1938

Révolution et contre-révolution en Espagne, de Felix Morrow, reste la meilleure analyse marxiste de la révolution espagnole de 1936-1937 et de son issue tragique.
E. Mandel (1977)


Révolution et contre-révolution
en Espagne (1936-1938)

Felix  Morrow

 

ch. II – Les "alliés" bourgeois dans le Front populaire


Dans la lutte contre le fascisme, l'enjeu pour les partis et syndicats ouvriers était clair : leur existence même était en cause.  Comme Hitler et Mussolini avant lui, Franco allait liquider physiquement les dirigeants et les cadres actifs des organisations ouvrières, laissant les travailleurs dispersés par la force et à la merci d'un capital aux rangs resserrés.  Dès lors, la lutte contre le fascisme était une question de vie ou de mort non seulement pour la masse des ouvriers, mais aussi pour leurs dirigeants réformistes.  Mais ceci ne revient pas à dire, pour autant, que ces dirigeants savaient comment combattre le fascisme.  La plus fatale de leurs erreurs fut de croire que leurs alliés bourgeois dans le Front populaire étaient concernés d'une manière aussi vitale qu'eux-mêmes dans la lutte antifasciste.

Pour les élections du 16 février 1936, la Gauche républicaine d'Azaña, l'Union républicaine de Martinez Barrio, la Gauche catalane de Companys avaient passé une alliance avec les partis communiste et socialiste et l'U.G.T. – avec l'accord tacite des anarchistes dont la base avait voté pour la liste commune.  Les nationalistes basques s'étaient également ralliés. c'est ainsi que ces quatre formations bourgeoises se retrouvèrent, le 17 juillet du côté de la barricade opposé à la grande bourgeoisie.  Pouvait-on compter sur leur coopération loyale dans la lutte contre le fascisme ?

Nous avions répondu non, parce que les fascistes ne menaçaient aucun des intérêts vitaux de la bourgeoisie libérale.  Les travailleurs, eux, risquaient de perdre leurs syndicats, sans lesquels ils mourraient de faim.  La bourgeoisie libérale encourrait-elle un risque du même ordre ? Dans un Etat totalitaire, sans aucun doute, les politiciens de profession devraient se trouver un autre métier ; la presse bourgeoise libérale serait mise sous le boisseau (dans l'hypothèse où les politiciens bourgeois et les journalistes ne se rallieraient pas entièrement à Franco).  L'Italie comme l'Allemagne ont démontré que le fascisme ne s'accommode pas de politiciens bourgeois indépendants.  Certains sont emprisonnés, d'autres doivent émigrer.  Mais ce ne sont là qu'inconvénients mineurs.  Les couches fondamentales de la bourgeoisie libérale continuent à vivre comme avant l'avènement du fascisme.  Si elles ne partagent pas les privilèges accordés par l'Etat fasciste aux capitalistes qui se sont ralliés avant la victoire, elles bénéficieront cependant des avantages dus aux bas salaires et à la diminution des services sociaux.  Elles ne sont soumises aux exactions fascistes du parti ou du gouvernement que dans la même mesure que les autres capitalistes, : c'est le prix fort que paie le capitalisme pour les services rendus par le fascisme.  La bourgeoisie espagnole n'avait qu'à regarder vers l'Italie ou l'Allemagne pour être rassurée quant à son avenir.  Alors que les dirigeants syndicaux avaient été éliminés, la bourgeoisie libérale avait trouvé le moyen de s'intégrer au système.  C'est un critère de classe qui fait ici le départage : le fascisme est en premier lieu l'ennemi de la classe ouvrière.  Dès lors, c'est une erreur grave et fatale de croire que les éléments bourgeois du Front populaire ont un intérêt fondamental dans la poursuite sérieuse de la lutte contre le fascisme.

Deuxièmement, nous n'affirmons pas sur la base de simples analyses déductives qu'Azaña, Barrio, Companys et leurs semblables ne pouvaient pas être des alliés loyaux de la classe ouvrière ; l'expérience concrète, les hauts faits de ces grands hommes en témoignaient.  Puisque les socialistes et les staliniens du Front populaire ont effacé les actes de leurs alliés, il nous faut leur faire quelque place.

De 1931 à 1934, le Komintern traita Azaña de fasciste, ce qui n'était certainement pas correct, mais le désignait clairement comme responsable d'une oppression systématique des masses.  En janvier 1936 encore, le Komintern disait de lui :

"Le Parti communiste connaît le danger que représente Azaña ainsi que les socialistes qui ont collaboré avec lui lorsqu'il était au pouvoir.  Ils savent qu'il est l'ennemi de la classe ouvrière... Mais ils savent également que la défaite de la CEDA (Gil Robles) entraînerait automatiquement avec elle un certain apaisement de la répression, au moins temporairement."

