1946

Le débat sur l'URSS dans la IV° Internationale à l'issue de la guerre mondiale : un des principaux documents....

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Les révolutionnaires devant la Russie et le stalinisme mondial

G. Munis


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Planification et contre-révolution bureaucratique

D'où doit-on partir pour analyser le phénomène russe : du caractère objectif de la planification ou du caractère objectif-subjectif de la contre-révolution staliniste ? Si la première a existé et même si nous admettons qu'elle existe encore dans x proportion, la seconde (qui oserait le nier ?) existe depuis assez d'années et a affermi sa domination. Il ne s'agit pas d'une domination purement politique qui se laisse cataloguer facilement sous la dénomination "d'excroissance" mais d'une domination avec de solides bases matérielles dans le système économique soviétique. Quelque regret qu'en fait la voix de la routine c'est un fait d'une objectivité si écrasante qu'elle ne pourra pas l'étouffer sous l'objectivité unilatérale de la planification, même si pour l'obliger à répondre nous lui concédons hypothétiquement que celle-ci reste intacte. Dans le passé nous avons accordé à la planification la prééminence sur la contre-révolution staliniste. C'était justifié par l'espérance d'un renouveau révolutionnaire du prolétariat soviétique et par l'assurance que le triomphe de la révolution dans un pays quelconque modifierait le rapport mondial des forces et provoquerait la chute de la bureaucratie. De toutes manières, nous avons sous-estimé l'importance du facteur contre-révolutionnaire. L'expérience a démontré que la planification n'a pas réussi à modifier la bureaucratie, cependant que la bureaucratie a évidemment modifié la planification jusqu'à se rendre objective dans des positions économiques bien enracinées. Si, hier, avec le seul pouvoir politique et des privilèges économiques relativement restreints, la bureaucratie a réussi à conduire la planification à son profit, on peut affirmer qu'aujourd'hui elle contemple sa gestion économique comme une fonction de ses intérêts particuliers ce qui fait qu'elle agit essentiellement comme une bourgeoisie quelconque, c'est-à-dire animée par le bénéfice. C'est par conséquent une absurdité monstrueuse que de continuer à parler du caractère objectivement révolutionnaire de la planification qui s'impose à la bureaucrate et se manifeste malgré elle dans la politique intérieure et extérieure de la Russie. Toute manifestation de ce genre n'exige aujourd'hui rien de moins que la destruction révolutionnaire de la bureaucratie et de ses principales institutions.

Zigzaguant entre la gauche et la droite, les divers régimes de l'Histoire, basés sur la propriété privée, ont eu, à leur meilleure époque, des manifestations politiques qui traduisaient leur caractère progressif, sans dépasser les bases du système économique sur lesquelles ils reposaient. Le capitalisme a pu accorder, sous la pression des masses, sinon volontairement, le suffrage universel et ce qu'on a appelé les garanties individuelles. Mais si l'on admettait en URSS, l'existence d'une authentique planification, nous aurions, sur la base du système le plus progressif de l'Histoire - dépassable seulement par la société communiste sans classes et sans État - le plus réactionnaire des systèmes politiques, comparable, à l'époque moderne, au fascisme et, dans l'antiquité, avec la phase la plus pourrie de l'Empire romain. Même sans aucune analyse économique on est contraint de reconnaître que le système économique russe ne doit plus rien garder de progressif ou bien les rapports entre l'économique et le politique, pierre angulaire de nos notions et de l'interprétation matérialiste de l'Histoire, s'écroulent. Développement économique et développement politique prendraient alors des directions opposées, l'Histoire humaine serait le chaos inexplicable de Schopenhauer.

L'argument de l'excroissance qu'on nous opposera certainement ici boite au premier coup d'oeil. L'affirmation du paragraphe précédent n'est pas réfutée par la reconnaissance que la bureaucratie ne représente pas un nouveau système économique mais un moment d'indécision entre deux pôles et que, par suite, tout ce que nous voyons en URSS est transitoire. En premier lieu, le caractère transitoire d'un régime ne lui donne nullement l'autorisation de mettre les lois historiques dans sa poche et se développer progressivement sous le rapport économique et réactionnaitement sous le rapport politique, car entre un système économique donné et son organisation politique il y a une interpénétration constante. En second lieu, aucune raison ne permet d'espérer un relâchement dans cinq ou dans vingt ans de plus, de la sauvage dictature bureaucratique. Dans ce sens on ne peut espérer qu'une révolution nouvelle qui rendrait au prolétariat le pouvoir et l'économie. Si la gestion économique de la bureaucratie continuait à être objectivement progressive cela se serait manifesté en politique intérieure et extérieure, surtout depuis l'écrasement de l'impérialisme allemand. Mais au contraire nous avons vu l'absolutisme stalinien se renforcer en URSS et pratiquer à l'extérieur une politique de spoliation économique et de persécution du mouvement révolutionnaire qui laisse celle des impérialismes loin en arrière. Le fait qu'on considère la bureaucratie comme quelque chose de provisoire, loin de justifier la séparation du développement économique du système politique, jette le doute sur l'existence réelle de cette séparation. Qui ne sent la nécessité de s'arrêter et de réfléchir sérieusement là-dessus ?

