1938

Révolution et contre-révolution en Espagne, de Felix Morrow, reste la meilleure analyse marxiste de la révolution espagnole de 1936-1937 et de son issue tragique.
E. Mandel (1977)


Révolution
et contre-révolution
en Espagne
(1936-1938)

Felix  Morrow

 

ch. IV – Vers une coalition avec la bourgeoisie


Dans toutes les périodes de double pouvoir – la Russie de février à novembre 1917 et l'Allemagne de 1918-1919 ayant été les plus importantes – le gouvernement bourgeois ne continue d'exister qu'en admettant en son sein des représentants des organisations ouvrières réformistes, qui deviennent de ce fait le principal soutien de la bourgeoisie.  Les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires ne défendaient pas seulement le gouvernement provisoire au sein des soviets, ils siégeaient aussi à ce gouvernement avec les ministres bourgeois.  Ebert et Scheidemann détenaient la majorité dans les conseils d'ouvriers et de soldats mais, en même temps, siégeaient au gouvernement.  En Espagne, toutefois, pendant sept semaines critiques, aucun représentant ouvrier n'entra au gouvernement.

Non que la bourgeoisie n'en ait pas voulu, ou que les dirigeants ouvriers ne l'aient pas souhaité et désiré ! Le 19 juillet au soir, quand la confirmation définitive de la conquête de Barcelone par les ouvriers lui parvint, Azaña finit par abandonner sa tentative de former un "cabinet de paix" avec Barrio.  Giral devint Premier ministre.  Azaña et Giral demandèrent à Prieto et Caballero d'entrer au cabinet.  Prieto le souhaitait vivement.  Mais Caballero refusa la proposition de Giral, et Prieto n'osa pas y entrer sans lui.

En Catalogne, pendant les derniers jours de juillet, Companys prit trois dirigeants staliniens dans son cabinet.  Mais ceux-ci furent contraints de démissionner dans les trois jours, à la demande des anarchistes qui dénonçaient leur entrée au gouvernement comme incompatible avec le rôle dirigeant du Comité central des milices.

Ainsi, pendant sept semaines, les gouvernements bourgeois restèrent coupés des masses, sans la protection de ministres réformistes.  La conduite des républicains ne rehaussa pas non plus leur prestige.  Les fonctionnaires les plus couards s'enfuirent à Paris. Solidaridad Obrera, organe de la C.N.T., publia quotidiennement une " galerie des hommes illustres ", celle des républicains qui avaient fui.  Le gouvernement possédait l'une des plus importantes réserves d'or – mis à part celles des grandes puissances impérialistes – plus de six cents millions de dollars.  Il ne fit cependant aucun effort pendant les deux premiers mois pour acquérir des armes à l'étranger.  Il fit l'éloge de la tentative française d'organiser la " non-intervention ". Il s'éleva contre la prise des usines par les ouvriers et l'organisation de l'économie de guerre.  Il dénonça les comités de districts et les patrouilles ouvrières qui nettoyaient l'arrière-garde des réactionnaires.

Le régime bourgeois catalan, dirigé par l'astucieux Companys (qui avait été autrefois l'avocat de la C.N.T. et connaissait donc fort bien le mouvement ouvrier), en présence d'un soulèvement révolutionnaire autrement plus intense qu'à Madrid, se conduisit beaucoup plus habilement qu'Azaña-Giral.  Lors des premières semaines rouges, il approuva sans discussion tous les pas franchis par les ouvriers.  Mais il était bien plus isolé à Barcelone que le cabinet de Madrid.

Il manquait aux gouvernements de Madrid et de Barcelone l'instrument indispensable de la souveraineté : la force armée.  L'armée régulière s'était ralliée à Franco.  La police régulière n'avait plus de réelle indépendance, ayant été submergée par le flot des ouvriers armés.  La bourgeoisie madrilène, privée elle-même de sa police, dont la plupart des membres s'étaient soit portés volontaires soit avaient été envoyés au front sous la pression des travailleurs, voyait cependant d'un mauvais œil le statut officiel concédé à la direction ouvrière des milices par le gouvernement catalan.  L'explication discrète donnée par Jaime Miravittles, leader de l'Esquerra, en dit long :

"Le Comité central des milices naquit deux ou trois jours après le Mouvement (subversif), en l'absence de toute force publique régulière, alors qu'il n'y avait pas d'armée à Barcelone.  D'autre part, il n'y avait plus aucun garde-civil ou d'assaut, car tous s'étaient battus avec une telle ardeur, unis avec les forces populaires, qu'ils faisaient maintenant partie de la même masse à laquelle ils étaient restés mêlé. Dans ces circonstances, les semaines passèrent sans qu'il fut possible de réunir et de regrouper les forces dispersé des gardes-civils ou d'assaut."

(Heraldo de Madrid, 4 septembre 1936.)