(Imprecor, vol. 15, p. 762.)

La dernière phrase admet donc que la répression viendrait d'Azaña lui-même.  Et il en fut ainsi, comme José Diaz, secrétaire du Parti communiste, fut amené à le reconnaître juste avant que n'éclate la guerre civile :

"Le gouvernement, que nous soutenons loyalement dans la mesure où il réalise le pacte du Front populaire, est un gouvernement qui commence à perdre la confiance des travailleurs, et je déclare au gouvernement républicain de gauche qu'il a pris la voie erronée d'avril 1931."

(Mundo Obrero, 6 juillet 1936.)

Il faut rappeler ce que fut " la voie erronée d'avril 1931 " pour apprécier à sa juste valeur ce que les staliniens étaient contraints d'admettre, après toutes leurs tentatives de différencier la coalition gouvernementale de 1931 du gouvernement de front populaire de 1936.  La coalition de 1931 avait promis la terre aux paysans et ne leur avait rien donné, parce que la terre ne pouvait pas être redistribuée sans miner le capitalisme. La coalition de 1931 avait refusé aux travailleurs des indemnités de chômage.  Azaña, ministre de la Guerre, n'avait pas touché à la caste réactionnaire des officiers et avait renforcé la loi infâme selon laquelle toute critique de l'armée de la part de civils constituait une offense contre l'Etat.  En tant que premier ministre, Azaña n'avait pas touché à la fortune et au pouvoir démesuré de la hiérarchie ecclésiastique.  Il avait laissé le Maroc aux mains des légionnaires et des mercenaires marocains.  Azaña n'avait été sévère qu'envers les ouvriers et les paysans.  Nous avons relaté ces faits en détails ailleurs [1]

Comme Mundo Obrero le reconnaissait, Azaña ne fit rien de mieux à la tête du Front populaire, de février à juillet 1936.  Son régime rejeta à nouveau l'idée de la redistribution des terres et écrasa la paysannerie quand celle-ci tenta de les prendre elle-même.  L'église resta entièrement maîtresse de son immense fortune et de son pouvoir.  Le Maroc fut à nouveau laissé entre les mains de la Légion étrangère qui put l'investir totalement le 17 juillet.  Les grèves furent à nouveau déclarées illégales, on imposa une loi martiale modifiée, on brisa les meetings et les manifestations des travailleurs.  Qu'il suffise de dire que, dans les derniers jours critiques, après l'assassinat du dirigeant fasciste Calvo Sotelo, les quartiers généraux ouvriers furent autoritairement fermés.  La veille de l'insurrection fasciste, la presse ouvrière parut trouée d'espaces blancs, là où la censure gouvernementale avait supprimé des éditoriaux et des morceaux d'articles annonçant le coup d'Etat !

Pendant les trois mois qui précédèrent le 17 juillet, on arrêta en masse [2] des centaines de grévistes, on déclara illégales les grèves générales locales, et l'on ferma pendant des semaines d'affilée les sièges régionaux de l'U.G.T. et de la C.N.T., pour essayer désespérément de stopper le mouvement de grève.  L'attitude Azaña envers l'armée nous fournit l'image la plus condamnable qui soit de cet homme.  La caste des officiers était déloyale jusqu'à la mœlle envers la République.  Ces chouchous de la monarchie avaient, depuis 1931, saisi toutes les occasions d'assouvir leur vengeance sanglante contre les ouvriers et les paysans sur lesquels s'appuyait la République.  Les atrocités commises lors de l'écrasement de la révolte d'octobre 1934 furent si horribles qu'Azaña promit, lors de sa campagne, le châtiment des responsables.  Mais dans les mois qui suivirent, aucun officier ne passa en procès.  Mola, directeur de la Sécurité publique de Madrid sous la dictature de Berenguer, Mola qui s'était enfui sur les talons d'Alfonso tandis que les rues résonnaient du cri des masses : "A bas Mola", ce même Mola fut réintégré dans l'armée par Azaña dans sa fonction de général.  Et ce, en dépit de son étroite collaboration avec Gil Robles pendant le bienio negro, il était commandant militaire de la Navarre lors de l'insurrection fasciste, et devint le principal stratège des armées de Franco. Franco, Goded, Queipo de Llano – tous avaient laissé des souvenirs aussi malodorants de déloyauté envers la République, et pourtant Azaña laissa son armée entre leurs mains.  Pis, il demanda aux masses de se soumettre à eux.

