1938

Révolution et contre-révolution en Espagne, de Felix Morrow, reste la meilleure analyse marxiste de la révolution espagnole de 1936-1937 et de son issue tragique.
E. Mandel (1977)


Révolution et contre-révolution
en Espagne (1936-1938)

Felix  Morrow

 

ch. XIV – La conquête de l'Aragon


La province fertile de l'Aragon était l´incarnation vivante de la lutte victorieuse contre le fascisme.  Ce fut la seule pro­vince effectivement investie par les fascistes, puis reconquise sur eux par la force des armes.  Les masses catalanes, qui avaient sauvé l'Aragon, en tiraient une fierté toute particu­lière.  Trois jours après la victoire à Barcelone, les milices de la C.N.T. et du P.O.U.M. étaient parties pour l'Aragon.  Le P.S.U.C. y était faible et n'y fit que peu de choses ou rien.  Ici, des batailles mémorables – Monte Aragon, Estrecho Quinto, etc. – n'étaient associées qu'aux héros de la C.N.T. et du P.O.U.M., qui les avaient gagnées.  Ce fut dans la conquête victorieuse de l'Aragon que Durruti acquit sa gloire légendaire de chef militaire, et les forces qu'il conduisit en novembre à la défense de Madrid étaient les troupes éprouvées dont le moral victorieux s'était forgé au cours des victoires de l'Aragon.

Le fait que les milices, sous la direction de Durruti, se soient comportées en armée de libération sociale n'était pas la moindre des raisons des succès de l'Aragon.  Chaque village arraché aux fascistes était transformé en forteresse de la révo­lution.  Les milices organisèrent des comités de villages auxquels on remit les grandes propriétés et leur équipement.  On fit des feux de joie avec les titres de propriété et les hypothèques.  Les colonnes de la C.N.T. et du P.O.U.M. pouvaient aller de l'avant, sûres que chaque village ainsi transformé qu'elles laissaient derrière elles combattrait jusqu'à la mort pour la terre qui désormais lui appartenait.

Forts de leur succès dans la libération de l'Aragon, les anarchistes ne rencontrèrent qu'une faible résistance du bloc bourgeois stalinien dans les premiers mois.  Les conseils muni­cipaux de l'Aragon étaient directement élus par les commu­nautés.  Le Conseil de l'Aragon fut d'abord à dominance anar­chiste.  Lorsque le cabinet Caballero fut formé, les anarchistes accordèrent un représentant aux autres groupes antifascistes dans le Conseil.  Mais, jusque dans les derniers jours de son existence, les masses de l'Aragon se regroupèrent autour des organisations libertaires.  Les staliniens ne formaient qu'un petit groupe sans influence.

Les trois quarts des terres au moins étaient collectivisées.  Sur 400 collectivités, 10 seulement adhérèrent à l'U.G.T. Les paysans qui voulaient travailler la terre individuellement le pouvaient, pour autant qu'ils n'emploient pas de travailleurs salariés.  On possédait individuellement du bétail pour la consom­mation familiale.  La communauté subventionnait les écoles.  Le résultat du travail collectif fut que la production agricole s'ac­crut de 30 à 50 pour 100 par rapport à l'année précédente.  On céda volontairement et gratuitement d'énormes surplus au gou­vernement, pour le front.

On tenta d'appliquer les principes libertaires dans le domaine de la monnaie et des salaires.  Les salaires furent payés par un système de coupons échangeables contre des marchan­dises dans les coopératives.  Mais ce ne fut qu'une pieuse génu­flexion devant la tradition anarchiste, car les comités, qui ven­daient et achetaient des produits dans le reste de l'Espagne utilisaient forcément la monnaie dans toutes leurs transactions ; les coupons ne furent ainsi qu'un simple système interne de comptes, basé sur la monnaie détenue par les comités.  Les salaires étaient répartis selon l'unité familiale.  Un producteur seul recevait l'équivalent de 25 pesetas.  Un couple marié dont l'un des membres seulement travaillait en recevait 35, à quoi s'ajoutait 4 pesetas supplémentaires par enfant.  Ce système souf­frait d'une grande faiblesse, d'autant plus que dans le reste de l'Espagne régnait un système de grande disparité des salaires entre les travailleurs manuels et intellectuels, et rapidement ceci entraîna le départ des techniciens de l'Aragon.  Mais pour le mo­ment toutefois, la conviction idéologique qui inspirait la majorité des techniciens et ouvriers qualifiés des organisations libertaires fit plus que compenser cette carence.  Admettons qu'avec la stabilisation de la révolution, une période transitoire de meilleurs salaires pour les travailleurs spécialisés et qualifiés aurait nécessairement été instituée.  Mais les staliniens qui avaient l'impudence d'opposer la situation de l'Aragon aux mons­trueuses disparités de salaires de l'Union soviétique semblaient avoir complètement oublié que le salaire familial – l'essence du –c à chacun selon ses besoins » de Marx – était un but à atteindre, dont l'Union soviétique était infiniment plus éloignée sous Staline que sous Lénine et Trotsky.

