1938

Révolution et contre-révolution en Espagne, de Felix Morrow, reste la meilleure analyse marxiste de la révolution espagnole de 1936-1937 et de son issue tragique.
E. Mandel (1977)


Révolution et contre-révolution
en Espagne (1936-1938)

Felix  Morrow

 

ch. VIII – Résurrection de l'État bourgeois


La contre-révolution économique

Les huit mois qui suivirent l'entrée de représentants ouvriers dans les cabinets de Madrid et de Barcelone virent s'amenuiser lentement les conquêtes ouvrières dans le domaine économique.  Contrôlant le Trésor et les banques, le gouvernement pouvait imposer sa volonté aux travailleurs en les menaçant de couper les crédits.

Bien qu'un peu plus lent en Catalogne, principal centre industriel, le processus y fut identique.  En janvier, quelque 58 décrets financiers de la Generalidad restreignirent nettement le champ d'activité des entreprises collectivisées.  Le 3 février, pour la première fois, la Generalidad osa décréter illégale la collectivisation d'une industrie – celle des produits laitiers.  Pendant la crise ministérielle d'avril, elle annula le contrôle ouvrier sur les douanes, en refusant de certifier que du matériel exporté, arrêté par la justice étrangère à la requête de certains propriétaires, appartenait aux travailleurs.  Dès lors, les usines et les collectivités agricoles qui exportaient des marchandises furent à la merci du gouvernement.

Comorera, dirigeant du P.S.U.C., avait repris le ministère de l'Approvisionnement le 15 décembre, lorsque le P.O.U.M. fut chassé du cabinet.  Le 7 janvier, il décréta la dissolution des comités ouvriers d'approvisionnement qui achetaient la nourriture chez les paysans.  Les spéculateurs et les commerçants et industriels du G.E.P.C.I. (Corporation et unité de petits commerçants et industriels) – syndiqués à l'U.G.T. – s'engouffrèrent dans cette brèche, et en conséquence de la thésaurisation et de la hausse des prix qui s'ensuivirent, la malnutrition se répandit. Chaque famille recevait des cartes de rationnement, mais les marchandises n'étaient pas rationnées en fonction du nombre de personnes servies dans chaque dépôt.  Dans les faubourgs ouvriers de Barcelone, de longues queues s'étendaient tout le jour, et tandis que les marchandises étaient souvent épuisées avant la fin de la queue, l'abondance régnait dans les quartiers bourgeois.  Les restaurants privés disposaient d'amples provisions pour ceux qui pouvaient payer.  Il n'y avait pas de lait pour les enfants d'ouvriers, mais on pouvait en trouver dans les restaurants.  Bien que l'on ne puisse pas toujours trouver du pain (à prix fixe), on trouvait toujours des gâteaux (dont le prix n'était pas contrôlé).  Lors du sixième anniversaire de la République (le 14 avril, boycotté par la F.A.I., la C.N.T. et le P.O.U.M.), des manifestations de femmes contre la hausse des prix assombrirent les manifestations de l'Esquerra et des staliniens.  Cependant, ces derniers utilisèrent politiquement leurs crimes mêmes.  On donna à entendre aux masses que les membres du P.S.U.C. et de l'U.G.T. pourraient obtenir de meilleures rations.  Des affiches anonymes accusèrent les fermes et les transports collectivisés d'avoir provoqué la hausse des prix.

Vicente Uribe, ministre stalinien de l'Agriculture, joua le même rôle qu'un ministre stalinien de l'Agriculture du régime de Wang Çhing-wei en 1927 à Wuhan, en combattant les paysans.  Le département d'Uribe démantela les collectivités, organisa les anciens propriétaires fonciers auxquels leurs terres furent rendues en " co-administrateurs de l'Etat ", et empêcha les collectivités de vendre leurs produits sans intermédiaires.

Une campagne nationale pour " le contrôle étatique " et la " municipalisation " de l'industrie servit de base à la suppression de tout contrôle par les comités d'usines.

