1938

Révolution et contre-révolution en Espagne, de Felix Morrow, reste la meilleure analyse marxiste de la révolution espagnole de 1936-1937 et de son issue tragique.
E. Mandel (1977)


Révolution et contre-révolution
en Espagne (1936-1938)

Felix  Morrow

 

ch. I – Pourquoi les fascistes s'insurgèrent-ils ?


Le 17 juillet 1936, à l'aube, le général Franco prit le commandement des Maures et des légionnaires du Maroc espagnol, et publia un manifeste qui appelait l'armée et la nation à se joindre à lui pour instaurer un Etat autoritaire en Espagne.  Dans les trois jours, une à une, la quasi-totalité des cinquante garnisons de l'Espagne se prononcèrent pour le fascisme.  Les membres des secteurs fondamentaux du capitalisme et de la propriété foncière, qui avaient déjà participé à la conspiration de Franco, s'enfuirent en territoire fasciste ou quittèrent l'Espagne, avant ou après le soulèvement.  Il fut immédiatement clair que ce soulèvement n'avait rien de commun avec les mouvements de pronunciamento par lesquels l'armée espagnole avait si souvent soutenu une faction de la bourgeoisie contre une autre.  Ce n'était pas " une poignée de généraux ", mais la classe dirigeante tout entière qui lançait ses forces armées à l'assaut des organisations économiques, politiques et culturelles de la classe ouvrière.

Dans ses traits fondamentaux, le programme de Franco est identique à ceux de Mussolini et de Hitler.  Le fascisme est une forme spécifique de réaction, produit de la phase de déclin du capitalisme.  Pour s'en convaincre pleinement, il suffit de comparer le régime franquiste à la monarchie.  Alphonse XIII laissa pour dernier souvenir une sanglante accumulation de massacres d'ouvriers et de paysans, d'actes de terrorisme et d'assassinats de dirigeants ouvriers.  Mais, à côté de mesures systématiques de répression, la monarchie tolérait l'existence restreinte des organisations économiques et politiques de la classe ouvrière et des organes municipaux et nationaux de la démocratie parlementaire.  Même sous la dictature de Primo de Rivera (1923-1930) le Parti socialiste et l'U.G.T. existèrent légalement.  Largo Caballero, dirigeant de l'U.G.T., fut même conseiller d'Etat sous Rivera.  En d'autres termes, même la monarchie réactionnaire trouvait une partie de sa base de masse dans le prolétariat organisé, par l'intermédiaire de dirigeants réformistes comme Prieto et Caballero.  De la même manière, un système de syndicats légaux et de partis sociaux-démocrates existait dans les empires de Guillaume et de François-Joseph.  Sous le tsar Nicolas lui-même, les syndicats, les coopératives et la presse ouvrière étaient autorisés, et les bolcheviks, bien qu'ils aient été contraints, eux, à l'illégalité, pouvaient y travailler : en 1912-1914, la Pravda était diffusée à 60 000 exemplaires...

A l'inverse de ces régimes réactionnaires, le trait caractéristique du fascisme consiste à extirper toute forme d'organisation indépendante de la classe ouvrière.  Le capitalisme déclinant ne peut plus même accorder les plus élémentaires concessions aux masses.  L'un après l'autre, chaque pays capitaliste qui se trouve dans une impasse totale prend la voie du fascisme.

L'Italie, l'un des " vainqueurs " de la guerre mondiale, dont les industries de base étaient peu développées, ne pouvait entrer en compétition avec des pays plus avancés dans la course impérialiste aux marchés.  La classe capitaliste italienne, étranglée dans ses contradictions économiques, ne pouvait s'en sortir qu'en brisant les reins des organisations ouvrières.  Les hordes de " la petite bourgeoisie devenue folle ", organisées et mises en uniforme par Mussolini, dressées comme des gangsters, furent finalement lâchées contre la classe ouvrière dans le but particulier d'écraser ses organisations.

La bourgeoisie ne s'engage pas à la légère dans le fascisme.  Le mouvement nazi allemand n'avait presque aucun soutien bourgeois lors de son putsch de 1923.  Pendant la décade suivante, et jusqu'en 1932, seuls quelques capitalistes individuels le soutinrent financièrement.  La bourgeoisie allemande hésita longtemps avant d'accepter de se servir de Hitler, pendant quinze ans elle préféra s'appuyer sur les dirigeants sociaux-démocrates.  Mais à l'apogée de la crise économique mondiale, l'Allemagne techniquement avancée, handicapée par le traité de Versailles dans ses conflits impérialistes avec l'Angleterre, ne pouvait " résoudre " temporairement sa crise, en termes capitalistes, qu'en détruisant les organisations ouvrières qui existaient depuis trois quarts de siècle.