La majorité anarchiste au Conseil de l'Aragon en vint à abandonner dans la pratique la théorie anarchiste de l'admi­nistration économique autonome.  Le Conseil se comportait en instance centralisatrice.  L'opposition était si désespérément minoritaire en Aragon, et les masses tellement acquises à l´ordre nouveau que l'on ne se souvient pas d'une seule réunion stalinienne de masse directement opposée au Conseil dans cette province.  Plusieurs meetings communs eurent lieu avec une participation stalinienne jusqu'au 7 juillet 1937 inclus.  Ni dans ces meetings, ni ailleurs en Aragon, les staliniens ne répétèrent les calomnies que leur presse répandait partout ailleurs, de manière à préparer le terrain à l'invasion.

Plusieurs dirigeants ouvriers étrangers visitèrent l'Aragon et en firent l'éloge.  Parmi eux Carlo Rosseli, dirigeant anti­fasciste italien, qui servait comme commandant sur le front de l'Aragon (avant d'être assassiné par les fascistes avec son frère lors d'une permission à Paris).  Juin, socialiste français éminent, loua l´Aragon dans le Peuple.  Giustizia e liberta, organe dirigeant de l'antifascisme italien, disait des collectivités de l'Aragon – « Les bénéfices manifestes du nouveau système social ont renforcé l'esprit de solidarité parmi les paysans, en les poussant à une activité et à des efforts accrus. »

Les bénéfices manifestes de la révolution sociale ne faisaient cependant pas le poids dans la balance, face aux sinistres néces­sités du programme bourgeois stalinien de stabilisation d'un régime bourgeois, dans le but de se gagner les faveurs de l'impérialisme franco-anglais.  En préalable à l'obtention de ces faveurs, il y avait la destruction de tout vestige de révolu­tion sociale.  Mais les masses de l'Aragon étaient unies.  La destruction devrait dès lors venir de l'extérieur.  Lorsque le gouvernement Negrin parvint au pouvoir, la presse bourgeoise et stalinienne mit en place un terrible système de propagande contre l'Aragon.  Et, après trois mois de préparation, l'invasion fut déclenchée.

Le 11 août, le gouvernement décréta la dissolution du Conseil de l'Aragon.  On nomma à sa place un gouverneur général, nanti des pouvoirs que la législation en cours accorde aux gouverneurs civils ». Cette législation datait du temps de la réaction.  Montecon, le gouverneur général, ne fut toutefois qu'une potiche.  Le véritable travail fut exécuté par les forces militaires sous la direction du stalinien Enrique Lister.

Lister, un des héros fabriqués par les staliniens (C.N.T. publia sa photo sous le titre « Héros de plusieurs batailles.  Nous le savons parce que le Parti communiste nous l'a dit » ­l'ironie étant le seul moyen de franchir la censure) conduisit ses troupes à l'arrière de l'Aragon.  Les conseils municipaux élus directement par la population furent dissous par la force.  Les collectivités furent anéanties et leurs dirigeants emprison­nés.  Comme dans le cas des prisonniers du P.O.U.M. en Cata­logne, le gouverneur général lui-même ignorait où se trouvaient les membres du Comité régional de la C.N.T. arrêtés par les bandes de Lister.  Ils possédaient bien entendu des sauf-conduits du gouverneur général, mais cela ne servit pas à les sauver.  Joaquin Ascaso, président du Conseil de l'Aragon, fut emprisonné sous l'inculpation de... vol de bijoux ! La censure gouvernementale interdit à la presse de la C.N.T. de publier la nouvelle de l'emprisonnement d'Ascaso et de divulguer son lieu d'incarcération, et, de son point de vue intégralement réac­tionnaire elle avait raison, car Ascaso représentait, comme avant lui le défunt Durruti, la chair et le sang des masses.  Elles auraient alors démoli sa prison de leurs mains nues.

Qu'il suffise de dire que la presse officielle de la C.N.T. peu soucieuse de réveiller les masses – compara l'assaut contre l'Aragon à l'assujettissement des Asturies par Lopez Ochoa en octobre 1934.