Toutefois, la contre-révolution économique procéda relativement lentement.  Le bloc stalinien bourgeois, comprit en effet, à l'inverse des anarchistes, que l'écrasement des milices et de la police ouvrières, le désarmement des travailleurs de l'arrière constituaient la condition préalable à la destruction des conquêtes économiques de la classe ouvrière.  Mais la force seule n'y suffirait pas il faudrait la combiner avec la propagande.

La censure

Pour faciliter le succès de sa propre propagande, le bloc bourgeois-réformiste recourut, par le biais du gouvernement, à la censure systématique de la presse et de la radio C.N.T.-F.A.I.-P.O.U.M.

Le P.O.U.M. en fut la principale victime.  Alors qu'il faisait encore partie de la Generalidad, le journal catalan Hoja Official boycotta toute mention des réunions ou émissions de radio du P.O.U.M. Le 26 février, la Generalidad interdit un meeting de masse C.N.T.-P.O.U.M. à Tarragone ; le 5 mars, La Batalla eut 5 000 pesetas d'amende et on lui refusa toute explication autre que l'accusation générale de désobéissance à la censure militaire.  Le 14 mars, elle fut suspendue pour 4 jours cette fois, le motif étant explicitement un éditorial politique.  Au même moment, la Generalidad refusa au P.O.U.M. d'utiliser la station de radio officielle pour ses émissions.  Les quotidiens du P.O.U.M. à Lerida, Derone, etc., furent constamment harcelés.

Toutefois, pendant cette période, ce n'est pas en Catalogne que les coups les plus durs furent portés au P.O.U.M. La Junte de défense de Madrid, contrôlée par les staliniens, suspendit définitivement l'hebdomadaire P.O.U.M. La même autorité suspendit El Combatiente rojo, quotidien de la milice du P.O.U.M., et confisqua ses presses le 10 février.  Peu après, elle suspendit la station de radio du P.O.U.M., qui fut définitivement fermée en avril.  La Junte refusa aussi l'autorisation de publier La Antorcha à l'organisation de jeunesse du P.O.U.M. (Jeunesse communiste ibérique), l'interdiction officielle déclarant cyniquement " la J.C.I. n'a pas besoin de presse ". Juventud roja, journal de la jeunesse du P.O.U.M. à Valencia, fut soumis en mars à une sévère censure politique.  Le seul organe du P.O.U.M. auquel on ne toucha pas fut El communista de Valence, hebdomadaire de son aile droite, semi-stalinienne et farouchement anti-trotskyste.

Le P.O.U.M. perdit un autre terrain important de travail de masse quand son Aide rouge fut exclue du comité permanent d'aide de Madrid à la demande du P.S.U.C. Au nom de l'unité, la C.N.T. approuva cet acte criminel qui s'étendit de Madrid à l'échelle nationale quand l'Aide rouge du P.O.U.M. fut exclue de la participation à la semaine de Madrid.

Cette rapide description de la mise hors la loi par le gouvernement des activités du P.O.U.M. avant mai réfute de manière définitive la thèse stalinienne selon laquelle le P.O.U.M. fut persécuté pour sa participation aux événements de Mai.

Ce sont les cabinets où siégeaient les ministres de la C.N.T. qui exercèrent la censure contre le P.O.U.M. Seule la Jeunesse anarchiste, Juventud libertaria, protesta publiquement.  Mais la presse de la C.N.T. fut également harcelée systématiquement.  Y a-t-il dans l'histoire un autre exemple de ministres d'un cabinet livrant leur propre presse à la répression ?

Nosostros, le quotidien de la F.A.I. de Valence, fut suspendu indéfiniment le 27 février, pour avoir attaqué dans un article la politique de guerre de Caballero.  Le 26 mars, le gouvernement basque suspendit C.N.T. del Norte, arrêta le comité de rédaction et le comité régional de la C.N.T. et donna ses presses au Parti communiste basque.  A Madrid, plusieurs numéros de C.N.T. et de Castilla libre furent interdits du 11 au 18 avril.  Le 16 avril, Nosostros fut à nouveau suspendu.