Il n'en demeure pas moins qu'en dépit de l'apparition du double pouvoir, en dépit de l'étendue du pouvoir du prolétariat dans les milices et de son contrôle sur la vie économique, l'Etat ouvrier resta embryonnaire, atomisé, éparpillé dans les diverses milices, comités d'usines, comités locaux de défense antifascistes constitués conjointement par les diverses organisations.  Il ne se centralisa jamais sous forme de conseils ouvriers et soldats à l'échelle de la nation, comme dans la Russie de 1917, et l'Allemagne de 1918-1919.  Ce n'est que lorsque le double pouvoir atteint de telles proportions organisationnelles que le choix entre le régime antérieur et le nouvel ordre révolutionnaire dont les conseils deviennent l'instance étatique est mis à l'ordre du jour.  La révolution espagnole ne s'éleva jamais jusque-là, bien que le pouvoir réel des travailleurs ait été bien supérieur à celui que les ouvriers avaient détenu pendant la révolution allemande et même dans la Russie d'avant novembre 1917.  Localement, et dans chaque colonne de la milice, les travailleurs tenaient les rênes.  Mais au sommet, il n'y avait que le gouvernement ! Ce paradoxe s'explique simplement : il n'existait pas de parti révolutionnaire en Espagne, prêt à impulser avec audace et détermination l'organisation des soviets.

Mais, de l'impuissance dans la création des organes nécessaires au renversement de la bourgeoisie à l'acceptation de la collaboration avec elle, n'y a-t-il pas un abîme ? Pas du tout !  En période révolutionnaire, l'alternative repose sur une lame de rasoir.  L'un ou l'autre terme doit l'emporter.  Chaque jour qui passe vaut une décade du temps de paix.  Le "réalisme "  d'aujourd'hui sera demain l'avenue conduisant à la collaboration avec la bourgeoisie.  La guerre civile fait rage.  La bourgeoisie libérale offre de participer au combat contre les fascistes.  Il est évident que les travailleurs accepteront son aide.  Quelles sont les limites d'une telle coopération ? Dans la lutte contre Kornilov, les bolcheviks " sectaires " les définirent très clairement : par dessus tout concentrer le pouvoir entre les mains des soviets.

Au plus fort de la lutte contre la contre-révolution de Kornilov, en septembre 1917, lorsque Kérensky et les autres ministres bourgeois proclamaient qu'il fallait écraser Kornilov, aussi fort sans doute qu'Azaña et Companys déclamaient contre Franco, les bolcheviks avertirent les ouvriers que le gouvernement provisoire était impuissant et que seuls les soviets pourraient défaire l'ennemi.  Dans une lettre spéciale au Comité central des bolcheviks, Lénine fustigeait ceux qui faisaient "des phrases à propos de la défense du pays, du soutien au gouvernement provisoire ". " Nous combattrons, nous combattons aujourd'hui Kornilov, en même temps que les troupes de Kérensky.  Mais nous ne soutenons pas Kérensky, disait Lénine.  Au contraire, nous dévoilons sa faiblesse.  Telle est la différence.  C'est une différence assez subtile, mais elle est tout à fait essentielle et nul ne doit l'oublier." Et l'on ne songea pas le moins du monde à attendre que la lutte contre Kornilov soit achevée pour prendre le pouvoir d'Etat.  Au contraire, déclarait Lénine, "dès demain, les événements peuvent nous donner le pouvoir, et alors nous n'y renoncerons pas." (&Oelig;uvres, vol.  XXI, t. 1). Lénine était prêt à collaborer avec Kérensky lui-même dans une alliance militaire et technique.  Mais en posant comme condition préalable l'organisation des masses en structures de classe, démocratiquement élues, où les bolcheviks pourraient lutter pour gagner la majorité.

S'ils ne créaient pas des soviets – des conseils ouvriers les anarchistes et le P.O.U.M. eux-mêmes glisseraient inévitablement vers la collaboration gouvernementale avec la bourgeoisie.  Car, en pratique, que signifie le refus de construire des soviets en pleine guerre civile?  C'est reconnaître le droit à la bourgeoisie libérale de diriger la lutte, c'est-à-dire à en dicter les limites sociales et politiques.

C'est ainsi que toutes les organisations ouvrières, sans exception, dérivèrent de plus en plus vers la bourgeoisie libérale.  Au fil des semaines, Azaña et Companys reprirent du nerf, quand ils virent que les empiétements des ouvriers sur le pouvoir d'Etat n'aboutiraient pas à son renversement.  Azaña rassembla tous les officiers qui, coincés derrière les lignes, se prononçaient pour la République.  Au début, les officiers ne pouvaient traiter avec les milices qu'au travers de leurs comités.  Mais la méthode bolchevique qui consiste à employer les connaissances techniques des officiers sans leur donner aucun pouvoir sur les soldats ne peut être utilisée qu'à l'apogée de la transition du double pouvoir vers l'Etat ouvrier, ou par un régime soviétique.  Peu à peu, les officiers se frayèrent la voie vers le commandement direct.

