde. De plus, les deux paragraphes de Lénine appartiennent bien aux thèses que mentionne Germain, mais ceux de Roy sont d'une autre résolution, des « thèses supplémentaires » que Lénine n'a pas écrites. De plus encore, dans ce qu'il appelle un « passage » des thèses, il saute de la thèse 2 à la thèse 10, sans préciser qu'il ne s'agit plus du même thème, car la thèse 10 parle des partis et des courants qui ont rompu avec la social-démocratie principalement dans les pays impérialistes. C'est ensuite qu'il passe de la thèse 10 à la thèse 7 de l'autre résolution écrite par Roy et non par Lénine.

Voyons ce que dit le texte de Lénine, d'après les Oeuvres complètes :

« 1- que tous les Partis communistes doivent aider le mouvement de libération démocratique bourgeoise dans ces pays et que le devoir de leur prêter l'aide la plus active repose en premier lieu sur les ouvriers du pays dont la nation arriérée est la colonie financièrement dépendante" (Lénine, Oeuvres complètes, Edition Cartago, Buenos Aires, tome 33, p.296 - Interventions au IIe congrès de l'Internationale Communiste - Rapport de la commission nationale et coloniale - 26 juillet 1920).

Mais le camarade Germain, non seulement change les citations mais oublie qu'il y eut une discussion entre Roy et Lénine. Roy avait la position ultra-gauche et Lénine celle plus favorable à la bourgeoisie nationale. Lénine résume ces discussions ainsi :

« Nous avons discuté de la question de savoir s'il était correct, du point de vue des principes et de la théorie, d'affirmer que l'Internationale communiste et les Partis communistes doivent soutenir le mouvement démocratique bourgeois dans les pays arriérés ; après cette discussion, nous nous sommes mis d'accord à l'unanimité pour parler de mouvement nationaliste révolutionnaire au lieu de mouvement démocratique bourgeois. » (idem, p.296).

Ce changement dans la définition des mouvements nationalistes est lié au caractère de ces mouvements (réformiste ou révolutionnaire) et non, comme semble l'interpréter Germain, à la classe qui les dirige. Par ailleurs ce fut une solution de conciliation, une concession de Lénine à Roy. Et cela s'est démontré par le fait que Lénine disait, au même moment, que les grands mouvements mondiaux qui combattent l'impérialisme étaient « les mouvements soviétiques des ouvriers des pays avancés et par ailleurs tous les mouvements de libération nationale des colonies et des nationalités opprimées ».

Cette position de Lénine fut beaucoup plus développée par le IVème Congrès de l'Internationale communiste, dans les fameuses thèses sur l'Orient où est formulée la stratégie du front unique anti-impérialiste et dit catégoriquement :

« Se rendant compte que dans diverses conditions historiques les éléments les plus variés peuvent être les porte-paroles de l'autonomie politique, l'Internationale communiste soutient tout mouvement nationaliste révolutionnaire dirigé contre l'impérialisme. De la même manière, il est indispensable de forcer les partis nationalistes bourgeois à adopter la plus grande partie possible de ce programme agraire révolutionnaire. Le refus des communistes des colonies de prendre part à la lutte contre l'oppression impérialiste, sous le prétexte de la "défense exclusive des intérêts de classe", est la conséquence d'un opportunisme malsain qui ne peut que discréditer la révolution prolétarienne en Orient. » ("Les quatre premiers Congrès de l'IC", Maspéro, p.175).

Il est évident que pour Lénine la question de savoir qui dirige le mouvement est secondaire, l'important est la lutte contre l'impérialisme. Dans ce cas, nous soutenons "tout mouvement nationaliste", même s'il est dirigé par des féodaux ou par la bourgeoisie nationale. Nous sommes d'accord avec Lénine pour soutenir tout mouvement qui lutte contre l'impérialisme, et nous ne soutenons pas les mouvements nationalistes qui s'appuient sur lui, comme le sionisme. Pour Germain, nous ne devons pas le faire, nous soutenons un mouvement nationaliste dans le cas exceptionnel où la bourgeoisie et la petite bourgeoisie nationales n'y participent pas. S'ils y participent, nous ne soutenons pas. Et le prétexte qu'il donne pour défendre cette position ce sont « les objectifs autonomes de classe », prétexte très analogue à celui de « la défense exclusive des intérêts de classe » que Lénine dénonçait comme un « opportunisme malsain ». Trotsky, héritier des enseignements de Lénine, éclaire encore mieux le critère léniniste de soutien à tout mouvement nationaliste, quelle que soit sa direction : il élimine directement de sa ligne politique l'amendement fait par Roy pour qualifier les mouvements nationalistes, il supprime le mot « révolutionnaire ». Il considérait l'idéologie de Sun Yat Sen comme progressiste, car elle était nationaliste. Voyons ce que disait Trotsky :

« (...) le mouvement nationaliste en Orient est un facteur progressiste dans l'histoire mondiale. La lutte pour l'indépendance de l'Inde est hautement progressiste, mais nous savons tous que c'est une lutte sur des objectifs nationalistes bourgeois limités. La lutte pour la libération de la Chine est une lutte démocratique, l'idéologie de Sun Yat Sen est une idéologie progressiste mais bourgeoise en définitive. Nous sommes d'accord avec le soutien communiste au Kuomintang chinois que nous tentons de révolutionner. » (Trotsky, "La révolution chinoise" 1938, Pathfinder Press, p.8).