La censure et la suspension étaient des mesures officielles.  Les mesures " non officielles " en vertu desquelles les paquets de journaux de la C.N.T.-F.A.I. et du P.O.U.M. ne " pouvaient pas " parvenir au front (ou avec des semaines de retard) étaient au moins aussi efficaces.  Cependant que d'énormes numéros de la presse stalinienne et bourgeoise, que les censeurs n'avaient pas touchés et qui étaient toujours livrés, étaient distribués gratuitement aux milices de la C.N.T., de l'U.G.T. et du P.O.U.M. Les stations de radio gouvernementales étaient toujours au service des Nelkens et des Pasionarias.  Presque tous les soi-disant commissaires politiques au front étaient des staliniens et des bourgeois.  La duperie suppléa ainsi à la force nue.

La police

Dans les premiers mois qui suivirent le 19 juillet, les tâches de police étaient presque entièrement assumées par les patrouilles ouvrières en Catalogne, et les " milices de l'arrière " à Madrid et à Valence.  Mais on laissa échapper l'occasion de dissoudre définitivement la police bourgeoise.

Sous Caballero, la Garde civile fut rebaptisée Garde nationale républicaine.  Ce qu'il en restait et les Gardes d'assaut furent progressivement retirés du front.  Ceux qui s'étaient ralliés à Franco furent largement remplacés par des hommes nouveaux.  Le pas le plus extraordinaire dans la résurrection de la police bourgeoise fut franchi sous le ministère de Negrin : les carabiniers, forces douanières jusqu'alors faibles, se multiplièrent comme des champignons, pour former une garde prétorienne de 40 000 hommes fortement armés [1].

Le 28 février, interdiction leur fut faite d'appartenir à un parti politique ou à un syndicat, et d'assister à leurs meetings de masse.  Le même décret fut étendu par la suite aux gardes civils et d'assaut.  C'était mettre la police en quarantaine de la classe ouvrière.  Les ministres anarchistes désespérément désorientés votèrent cette mesure, parce qu'elle arrêterait le prosélytisme stalinien ! En avril, les milices furent définitivement écartées des tâches de police à Madrid et à Valence.

Dans le fief prolétarien de la Catalogne, ce processus se heurta à l'opposition déterminée des masses de la C.N.T. Il survint aussi un " incident malheureux " qui ralentit le projet bourgeois.  Le chef principal de la police de Catalogne – André Riberter – désigné par le cabinet, fut reconnu comme l'un des principaux instigateurs d'un complot destiné à assassiner les dirigeants de la C.N.T., établir une Catalogne indépendante et faire une paix séparée avec Franco [2].  L'avoir démasqué renforça la position des patrouilles ouvrières, principalement composées de membres de la C.N.T.

Mais les patrouilles furent alors attaquées de l'intérieur.  Le P.S.U.C. ordonna à ses membres de les quitter (nombre d'entre eux ne le firent pas, et furent exclus du P.S.U.C.). L'Esquerra aussi se retira.  Puis on dirigea contre les patrouilles toutes les méthodes staliniennes habituelles de diffamation, surtout lorsqu'elles arrêtèrent des affairistes du P.S.U.C. ou du G.E.P.C.I. qui thésaurisaient et spéculaient sur la nourriture.

Le 1er mars, un décret de la Generalidad unifia toute la police en un seul corps contrôlé par l'Etat, dont les membres choisis à l'ancienneté n'avaient pas le droit d'appartenir à un syndicat ou à un parti.  C'était l'abolition des patrouilles ouvrières et l'exclusion de leurs membres de la police unifiée.  Les ministres C.N.T. votèrent apparemment ce décret.  Mais les protestations véhémentes des masses les conduisirent à se joindre au P.O.U.M. pour déclarer qu'ils refusaient de s'y soumettre.  Le 15 mars cependant, le ministre de l'ordre public Jaime Ayguade tenta sans succès de supprimer par la force les patrouilles ouvrières des districts entourant Barcelone.  Ce fut l'une des questions qui conduisirent à la dissolution du cabinet catalan le 27 mars.  Mais la réunion du nouveau cabinet auquel participaient à nouveau des ministres de la C.N.T. le 16 avril n'apporta aucun changement.  Ayguade continua ses tentatives de désarmer les patrouilles, tandis que les ministres de la C.N.T. siégeaient au gouvernement, leurs journaux se contentant de mettre les travailleurs en garde contre les provocations.