Le colonel Julio Mangado, qui combat maintenant dans les forces antifascistes, passé en cour martiale et chassé de l'armée par ces généraux à cause de ses convictions républicaines, et dont la bonne foi ne saurait être mise en doute, avait informé de façon répétée Azaña, Martinez Barrio et d'autres dirigeants républicains des plans des généraux.  En avril 1936.  Mangado publia un pamphlet très documenté qui non seulement dévoilait le complot fasciste mais prouvait de façon concluante que le président Azaña en était parfaitement informé lorsque le 18 mars 1936, à la demande de l'état-major, le gouvernement de ce dernier délivra à l'armée un certificat de bonne conduite en réponse à "des rumeurs circulant avec insistance et concernant l'état d'esprit des officiers et subalternes de l'armée " : "  Le gouvernement de la République a appris avec chagrin et indignation les attaques injustes dont les officiers ont été victimes." Le cabinet d'Azaña ne se contenta pas de nier ces rumeurs en disant des conspirateurs militaires qu'ils étaient " éloignés de toute lutte politique ", " fidèles serviteurs du pouvoir établi " et qu'ils constituaient une " garantie d'obédience du peuple ", mais il déclara que "seul un désir criminel et sournois de la saper [l'armée] pouvait expliquer les insultes et les attaques écrites et verbales qui lui ont été adressées." Et pour finir : "Le gouvernement de la République applique et appliquera la loi contre quiconque persistera dans une telle attitude antipatriotique."

Il n'est pas étonnant que les chefs réactionnaires aient porté Azaña aux nues.  Le 3 avril 1936, ne leur promit-il pas qu'il mettrait fin aux grèves et  aux  expropriations de terres.  Calvo Sotelo en  fit  l'éloge :

"C'est là l'expression d'un vrai conservateur. Sa proclamation de respect de la loi et de la Constitution devrait produire une bonne impression sur l'opinion publique. " " Je suis d'accord à quatre-vingt-dix pour cent avec ce discours", déclara le porte-parole de l'organisation de Gil Robles. "Azaña est le seul homme capable d'offrir au pays la sécurité et d'assurer la défense de tous les droits légaux", déclara Ventosa, au nom des propriétaires terriens catalans.  Ils pouvaient faire l'éloge Azaña, car il leur préparait le terrain.

Bien que l'armée fut prête à se soulever en mai 1936, beaucoup de réactionnaires doutaient encore que ce fut possible.  Azaña les pressa d'accepter sa solution : laisser les dirigeants réformistes mettre fin aux grèves.  Son offre fut acceptée.  Miguel Maura, représentant des industriels et propriétaires fonciers d'extrême droite, lança un appel en faveur d'un régime fort, constitué de " tous les républicains et de ces socialistes qui ne sont pas contaminés par la folie révolutionnaire ". Ainsi Azaña, porté à la présidence, offrit-il le poste de premier ministre à Prieto, socialiste de l'aile droite.  Les staliniens, l'Esquerra catalane et l'Union républicaine de Barrio soutinrent le candidat d'Azaña, tout comme la bourgeoisie réactionnaire.

Toutefois, les socialistes de gauche empêchèrent Prieto d'accepter.  Pour la bourgeoisie réactionnaire, Prieto premier ministre aurait tout au plus fourni le temps de respirer pour préparer l'avenir.  N'ayant pas réussi à s'assurer son concours, ils se lancèrent dans la guerre civile.

Tels étaient les antécédents de la Gauche républicaine Azaña.  Ceux des autres partis bourgeois libéraux étaient pires, si possible.  L'Esquerra catalane [3] de Companys dirigeait la Catalogne depuis 1931.  Son nationalisme catalan lui permettait de tenir en laisse les couches les plus arriérées de la paysannerie, tandis que Companys utilisait la force armée contre la C.N.T. A la veille de la révolte de 1934, il avait réduit la C.N.T. à un statut semi-légal, en emprisonnant ses dirigeants par centaines.  C'était une situation qui avait poussé la C.N.T. à refuser si inopportunément de rallier la révolte contre Lerroux-Gil Robles, en déclarant que Companys était un tyran du même ordre, tandis que ce dernier face à l'alternative : armement des travailleurs ou soumission à Gil Robles, choisissait la deuxième solution.