« Nous voyons la Turquie abolissant le califat et Mac Donald le rétablissant. N'est-ce pas un exemple remarquable du menchevisme contre-révolutionnaire occidental et du démocratisme nationaliste bourgeois progressiste d'Orient ? En Afghanistan il se passe aujourd'hui les faits les plus dramatiques : l'Angleterre tente de mettre le pouvoir aux mains des éléments les plus arriérés et réactionnaires, imbus des pires préjugés du pan-islamisme, du califat, etc. L'appréciation correcte de ces deux forces en lutte vous permettra de comprendre pourquoi l'Orient se rapproche de plus en plus de nous, de l'Union soviétique et de la IIIème Internationale. » (idem, p.9).

La position de Trotsky par rapport aux mouvements nationalistes bourgeois et petits-bourgeois latino-américain réaffirme la précédente, elle est en faveur de Cardenas et de l'APRA péruvienne et s'est concrétisée dans la résolution de notre Internationale :

« Dans la lutte contre l'impérialisme étranger au Mexique, la direction de la LCI (groupe Galicia), au lieu de mettre l'accent de son agitation sur la lutte contre les bandits nord-américains et britanniques, l'a centrée contre le régime nationaliste bourgeois de Cardenas, en l'attaquant d'une manière tendancieuse, sectaire et, étant donné les circonstances, objectivement réactionnaire ». ("Documents of the Fourth International" : Pathfinder Press, 1973, p .283).

Germain révise Trotsky et le marxisme, non seulement sur le terrain de la conception générale, mais aussi dans les cas concrets qu'il cite en exemple. Selon lui, les trotskystes sont contre le nationalisme catalan, car c'est un mouvement où participe la bourgeoisie. Voyons ce que disait Trotsky sur le mouvement nationaliste catalan :

« J'ai déjà écrit que, à l'étape actuelle, le nationalisme petit-bourgeois catalan est progressiste, mais à une seule condition : qu'il développe son activité hors des rangs communistes et qu'il soit toujours sous les coups de la critique communiste. » « Le nationalisme catalan est un facteur révolutionnaire progressiste ; le nationalisme espagnol est un facteur impérialiste réactionnaire. le communiste espagnol qui ne comprend pas cette différence ou l'ignore, qui ne l'explique pas à l'avant-garde mais au contraire cache sa signification, court le risque de devenir un agent inconscient de la bourgeoisie espagnole et d'être perdu pour la cause de la révolution prolétarienne. » « Toute autre politique équivaudrait à soutenir le nationalisme réactionnaire de l'impérialisme bourgeois de la nation dirigeante, contre le nationalisme démocratique révolutionnaire de la petite bourgeoisie d'une nation opprimée. » ("The Spanish Revolution", p.155 et 110).

Continuons maintenant par le problème noir aux Etats-unis. Pour le camarade Germain, c'est une exception, étant donné qu'il s'agit d'un nationalisme qu'il faut soutenir, car il provient d'une nationalité opprimée où n'existe pas de bourgeoisie. Pour sa part, l'Internationale communiste considérait le problème noir des Etats-unis comme partie intégrante du mouvement noir mondial, et non pas comme une exception limitée aux USA. Pour l'IC, ces noirs doivent être l'avant-garde de la lutte mondiale des noirs d'Afrique et d'Amérique centrale :

« C'est pour cela que le IVème Congrès déclare que tous les communistes doivent particulièrement appliquer au problème noir les thèses sur la question coloniale. » Le IVème Congrès reconnaît « la nécessité de soutenir toute forme de mouvement noir ayant pour fin de saboter et affaiblir le capitalisme ou l'impérialisme ou d'arrêter sa pénétration ». ("Les quatre premiers Congrès de l'IC", p .185).

Comme nous le voyons, pour l'IC le mouvement noir ne fait qu'un dans le monde entier, et partout, pas seulement aux Etats-unis, il faut le soutenir, quels que soient ses dirigeants, à condition qu'il ait pour "fin de saboter et affaiblir le capitalisme ou l'impérialisme ou d'arrêter sa pénétration". Par conséquent, lorsque Germain dit que nous devons le soutenir en tant qu'exception aux Etats-unis, il fait une erreur, il divise ainsi le mouvement nationaliste noir. Avec les chicanos, il se passe un peu la même chose: ils font partie intégrante et suivent les vicissitudes de la lutte nationaliste latino-américaine.