La presse stalinienne publia des fables fantastiques pour justifier le viol de l'Aragon.  Frente Rojo écrivit :

 « Sous le régime du Conseil de l'Aragon défunt, les citoyens et la propriété ne jouissaient d'aucune garantie [... ] Le gouvernement trouvera en Aragon des arsenaux gigantesques, des milliers de bombes, des centaines de mitrailleuses du dernier modèle, des canons et des tanks stockés là, non pour combattre le fascisme sur les champs de bataille, mais appartenant à ceux qui voulaient faire de la province un bastion à partir duquel ils combattraient le gouvernement de la République [...] Pas un paysan qui n'ait été contraint d'entrer dans les collectivités.  Celui qui résistait subissait, sur son corps et sa petite propriété, les sanctions de la terreur.  Des milliers de paysans ont quitté la région, préférant quitter la terre que de supporter les innombrables méthodes de torture du Conseil [...] la terre fut confisquée, ainsi que les anneaux, les médaillons et même les pots de terre.  Les animaux, le grain, et même la nourriture cuite et le vin de la consommation familiale furent confisqués [... ] On installa dans les conseils muni­cipaux des fascistes connus et des chefs phalangistes.
Munis des cartes du syndicat, ils faisaient office de maires et de conseillers, d'agents de l'ordre public en Aragon, eux qui, bandits de profession à l'origine, établirent un régime gouvernemental de banditisme. »

S'attendait-on sérieusement à ce que quelqu'un croie à ces absurdités ? L'alibi selon lequel une insurrection se préparait, manifestait à l'évidence la mentalité policière des staliniens.  C'était malheureusement faux.  Les armes ? Le 6 mai, le front de l'Aragon était tombé sous le contrôle total du gouverne­ment, le général Pozas, membre du parti stalinien, détenant le commandement suprême.  Avant cela, et depuis octobre 1936, la presse de la C.N.T., du P.O.U.M. et de la F.A.I., avait longuement déploré précisément la pénurie d'armes sur le front de l'Aragon.  Elle avait dénoncé aussi le fait que la garde armée des collectivités en soit dangereusement dépourvue, alors qu'elle faisait véritablement partie de la défense de première ligne, compte tenu de l'irrégularité et de la mouvance du front.  La presse, les tribunes, les radios reprirent pendant huit mois ces accusations, et l'on accusait de surcroît les staliniens de limiter la distribution des armes de l'aide russe.  Ils avaient accueilli ces accusations précises par un silence de mort.  Et maintenant, dans l'atmosphère de pogrom d'août 1937, ils déclaraient qu'il y avait trop d'armes ! Nul ne croyait, nul ne pouvait croire ces absurdités, pas même les membres du parti.

Mais ces accusations se passent de réfutation car, le 18 sep­tembre, en effet, l'homme dénoncé comme le principal coupa­ble, celui qui aurait fait régner la terreur, installé les fascistes, etc., Joaquin Ascaso, fut libéré.  S'ils avaient été capables de prouver leurs accusations contre lui dans leurs cours corrom­pues, pourquoi les staliniens ne le firent-ils pas? la réponse, c'est qu'il ne s'agissait que de balivernes.  Ce qui, cependant, était terriblement réel, c'était la destruction des collectivités d'Aragon.

Lorsque le bloc bourgeois-stalinien eut conquis l'Aragon, et que l'histoire de leur invasion commença à transpirer dans le mouvement ouvrier mondial, où les staliniens n'osèrent pas répéter leurs accusations fantasques, ils adoptèrent une ligne nouvelle, affirmant que la dissolution du Conseil était néces­saire à la réorganisation du front.  Ainsi, Ralph Bates écrivit :

« On a porté des accusations exagérées contre le Conseil de l'Aragon, mais je pense que ce qui suit peut être étayé par des preuves détaillées : l'application de mesures extrê­mes à la campagne et la réforme sociale ont sensé la confusion et même l'opposition parmi la paysannerie et les travailleurs non anarchistes.  Le contrôle anarchiste des comités militaires de villages a sans aucun doute entravé une conduite efficace des opérations [... ] Dès lors, le pro­blème était de mettre l'Aragon sous le contrôle du gouvernement de Valence, dans le cadre de la campagne de réorganisation de ses forces militaires »

(New Republic, 27 octobre 1937).

Ce dernier alibi remplissait deux fonctions : tout d'abord écarter les motifs ridicules selon lesquels la dissolution avait d'abord été justifiée ; deuxièmement camoufler le fait que, bien que le gouvernement ait contrôlé complètement le front de l'Ara­gon depuis mai, ses prétendues offensives aient été des fiascos.  L'extrême infamie de tout ceci apparaîtra si nous nous tour­nons maintenant vers la question militaire elle-même, et si nous étudions le front de l'Aragon dans le cadre du programme global de stratégie militaire.


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