La liquidation des milices

Bien entendu, on ne pouvait espérer faire renaître un régime bourgeois stable tant que l'organisation et la responsabilité administrative des forces armées étaient entre les mains des partis et syndicats ouvriers, qui présentaient des fiches de paie, des réquisitions, etc., aux gouvernements de Madrid et de Catalogne et faisaient l'intermédiaire entre les milices et le gouvernement.

Les staliniens tentèrent de donner " l'exemple " très tôt, en plaçant leurs milices sous contrôle gouvernemental, en aidant à instituer le salut, la suprématie des officiers derrière les lignes, etc. " Ni discussion ni politique à l'armée ", s'écriait la presse stalinienne – c'est-à-dire bien entendu ni discussion ni politique ouvrière.

L'exemple n'eut pas d'impact sur la base de la C.N.T. Un tiers au moins des forces armées appartenait à la C.N.T. et se méfiait des officiers envoyés par le gouvernement, les reléguant au rang de " techniciens ", et les empêchant d'intervenir dans la vie sociale et politique des milices.  Le P.O.U.M. avait 10 000 miliciens dans le même cas.  Il réimprima et distribua dans les milices le Manuel de l'Armée rouge de Trotsky qui prévoyait un régime interne démocratique et une vie politique dans l'armée.  La campagne stalinienne pour évacuer la vie démocratique interne des milices au nom du " commandement unifié " trouva sur son chemin la question simple à laquelle elle ne pouvait pas répondre : en quoi un commandement unifié rend-il nécessaire le rétablissement de l'ancien régime des casernes, ainsi que la suprématie d'une caste bourgeoise d'officiers ?

Mais, en fin de compte, le gouvernement l'emporta.  Les décrets de militarisation de septembre et d'octobre, adoptés avec le consentement du P.O.U.M. et de la C.N.T., permirent la conscription de régiments réguliers, dirigés par l'ancien code militaire.  La sélection systématique des candidats aux écoles d'officiers donna la prépondérance aux bourgeois et aux staliniens, qui prirent la. tête des nouveaux régiments.

Quand les premiers contingents de la nouvelle armée furent prêts et envoyés au front, le gouvernement les opposa aux milices, demandant la réorganisation de celles-ci sur le même modèle.  Dès mars, le gouvernement avait largement réussi sur le front de Madrid, contrôlé par les staliniens.  Sur les fronts de l'Aragon et du Levant tenus principalement par les milices de la C.N.T.-F.A.I. et du P.O.U.M., il prépara la liquidation des milices par une politique brutale et systématique de refus d'armes.  On informa les milices qu'on ne leur donnerait les armes adéquates pour mener l'offensive sur ces fronts qu'après leur réorganisation.  La base de la milice de la C.N.T. dans sa totalité empêcha cependant le gouvernement d'atteindre ses objectifs jusqu'au lendemain des journées de Mai, quand l'ex-ministre de la Guerre d'Azaña, le général Pozas, prit le front de l'Aragon en charge.

Toutefois, en dernière analyse, le succès final du gouvernement vint moins de ses propres efforts que de la revendication politiquement fausse d'un " commandement unifié sous le contrôle des organisations ouvrières " de la C.N.T. et du P.O.U.M.

Les staliniens et leurs publicistes " sans parti " de la bande des Louis Fisher et Ralph Bates ont falsifié délibérément les termes de la controverse entre le P.O.U.M.-C.N.T. et le gouvernement sur la réorganisation de l'armée.  Les staliniens firent croire que le P.O.U.M.-C.N.T. voulait conserver les milices organisées de façon assez lâche et les opposer à une armée centralisée efficacement.  C'est un mensonge forcé de toutes pièces, comme peut le démontrer un millier d'articles de la presse P.O.U.M.-C.N.T. du moment, qui réclamaient une armée disciplinée sous commandement unifié.  Le vrai problème était le suivant : qui contrôlera l'armée ? la bourgeoisie ou la classe ouvrière ? La C.N.T. et le P.O.U.M. ne furent pas les seuls à poser la question.  S'opposant au schéma original de Giral d'une armée spéciale, le journal de l'U.G.T., Claridad avait déclaré :

"Nous devons veiller à ce que les masses et la direction des forces armées, qui devraient être surtout le peuple en armes, n'échappent à nos mains" (20 août 1936).