(Toute cette discussion est très importante par rapport aux ouvriers immigrés, puisqu'ils sont très souvent une partie de la révolution coloniale au sein même des pays impérialistes. Dans d'autres cas, ils sont l'expression d'une nationalité opprimée. Ce dernier point n'est même pas soupçonné par les auteurs du document européen de la majorité, puisqu'ils n'y posent pas ce problème. En fait, ces camarades confondent nationalité opprimée et nation. Pour qu'existe une nation, il faut qu'elle ait un territoire propre, mais même s'il lui manque un territoire, si elle a une langue, une race et une culture différentes, il existe une nationalité. Et même s'il manque un de ces différents éléments, nous pouvons être en présence d'une nationalité (comme c'est le cas des ouvriers immigrés), les persécutions, l'inégalité économique et politique en font une nationalité opprimée. Mais laissons ce problème pour la discussion du document européen, nous y démontrerons que c'était là le critère de Trotsky et des marxistes classiques.).

Ce n'est que maintenant, après avoir défini objectivement notre politique en direction des nationalistes, que nous pouvons entrer dans le problème subjectif, c'est-à-dire le problème des directions. Que nous soutenions les mouvements nationalistes, quelle que soit leur direction, à la seule condition qu'ils aillent contre l'impérialisme, ne signifie pas que nous nous confondions avec la direction bourgeoise ou petite bourgeoise de ces mouvements. De la même manière, lorsque nous soutenons un mouvement syndical qui lutte contre la bourgeoisie, nous ne nous confondons pas avec sa direction bureaucratique, ni ne diluons notre parti dans le syndicat. Bien au contraire, comme l'ont dit mille et une fois nos maîtres, l'indépendance de notre classe et de notre parti est sacrée.

Nous imposons une séparation nette, précise, de classe entre ces directions et nous, et entre notre classe, notre parti et ces mouvements. Cette séparation nette nous permet de soutenir le mouvement nationaliste quand il va contre l'impérialisme et de mener en même temps une critique implacable contre ses directions et ses limitations.

Comment réaliser cette différenciation ? D'une part, en maintenant coûte que coûte la défense et l'impulsion des luttes ouvrières pour leurs intérêts spécifiques, et en dénonçant les directions bourgeoises car elles prétendent utiliser le mouvement ouvrier pour affronter l'impérialisme, tout en continuant à l'exploiter. D'autre part, et c'est ce qui est fondamental, en demandant au mouvement ouvrier qu'il exige de ces directions une lutte et des mesures conséquemment anti-impérialistes (que nous savons que ces dirigeants sont incapables d'appliquer), en tant que moyen de les démasquer aux yeux des masses et d'avancer la nécessité pour la classe ouvrière elle-même de prendre la direction du mouvement nationaliste. Et finalement, en nous opposant d'une manière déterminée à ce que le mouvement ouvrier mette ses organisations (syndicales et politiques) sous la discipline de la direction bourgeoise et en insistant inlassablement sur la nécessité d'une organisation et d'une politique indépendante des travailleurs.

Mais tout cela n'est pas nouveau, nous faisons de même face à tout mouvement progressiste, au mouvement contre la guerre du Vietnam aux Etats-Unis. Nous y soutenons le mouvement contre la guerre sans perdre l'indépendance de notre parti et sans cesser d'attaquer un seul instant les directions opportunistes ou libérales bourgeoises. La seule chose que nous ne pouvons pas faire, c'est dire que nous ne les soutenons pas car c'est un mouvement démocratique où interviennent (et à un moment ils le dirigèrent) les bourgeois libéraux et les réformistes.

Soutien aux mouvements progressistes, avec une totale indépendance pour critiquer le mouvement et ses directions, oui ; confusion et dilution de notre parti au sein du mouvement, non. C'est là l'essence de la politique léniniste et trotskyste. Le camarade Germain nous en propose une autre : même s'il s'affronte à l'impérialisme, nous ne devons pas soutenir un mouvement nationaliste si y participent des secteurs bourgeois ou petits-bourgeois. Et ce révisionnisme germainiste nous pousse vers un danger très grave, celui de nous confondre, à cause de notre politique, avec la bourgeoisie impérialiste elle-même. Cette dernière se gardera bien de soutenir les mouvements nationalistes qui vont contre elle, et au contraire les attaquera. Et le camarade Germain... ne leur donnera pas son soutien. Aux yeux des masses, quelle est la différence ?


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