Le fascisme, c'est la forme particulière de domination à laquelle la bourgeoisie finit par recourir quand la survie du capitalisme devient incompatible avec l'existence du prolétariat organisé.  On en vient au fascisme, quand les concessions, qui résultent des activités des syndicats et des partis politiques ouvriers, deviennent un fardeau intolérable pour les dirigeants capitalistes, et donc incompatibles avec la survie même du capitalisme.  A ce stade, pour la classe ouvrière, le problème se pose immédiatement et inexorablement en ces termes : " socialisme ou fascisme. "

Le capitalisme espagnol en était là lorsque Franco s'insurgea.  Son mouvement, bien qu'il eût intégré les survivants de l'aristocratie féodale, n'est pas plus " féodal " dans son caractère social fondamental que ne l'étaient ceux de Mussolini et de Hitler.

La principale activité de l'Espagne, l'agriculture, qui représentait plus de la moitié du revenu national, plus des deux tiers des exportations et la plupart des revenus intérieurs du gouvernement, et faisait vivre près de 70 % de la population,. se trouvait dans une situation désespérée.  La répartition du sol était la plus mauvaise de toute l'Europe.  Les grands propriétaires, dont les terres recouvraient parfois la moitié d'une province, en possédaient le tiers.  Un autre tiers appartenait à des propriétaires plus nombreux, mais également sous forme de vastes propriétés.  Un tiers seulement appartenait aux paysans, et cela surtout sous la forme de fermes équipées de façon primitive, recouvrant 5 hectares ou moins d'une terre extraordinairement sèche et pauvre.  Ils ne parvenaient pas à nourrir leur famille et ils devaient, pour survivre, travailler à la journée dans les grandes propriétés.  Ainsi, le sort de la plupart des cinq millions de familles paysannes dépendait du métayage ou d'un emploi dans une grande propriété.

L'agriculture espagnole employait des méthodes archaïques.  Sa production à 1 hectare était la plus basse d'Europe.  L'accroissement de la productivité requérait un investissement capitaliste en machines et en engrais, l'emploi de techniciens et la rééducation des paysans.  Du point de vue des propriétaires fonciers, il coûtait moins cher de perpétuer les méthodes primitives sur le dos de la paysannerie.  La période des années de guerre 1914 - 1918 avait donné à l'agriculture espagnole l'occasion temporaire de profiter du marché mondial, grâce à des prix intéressants pour ses produits.  Mais au lieu d'en profiter pour améliorer la terre, les propriétaires fonciers investirent leur argent dans des hypothèques.  Chassée du marché mondial après la guerre, l'agriculture espagnole s'effondra.  La crise générale de l'agriculture, qui précéda la crise mondiale avant d'en être partie prenante, aggravée par les barrières douanières que l'Angleterre et la France dressèrent contre l'agriculture espagnole, conduisit la paysannerie au chômage et à la famine.

En 1931, précisément au plus fort. de la crise, l'avènement de la République donna un nouvel essor à l'organisation de syndicats paysans.  Les augmentations de salaires qui en résultèrent paraissent assez misérables. 6 pesetas par jour représentaient un bon salaire.  Mais même cela représentait une menace mortelle pour les profits des propriétaires fonciers espagnols, dans l'époque du déclin de l'agriculture européenne.  Les grandes plaines de l'Amérique du Sud et de l'Australie fournissaient du froment et du bœuf à l'Europe à des prix qui portaient à son agriculture un coup incomparablement plus sérieux que celui porté par les produits de l'Amérique du Nord à l'époque de l'expansion capitaliste.  Ainsi, l'existence de syndicats de travailleurs agricoles. et d'organisations paysannes devenait incompatible avec la survie du capitalisme foncier en Espagne.