L'Union républicaine de Martinez Barrio, quant à elle, n'était rien de plus qu'un nouveau rassemblement des survivants des alliés de Gil Robles, les Radicaux de Lerroux.  Barrio lui-même avait été lieutenant en chef de Lerroux, et l'un des premiers ministres du bienio negro qui avait écrasé avec une grande cruauté le soulèvement anarchiste de décembre 1933.  Il avait eu la perspicacité de quitter le navire en perdition des radicaux lorsqu'il devint clair que l'écrasement de la révolte d'octobre 1934 n'avait pas réussi à endiguer les masses, et il fit ses débuts " d'antifasciste  ", en 1935, en signant une pétition pour l'amnistie des prisonniers politiques.  Quand Lerroux s'effondra à la suite d'un scandale financier, ses fidèles se tournèrent vers Barrio.

Le quatrième des partis bourgeois, celui des nationalistes basques, avait collaboré étroitement avec les pires réactionnaires du reste de I'Espagne jusqu'à ce que Lerroux ait pensé à remettre en cause les anciens privilèges provinciaux.  Catholique, dirigé par les grands propriétaires fonciers et les capitalistes des quatre provinces basques, le parti des nationalistes basques avait aidé Gil Robles à écraser la Commune des Asturies d'octobre 1934.  Il fut mal à l'aise dès le départ dans son alliance avec les organisations ouvrières.  La région de Biscaye se trouvait dans la sphère d'influence traditionnelle de l'impérialisme anglo-français, ce qui explique pourquoi il ne se rangea pas immédiatement de l'autre côté de la barricade et hésita à s'allier avec Hitler et Mussolini.

Tels étaient donc les alliés "loyaux", "dignes de confiance" et "honorables" des dirigeants staliniens et réformistes dans la lutte contre le fascisme.  Si la bourgeoisie libérale avait refusé, en temps de paix, de toucher à la terre, à l'église, à l'armée, de peur de saper les bases de la propriété privée, était-il concevable que, maintenant, les armes à la main, elle puisse soutenir loyalement une lutte à mort contre la réaction ? Si l'armée de Franco était défaite, qu'arriverait-il à la bourgeoisie libérale qui, en dernière analyse, n'avait maintenu ses privilèges que grâce à l'armée ?  En vertu précisément de ces considérations, les forces franquistes avançaient hardiment, tenant pour assuré qu'Azaña et Companys se rallieraient à elles.  C'est en effet pour ces mêmes raisons qu'Azaña et la bourgeoisie libérale tentèrent de s'entendre avec Franco.

Les staliniens et les réformistes, compromis par leur politique de Front populaire, se sont fait les complices de la bourgeoisie libérale en ne révélant pas la quasi-totalité des faits bruts qui attestent la trahison dont Azaña et ses associés se sont rendus coupables dans les premiers jours de la révolte.  Ces faits indiscutables sont les suivants

Au matin du 17 juillet 1936, le général Franco, ayant pris le Maroc, transmit par radio son manifeste aux garnisons espagnoles et leur donna l'ordre de prendre les villes.  Les communications de Franco furent captées à la base navale proche de Madrid par un opérateur loyal qui les transmit promptement au ministre de la Marine, Giral.  Mais le gouvernement ne divulgua ces nouvelles en aucune manière jusqu'au matin du 18, et il se contenta alors, de publier une note rassurante :

"Le gouvernement déclare que le mouvement se limite exclusivement à certaines villes de la zone du protectorat (Maroc), et que personne,  absolument personne sur la péninsule (l'Espagne) n'a répondu à un appel aussi absurde."

Ce même jour vers trois heures de l'après-midi, lorsque le gouvernement fut informé de façon complète et positive de l'ampleur du soulèvement, y compris de la prise de Séville, de la Navarre et de Saragosse, il publia une note qui disait :

" Le gouvernement renouvelle ses déclarations qui confirment la tranquillité absolue de la péninsule entière.  Le gouvernement prend acte des offres qu'il a reçues (des organisations ouvrières) et, tout en les remerciant, il déclare que l'aide la meilleure qui puisse lui être apportée consiste à garantir l'organisation régulière de la vie quotidienne, de façon à donner un grand exemple de sérénité et de confiance dans la force militaire de l'Etat.
"  Grâce aux moyens prévus et adoptés par les autorités, on peut estimer qu'un vaste mouvement d'agression contre la République a été brisé; il n'a trouvé aucun appui sur la péninsule et n'a réussi à s'assurer qu'une fraction de l'armée au Maroc...
"Ces mesures, ajoutées aux ordres habituels donnés aux forces qui travaillent à réprimer le soulèvement au Maroc, nous permettent d'affirmer que l'action du gouvernement suffira à rétablir l'ordre."