Tel était le véritable problème.  La bourgeoisie l'emporta parce que l'U.G.T., le P.O.U.M., la C.N.T.-F.A.I. commirent l'erreur irrémédiable de vouloir constituer une armée contrôlée par la classe ouvrière à l'intérieur d'un Etat bourgeois.  Ils étaient tellement favorables à la centralisation et à un commandement unifié qu'ils votèrent des décrets gouvernementaux qui servirent dans les mois suivants à annihiler le contrôle ouvrier sur l'armée.  L'accord de l'U.G.T., du P.O.U.M. et de la C.N.T. avec ces décrets ne fut pas le moindre de leurs crimes contre la classe ouvrière.

Leur mot d'ordre de commandement unifié sous contrôle des organisations ouvrières était faux parce qu'il n'indiquait aucune méthode pour atteindre ce but.  La revendication qu'il aurait fallu avancer dès le premier jour de la guerre était celle de l'amalgame des milices et des quelques régiments existants en une seule force, avec élection démocratique de comités de soldats pour chaque unité, centralisés par l'élection nationale de délégués des soldats en un conseil national.  Lorsque de nouveaux régiments auraient été constitués, leurs comités de soldats seraient alors entrés dans les conseils locaux et nationaux.  C'est ainsi, en faisant entrer les masses armées dans la vie quotidienne, que le contrôle bourgeois des forces armées aurait pu être effectivement mis en échec.

Le P.O.U.M. avait eu une occasion magnifique de démontrer l'efficacité de cette méthode.  Sur le front de l'Aragon, il contrôla directement pendant huit mois quelque 9 000 miliciens.  C'était là une occasion incomparable de les éduquer politiquement, d'élire en leur sein des comités de soldats, à titre d'exemple pour le reste des milices, puis de demander une fusion dans laquelle ses troupes entraînées auraient constitué un levain puissant. Rien ne fut fait.  La presse du P.O.U.M. rapportait les histoires des représentants du front de l'Aragon en congrès.  Ces rencontres ne faisaient que rassembler des gens désignés par l'office national.  En fait, le P.O.U.M. interdit l'élection de comités de soldats.  Pourquoi ? entre autres choses, parce que l'opposition à la politique opportuniste du P.O.U.M. était grande à la base, et que la direction bureaucratique craignait que la création de comités ne fournisse le terrain sur lequel l'opposition de gauche pourrait l'emporter.

Le mot d'ordre simple et concret de comités de soldats élus était la seule voie vers le contrôle ouvrier de l'armée Toutefois, ce mot d'ordre ne pouvait constituer qu'une étape transitoire – car une armée contrôlée par le prolétariat ne pouvait coexister indéfiniment avec l'Etat bourgeois.  Si l'Etat bourgeois se perpétuait, il détruirait inévitablement le contrôle ouvrier sur l'armée. Les partisans du contrôle ouvrier du P.O.U.M., de la C.N.T. et de l'U.G.T. n'avancèrent pas ce slogan concret, pas plus qu'ils n'eurent de programme pour renverser l'Etat bourgeois.  Leur orientation fondamentale stérilisa ainsi leur opposition à la domination bourgeoise de l'armée.

Le désarmement des travailleurs de l'arrière

Pendant les journées révolutionnaires qui suivirent le 19 juillet, les gouvernements de Madrid et de Catalogne avaient été contraints de reconnaître l'armement des ouvriers, qui avaient déjà créé le fait accompli.  Les organisations ouvrières reçurent le pouvoir de délivrer des ports d'armes à leurs membres.  Pour les travailleurs, il ne s'agissait pas seulement de se préserver des tentatives contre-révolutionnaires du gouvernement, mais de protéger quotidiennement les comités paysans contre les réactionnaires, de garder les usines, les voies ferrées, les ponts, etc., contre les bandes fascistes, de protéger la côte contre les raids, de découvrir les nids fascistes cachés.