Les propriétaires fonciers purent à nouveau respirer pendant le bienio negro, les deux " années noires " de septembre 1933 à janvier 1936. lorsque le gouvernement réactionnaire de Lerroux et de Gil Robles terrorisa les masses et réprima la révolte d'octobre 1934.  Pendant cette période, les salaires journaliers agricoles tombèrent à 2 ou 3 pesetas.  Mais les masses se reprirent vite.  La tentative de Gil Robles de construire une organisation fasciste de masse échoua, tant du fait de sa propre ineptie que des coups que lui portèrent les travailleurs.  La Commune des Asturies d'octobre 1934, bien qu'écrasée par des Maures et des légionnaires, servit d'exemple aux masses, et Lerroux-Gil Robles durent en 1936 céder la place au Front populaire, plutôt que d'attendre un assaut plus décisif du prolétariat.  De février à juillet 1936, les salariés agricoles et les paysans construisirent des syndicats encore plus puissants, et la précarité des profits agricoles conduisit les propriétaires et leurs alliés, la hiérarchie catholique et les banques, à un prompt recours à l'armée pour détruire les organisations des travailleurs. Les capitalistes de l'industrie et des transports se trouvaient eux aussi dans une impasse.

L'ère d'expansion de l'industrie espagnole avait été brève 1898-1918.  Le développement même de l'industrie pendant les années de guerre fut la source de difficultés nouvelles.  Pour l'industrie espagnole, encore jeune et dépourvue du soutien d'un pouvoir d'Etat fort, la fin de la guerre signifia le passage à l'arrière-plan dans la course impérialiste aux marchés.  L'Espagne ne put même pas réserver longtemps son marché intérieur à sa propre industrie.  La tentative de Primo de Rivera de le préserver par des barrières douanières insurmontables conduisit la France et l'Angleterre à des mesures de représailles envers l'agriculture espagnole.  La crise agricole qui s'ensuivit provoqua l'effondrement du marché intérieur pour l'industrie.  En 1931, ce pays de vingt-quatre millions d'habitants comptait près d'un million de travailleurs et de paysans chefs de famille sans emploi ; avant la fin de 1933, ce chiffre s'élevait à un million et demi.

Avec la fin du bienio negro, les luttes économiques des travailleurs prirent une extension extraordinaire.  Conscientes de s'être libérées de la domination de Gil Robles par leurs propres efforts, les masses n'attendirent pas qu'Azaña tienne ses promesses.  Dans les quatre jours qui s'écoulèrent entre les élections de février 1936 et l'arrivée précipitée d'Azaña au poste de premier ministre, les masses réalisèrent effectivement l'amnistie en ouvrant les prisons.  Les travailleurs n'attendirent pas davantage un décret gouvernemental ainsi que la décision sur la nature constitutionnelle de celui-ci qui ne vint de la cour des Garanties constitutionnelles que le 6 septembre, près de deux mois après l'insurrection franquiste, pour réintégrer dans leur travail ceux qui avaient été renvoyés après la révolte de 1934.  Dans les magasins et les usines, ils conduisirent ceux qui avaient été licenciés et leur rendirent leur travail.  Puis, avec la grève générale du 17 avril 1936 à Madrid, commença un grand mouvement de masse qui portait souvent des revendications politiques bien qu'il fusse d'abord axé sur les salaires et les conditions de vie.

Nous ne pouvons indiquer que grossièrement l'ampleur de ce grand mouvement de grève. Il s'étendit à la fois dans les villes et dans les districts ruraux.  Toute ville ou province de quelque importance connut au moins une grève générale entre février et juillet 1936.  Il y eut près d'un million de grévistes le 10 juin, 500 000 le 20, un million le 24 et enfin plus d'un million dans les premiers jours de juillet.

Le capitalisme espagnol ne pouvait guère espérer résoudre ses problèmes en étendant ses marchés de produits manufacturés.  A l'extérieur, cette voie lui était barrée par les grandes puissances capitalistes.  A l'intérieur, seule une paysannerie prospère pourvue de terre aurait permis l'expansion.  Mais cela impliquait la division des terres.  Or le capitaliste urbain et le propriétaire foncier ne faisaient souvent qu'un seul et même individu, ou bien ils étaient liés par des attaches familiales.  De toute manière, les banques, sommet du capitalisme espagnol, étaient inextricablement liées aux propriétaires fonciers, dont ils détenaient les hypothèques.  Il n'existait pas de réelle voie de développement pour le capitalisme espagnol.  Mais il pouvait résoudre temporairement ses problèmes par un biais : la destruction des syndicats qui mettaient ses profits en danger.

La démocratie bourgeoise, c'est cette forme d'Etat capitaliste qui s'appuie sur le soutien des travailleurs assuré par les dirigeants réformistes.  Les capitalistes d'Espagne parvinrent à la conclusion que la démocratie était intolérable, ce qui signifiait que, pour l'Espagne, c'en était fini de la démocratie bourgeoise et du réformisme.