Le contrôle du gouvernement sur le trésor et les banques car les ouvriers, y compris les anarchistes, s'étaient arrêtés à leurs portes, se contentant d'instituer une forme de contrôle ouvrier qui ne faisait guère qu'empêcher la distribution des fonds aux fascistes et encourager les prêts de capitaux aux usines collectivisées – lui donnait un moyen puissant d'encourager le grand nombre d'entreprises étrangères qui n'avaient pas été saisies, de placer des représentants du gouvernement dans les usines, d'intervenir dans le commerce extérieur, de permettre aux petites entreprises, boutiques et commerces épargnés par la collectivisation de s'accroître rapidement.  Madrid, qui contrôlait les réserves d'or, s'en servit en Catalogne comme d'un argument massue dans des circonstances où Companys se montrait impuissant.  Dans le capitalisme contemporain, le capital financier domine l'industrie et les transports.  Cette loi économique ne fut pas abrogée parce que les ouvriers s'étaient emparés des usines et des voies ferrées.  Tout ce que les travailleurs avaient fait en prenant les usines, c'était de les transformer en coopératives de producteurs, toujours soumises aux lois de l'économie capitaliste.  Pour s'en affranchir, il faudrait que toutes les industries et la terre, avec le capital financier et les réserves d'or et d'argent, deviennent la propriété de l'Etat ouvrier.  Mais ceci implique le renversement de l'Etat bourgeois.  La manipulation du capital financier pour briser le mouvement ouvrier constitue une phase de la guerre d'Espagne qu'il faudra étudier très soigneusement et en détail, et qui fournira sans aucun doute des éclairages nouveaux sur la nature de l'Etat bourgeois.  Cette arme ne fut pleinement effective que plus tard, mais même dans les sept premières semaines, le gouvernement put reprendre, grâce à elle, beaucoup du terrain perdu.

Dans les toutes premières semaines, le gouvernement qui cherchait sa voie se remit à user de l'un des instruments du pouvoir d'Etat les plus haïs des ouvriers : la censure de la presse.  Elle était particulièrement détestée parce que le gouvernement l'avait employée pendant les jours qui précédèrent l'insurrection fasciste, où l'on cacha les avertissements des socialistes et des anarchistes concernant l'imminence de la guerre civile.  Azaña se hâta d'assurer à la presse que la censure serait limitée aux nouvelles militaires, mais ce n'était qu'un pont vers la censure générale.  Soutiens inconditionnels sans un murmure.  Le journal stalinien du 20 août fut interdit pour un article jugé répréhensible.  La Claridad de Caballero accepta en grommelant.  Les anarchistes et le P.O.U.M. suivirent.  Seul l'organe de la Jeunesse anarchiste de Madrid interdit son entrée au censeur.  Mais la censure n'était pas un problème isolé –. elle serait inévitablement la prérogative du pouvoir d'Etat.

En août, la C.N.T. entra dans la " Junte de défense " basque, qui n'était pas du tout une organisation militaire, mais un gouvernement régional au sein duquel le parti grand-bourgeois basque détenait les postes des finances et de l'industrie.  La presse anarchiste rapporta ce fait – la première participation des anarchistes à un gouvernement de l'histoire – sans explications.  Une excellente occasion était donnée au P.O.U.M. de gagner les travailleurs de la C.N.T. à la lutte pour l'Etat ouvrier, mais il ne fit aucun commentaire sur le gouvernement basque – car il avait fait la même chose à Valence.

" L'exécutif populaire ", avec participation bourgeoise, s'était constitué à Valence en gouvernement régional, et le P.O.U.M. y était entré.  A ce moment-là, l'organe central du P.O.U.M., La Batalla, appelait à la constitution d'un gouvernement entièrement ouvrier à Madrid et Barcelone.  La contradiction entre ce mot d'ordre et la situation à Valence fut assumée sans commentaires !

Formé dans les deux jours du soulèvement en tant que centre militaire, le Comité central des milices catalanes commença aussi à collaborer avec la bourgeoisie, dans la sphère économique.  La transformation du Comité central en un corps démocratiquement élu de délégués des usines et des colonnes de la milice lui aurait donné plus de pouvoir et d'autorité, et aurait réduit le rôle de la bourgeoisie à sa force effective dans les usines et les milices.  C'était la seule issue au dilemme.  Mais la C.N.T. était aveugle devant ce problème, et le P.O.U.M. muet.

Finalement, le 11 octobre, le Conseil de l'économie fut formé à l'initiative de Companys pour centraliser l'activité économique.  Il s'agissait là, malgré l'appât d'un programme économique radical, d'une simple structure de collaboration socio-économique sous hégémonie bourgeoise. Cependant la C.N.T. et le P.O.U.M. y entrèrent.

Ainsi, dans tous les domaines, la bourgeoisie se frayait la voie vers un retour en arrière.  Les ouvriers furent ainsi amenés, peu à peu, à une coalition gouvernementale avec la bourgeoisie.

Pour comprendre clairement ce processus, il nous faut maintenant examiner de plus près les conceptions politiques des organisations ouvrières.

 


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