Le premier décret de désarmement contraignant à la reddition de tous les fusils et de toutes les mitrailleuses au gouvernement survint en octobre.  Dans la pratique, il fut interprété de telle façon qu'il autorisait les organisations ouvrières à continuer à délivrer des permis de port d'armes longues aux gardes de l'industrie et aux comités paysans.  Mais ce fut un précédent fatal.

Le 15 février, le gouvernement central ordonna la saisie de toutes les armes, longues ou courtes, détenues sans autorisation.  Le 12 mars, le cabinet ordonna aux organisations ouvrières de rassembler les armes longues et courtes de leurs membres et de les rendre dans les 48 heures.  Le 17 avril, cet ordre fut appliqué directement à la Catalogne.  La Garde nationale républicaine commença officiellement à désarmer les travailleurs sur place dans les rues de Barcelone. 300 ouvriers – membres de la C.N.T. munis de ports d'armes de leur organisation furent ainsi désarmés par la police pendant la dernière semaine d'avril.

C'était un mensonge éhonté que de prétendre que les armes étaient nécessaires pour le front, ce dont tout travailleur pouvait juger de ses propres yeux.  Car, tandis que l'on privait les ouvriers de leurs fusils ou de leurs revolvers, que la C.N.T. possédait parfois depuis le temps de la monarchie, les villes se remplissaient des forces de police reconstruites, armées jusqu'aux dents de nouveaux fusils russes, de mitrailleuses, d'artillerie et de voitures blindées.

Les méthodes extra-légales de répression :
La G.P.U. Espagnole

Le 17 décembre 1936, la Pravda, organe personnel de Staline, déclarait : "Pour ce qui est de la Catalogne, l'épuration des trotskystes et des anarcho-syndicalistes a commencé. Elle sera menée avec la même énergie qu'en U.R.S.S."

Toutefois, les " méthodes légales " étaient trop lentes.  On y suppléa à l'aide de bandes terroristes organisées, équipées de prisons privées et de chambres de torture, nommées " préventoriums ". Les éminents personnages recrutés pour ce travail défient toute description . ex-membres de la C.E.D.A. fasciste, gangsters cubains, proxénètes, faussaires, sadiques [3].  Nées de la composition sociale petite-bourgeoise du P.C." nourries de son programme contre-révolutionnaire, ces bandes organisées de la G.P.U. espagnole montrèrent envers les ouvriers la même férocité que les bandes sanguinaires de Hitler, entraînées comme elles à exterminer la révolution.

Rodriguez, membre de la C.N.T. et commissaire spécial aux prisons, accusa formellement en avril José Cazorla, membre du comité central stalinien et chef de la police sous la junte de Madrid, et Santiago Carillo, autre membre du C.C., de détenir illégalement les ouvriers arrêtés par Cazorla mais acquittés par les tribunaux populaires, et de " conduire lesdites parties acquittées dans des prisons secrètes, ou de les envoyer dans les bataillons de la milice communiste pour servir de " fortifications " dans les positions avancées.  La C.N.T. réclama en vain une enquête approfondie concernant ses accusations.  Ce fut seulement lorsqu'on établit que le gang de Cazorla, à titre d'occupation parallèle, travaillait avec des racketteurs qui faisaient sortir des fascistes importants de prison sans aucune sanction officielle, que celui-ci fut démis.  Il fut simplement remplacé par Carillo autre stalinien, et la G.P.U. extra-légale comme les prisons privées continuèrent comme avant.

"Il devient clair que les organisations tchékistes récemment découvertes à Madrid [4][... ] sont directement reliées à des centres similaires opérant sous une direction Unifiée et selon un plan préconçu d'ampleur nationale", écrivait Solidaridad obrera, le 25 avril 1937.  Le 8 avril, la C.N.T., preuves en main, avait finalement imposé l'arrestation d'un gang stalinien à Murcia, et le renvoi du gouverneur civil pour avoir maintenu des prisons privées et des chambres de torture.  Le 15 mars, 16 membres de la C.N.T. avaient été assassinés par les staliniens à Villanueva de Alcarcete, dans la province de Tolède.  La demande de châtiment de la C.N.T. fut contrée par la défense des meurtriers, transformés en héros antifascistes par Mundo obrero.  L'enquête judiciaire qui suivit établit qu'un gang intégralement stalinien, incluant les maires communistes de Villanueva et Villamayor, opérant en " comité de défense ", avait assassiné des ennemis politiques, pillé, levé des impôts, et violé des femmes autochtones sans défense.  Cinq des staliniens furent condamnés à mort, trois autres à la prison.