Mussolini s'était vanté d'avoir sauvé l'Italie du bolchevisme.  A la vérité, la montée ouvrière consécutive à la guerre avait déjà reflué avant la marche sur Rome, facilitant par là même l'accession de Mussolini au pouvoir.  Hitler avait dit des choses semblables à une époque où les travailleurs étaient irrémédiablement divisés et désorientés.  Franco avait besoin du même mythe pour justifier son recours aux armes.  Ce qui avait été vrai, en Italie, en Allemagne, l'était maintenant en Espagne : la démocratie ne pouvait pas exister plus longtemps.  Le fait, précisément, que le fascisme ait dû prendre le pouvoir alors même qu'il n'y avait pas de danger immédiat de révolution prolétarienne constitue la meilleure preuve de ce que la démocratie touchait à sa fin.

La rébellion de Franco ouvrait une seule alternative : soit la victoire du fascisme, soit sa destruction par la classe ouvrière se ralliant à la paysannerie par la redistribution des terres, et avec la destruction du fascisme, celle du capitalisme dans lequel il plonge ses racines.

Les staliniens et les sociaux-démocrates cherchent des justifications théoriques à leur collaboration avec la bourgeoisie libérale, prétendent que le fascisme espagnol tire ses origines du féodalisme.  Pour les staliniens, il s'agit là d'une théorie toute nouvelle, concoctée pour les besoins de la cause.  Le fascisme espagnol n'est pas plus féodal que le fascisme italien.  L'arriération de l'industrie dans ces deux pays ne peut pas être surmontée dans le cadre capitaliste, puisque ni l'un ni l'autre ne peut entrer en compétition, avec les pays industriels avancés, à l'époque du déclin des marchés mondiaux.  Ils ne pouvaient que s'assurer une stabilisation temporaire en abaissant le prix du travail en dessous du niveau européen et, pour ce faire, il leur fallait écraser toute forme d'organisation ouvrière.  L'agriculture espagnole est arriérée et " féodale " dans ses méthodes de travail.  Mais la terre a été achetée, vendue et hypothéquée comme n'importe quelle autre denrée depuis deux siècles.  Dès lors, la question de la terre devient une question capitaliste.

Les staliniens recourent gentiment au " féodalisme " pour expliquer la guerre civile espagnole et dénoncer comme agent du fascisme quiconque ose ne pas être d'accord en cela avec eux.. Les journalistes staliniens; qui écrivent en dehors de la presse du parti ont toutefois moins de chance.  Ils doivent compter avec certains phénomène évidents.  S'il s'agit d'une lutte contre le féodalisme, pourquoi la bourgeoisie industrielle se range-t-elle aux côtés de Franco ?

Le journaliste stalinien Louis Fischer écrit :

"Assez étrangement, la petite classe industrielle espagnole soutenait la position réactionnaire des propriétaires fonciers.  Les industriels auraient dû bien accueillir une réforme agraire qui aurait créé un marché intérieur pour leurs produits.  Mais ils ont cru que ce n'était pas seulement l'économie qui était en question.  Ils ont eu peur que la distribution des terres à la paysannerie ne dérobe le pouvoir politique aux classes possédantes.  Dès lors, les industriels, qui auraient dû encourager la République dans sa tentative d'opérer une révolution pacifique, laquelle aurait enrichi le pays, se sont-ils ligués de fait avec les propriétaires fonciers réactionnaires pour empêcher toute amélioration et toute réforme."

(La guerre en Espagne, publié dans la Nation.)

Il ne vient pas à l'esprit de Fischer de se demander si le propriétaire foncier et le capitaliste ne sont pas la même personne, ou n'appartiennent pas à la même famille, ou si l'industriel, dépendant des banques, n'a pas peur pour les hypothèques bancaires sur la terre.  Mais même de la manière dont Fischer pose le problème, la réponse est claire : l'industriel craint la diminution du pouvoir politique des classes possédantes.  Pourquoi ? Parce que l'affaiblissement du pouvoir policier permet aux travailleurs de son usine de s'organiser et de miner ses profits.  L'explication laborieuse de Fischer lui-même en donne la preuve : le fascisme espagnol n'est pas l'arme du féodalisme mais celle du capitalisme.  Il ne peut être combattu victorieusement que par la classe ouvrière et la paysannerie, et par elles seule.


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