(Claridad, 18 juillet 1936)

Le Gouvernement publia cette note d'une incroyable malhonnêteté pour justifier son refus d'armer les travailleurs, comme les syndicats l'avaient demandé.  Mais ce n'est pas tout.  A 17 h 20, et de nouveau à 19 h 20, le gouvernement émit des notes semblables, la dernière déclarant qu' "à Séville... des militaires avaient commis des actes de rébellion, réprimés par les forces gouvernementales". Séville avait été entre les mains de Queipo de Llano pendant presque toute la journée.

Ayant trompé les travailleurs sur l'état réel des choses, le cabinet se réunit toute la nuit en conférence.  Azaña avait renvoyé son Premier ministre, Casares Quiroga, membre de son propre parti, et l'avait remplacé par Barrio, " plus respectable ", et l'on passa la nuit à rechercher les dirigeants bourgeois extérieurs au Front populaire que l'on pourrait persuader d'entrer dans le cabinet.  Par le biais de cette combinaison droitière, Azaña fit des efforts désespérés pour contacter les chefs militaires et passer un accord avec eux.  Mais, les dirigeants fascistes prirent ces ouvertures comme un signe certain de leur victoire et refusèrent à Azaña toute espèce de compromis qui lui aurait permis de sauver la face.  Ils demandèrent aux républicains de s'écarter devant une dictature militaire avouée.  Même lorsqu'ils le surent, Azaña et le conseil des ministres ne firent rien pour organiser la résistance.  Pendant ce temps, les garnisons informées l'une après l'autre de la paralysie du gouvernement s'enhardissaient et déployaient la bannière de la rébellion.

Ainsi, pendant ces deux journées décisives, les rebelles avancèrent tandis que le gouvernement les suppliait de l'aider à sauver la face.  Il ne fit rien pour déclarer dissous les régiments rebelles et dispenser les soldats d'obéir à leurs officiers.  Les travailleurs, se souvenant du bienio negro, du sort des prolétariats italien et allemand, réclamèrent des armes à grands cris.  Les dirigeants réformistes eux-mêmes frappaient aux portes du palais présidentiel, suppliant Azaña et Giral d'armer les ouvriers.  Près des garnisons, les syndicats avaient déclaré la grève générale afin de paralyser la rébellion.  Mais des bras croisés ne suffiraient pas à affronter l'ennemi.  Un silence sinistre baignait les casernes de Montana à Madrid.  Les officiers, selon le plan du soulèvement, attendaient que les garnisons entourant, Madrid aient atteint la ville pour y joindre leurs forces.  Azaña, Giral et leurs associés attendaient, sans espoir, que le coup tombe.

Et pouvait-il véritablement en être autrement ?  Le camp de Franco déclarait : Nous, les maîtres sérieux du capital, les vrais porte-parole de la société bourgeoise, nous vous disons qu'il faut en finir avec la démocratie pour que le capitalisme vive.  Choisis, Azaña, entre la démocratie et le capitalisme.

Qu'y avait-il de plus ancré en Azaña et dans la bourgeoisie libérale ? leur " démocratie  " , ou leur " capitalisme  " ?  Ils répondirent en courbant la tête devant la progression des troupes fascistes.

Dans l'après-midi du 18 juillet, les principaux alliés ouvriers de la bourgeoisie, les Comités nationaux des partis communiste et socialiste publièrent une déclaration commune :

" L'heure est difficile, mais en aucun cas désespérée.  Le gouvernement est sûr d'avoir les ressources suffisantes pour renverser la tentative criminelle... Au cas où ces ressources ne suffiraient pas, le Front populaire, qui rassemble sous sa discipline le prolétariat espagnol tout entier, promet solennellement à la République qu'il est résolu, sereinement et sans passion, à intervenir dans la lutte dès qu'on le lui réclamera.  Le gouvernement commande et le Front populaire obéit."

Mais le gouvernement ne donna jamais le signal ! Heureusement, les travailleurs ne l'attendirent pas.


Notes

[1] La Guerre civile en Espagne, septembre 1936, Pionner Publishers.

[2] En français dans le texte.

[3] L'Estat catala, scission de l'Esquerra, qui combinait l'extrême séparatisme et le vandalisme anti-ouvrier, avait fourni ses " chemises kaki " pour briser les grèves.  Il avait désarmé les travailleurs pendant la révolte d'octobre 1934.  Après le 19 juillet, cette organisation, elle aussi, rejoignit le "camp antifasciste" !


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