Le gangstérisme organisé de la G.P.U. espagnole a été établi par la propre cour de justice du gouvernement espagnol.  Nous nous en tiendrons ici aux exemples juridiquement établis.  Mais la presse de la C.N.T. est pleine de centaines d'exemples de la façon dont la " contre-révolution légale " fut complétée par la G.P.U. en Espagne.

 


Notes

[1] "On construit, silencieusement mais sûrement, une force de police digne de confiance.  Le gouvernement de Valence a découvert dans les carabiniers un instrument idéal à cette fin. C'étaient auparavant des gardes ou officiers des douanes qui avaient toujours eu une réputation de loyauté.  On sait de sources sûres que l'on en a recruté 40000, dont 20000 sont déjà équipés et armés [ ] Les anarchistes ont déjà remarqué et dénoncé l'importance croissante de cette force, au moment où chacun sait qu'il y a assez peu de trafic aux frontières ierrestres ou maritimes.  Ils ont compris qu'elle servira contre eux. "(James Minifie, N. Y. Tribune, 28 avril 1937.)

[2] Le service de renseignement de la C.N.T. avait découvert un complot et Solidaridad obrera publia les faits les 27 et 28 novembre.  Au début, les staliniens et l'Esquerra se moquèrent, mais ils furent contraints d'ordonner une enquète. Comme; résultat, on découvrit que les forces principales du complot appartenaient à l'organisation séparatiste en chemise kaki Estai catala, scission de l'Esquerra, et l'on arrêta son secrétaire général et une centaine de ses membres les plus importants.  Le chef de la police Reberter, membre de l'Estat catala, fut exécuté après condamnation.  Casanovas, président du parlement catalan, " s'intéressa d'abord au complot, puis s'en sépara ", déclare une explication officielle.  On lui permit d'aller en France – et de revenir à la vie politique à Barcelone après les journées de mai !

[3] Cultura proletaria, journal antifasciste de New York, publia un reportage de Cuba : "Le P.C. [... ] envoya 27 ex-officiers de l'ancienne armée qui n'avaient rien de commun avec des ouvriers et étaient auparavant des mercenaires au service de Machado [... ] Lors de son dernier voyage, le Mexique prit une cargaison de ces fausses milices (à quelques exceptions près), parmi lesquelles se trouvaient les trois frères Alvarez, anciens gorilles de Machado très actifs pour briser les grèves de Bahia.  Le 29 de ce mois, " Sargento del Toro " s'en va aussi en tant que milicien communiste.  C'est un assassin accompli du temps de Machado, garde du corps du président du Sénat à cette époque.  Il fut de ceux qui aidèrent à massacrer les ouvriers lors d'une manifestation le 27 août. " L'ancien secrétaire de la C.E.D.A. de Valence est maintenant au P.C. Même Louis Fischer admet que  des généraux et des politiciens bourgeois, et beaucoup de paysans qui approuvent la politique de protection des petits propriétaires du P.C., l'ont rejoint.  Pour l'essentiel, leur nouvelle affiliation politique reflète le désespoir à l'égard de l'ancien système social aussi bien que l'espoir de sauver un ou deux de ses survivants. " Une bonne description comme le remarqua Anita Brenner, du groupe social qui compose les rangs hitlériens.  Pour plus de détails sur la G.P.U. espagnole et la répression, voir l'excellent article d'Anita Brenner et le " Dossier de la contre-révolution ", in Modern Monthly, septembre 1937.

[4] Les anarchistes font référence à la G.P.U. En général, ils ferment les yeux devant le vaste fossé séparant la Tchéka, qui réprima impitoyablement la garde blanche et ses alliés dans la première période de la révolution russe, de la G.P.U. stalinienne, qui réprime et assassine impitoyablement les révolutionnaires prolétariens.


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