Par ailleurs, en qualifiant la bureaucratie d'excroissance, en signalant son caractère provisoire, nous croyons faire toute une analyse très sérieuse et scientifique, mais il n'en est rien. C'est là, au contraire, qu'apparaît la vulnérabilité ou l'insuffisance de notre analyse antérieure qui continue d'être actuelle pour une grande partie de notre Internationale et où se manifeste gravement fausse la continuité du défensisme. Dans toute forme sociale transitoire, le plus important n'est pas son caractère transitoire mais le sens de sa marche, à moins de tomber, qu'on le reconnaisse ou non, dans l'hilarante notion d'un transitoire fixe où l'excroissance bureaucratique ne dépasserait jamais les proportions d'une verrue sur le corps humain. La IV° Internationale a souvent signalé le caractère contre-révolutionnaire de la bureaucratie et sa régression vers le capitalisme. Cependant, la défense inconditionnelle reposait intégralement sur la confiance que la planification, arrivée à un certain degré de développement, se débarrasserait de l'excroissance bureaucratique et retrouverait son visage socialiste et révolutionnaire. Cette perspective intérieure se combinait extérieurement avec l'espoir que la révolution en Europe donnerait la main au prolétariat soviétique avant que la bureaucratie ait pu écraser le dernier reste de la révolution d'Octobre. Bien que le triomphe de la révolution se soit plus attardé que ne le prévoyait la IV° Internationale, il nous semble aujourd'hui que la confiance qu'on lui avait accordé justifiait plus la défense de l'URSS que le simple facteur objectif de la planification, même en laissant pour le moment en suspens son degré d'existence effective. Pourquoi ? Justement parce qu'en attendant un développement ininterrompu de la planification, nous n'attribuions pas à la bureaucratie les caractéristiques de quelque chose de provisoire, d'une excroissance, mais d'une classe consubstantielle avec la planification. En effet, le caractère intrinsèque d'une classe réside dans son unité avec le système économique sur laquelle elle repose, celui qu'elle se voit, par intérêt, obligé à développer, créant ainsi les conditions de leur commune destruction. Au contraire, le caractère intrinsèque d'une excroissance sociale ou d'un régime provisoire est son opposition d'intérêt avec le système économique sur lequel il repose, qu'il ne peut développer sans l'ajuster à lui-même, sans supprimer la contradiction. En exposant partiellement cette idée, l'organisation internationale a toujours dit que la bureaucratie introduisait des changements quantitatifs qui, à défaut d'une nouvelle révolution, se transformeraient en qualitatifs. Eh bien ! Existe-t-il quelqu'un dans l'Internationale qui ait besoin de plus d'exploitation de la plus-value de la part de la caste dominante russe, plus de vols légaux ou subreptices, plus de millions d'hommes condamnés au pur et simple esclavage, plus d'assassinants et de déportations en masse, plus de terreur policière, plus de misère des masses, plus de distance économique et sociale entre "ceux d'en-haut" et "ceux d'en-bas", plus de suppression méthodique des libertés, plus de prostitution de la conscience sociale, plus d'asphyxie de toute manifestation culturelle, plus de pillage économique des territoires occupés, plus s'inondation d'opium religieux et d'opium civil, plus de despotisme totalitaire en général, pour reconnaître une transformation de la quantité en qualité ? Que réponde la voix de la routine qui fréquemment se rassure elle-même en effrayant les autres avec le mot dialectique !

Pour creuser notre idée, recourons à la notion du bonapartisme, plus ou moins familière à toute l'Internationale. Nous devons attirer principalement l'attention sur les différences entre le bonapartisme napoléonien et le bonapartisme staliniste. Jusqu'à maintenant nous nous sommes trop unilatéralement fixés sur les ressemblances.

En tant que subversion sociale, en tant qu'action de l'homme sur son histoire, la révolution française ne fut pas l'œuvre de la bourgeoisie mais des masses pauvres des villes et de serfs féodaux. La destruction complète et rapide du système économique et de l'appareil politique du féodalisme aurait été impossible sans la conquête, par les artisans et les ouvriers, du droit d'insurrection, chose dont le prolétariat moderne devra tenir compte contre de futurs Thermidors. Grâce à ce droit, les quartiers pauvres de Paris arrachèrent une mesure après l'autre à la majorité modérée de la Convention, fréquemment aux Jacobins eux-mêmes, et firent une incursion dans le pouvoir politique en établissant la domination de la Commune et en proclamant le gouvernement révolutionnaire. C'est seulement ainsi que la révolution bourgeoise put atteindre son propre achèvement. Mais la domination politique des masses pauvres devait être éphémère, car elles ne jouaient pas encore dans le système capitaliste le rôle nécessaire pour imprimer à la société une direction socialiste, les moyens de production n'étaient pas encore suffisamment développés. Cependant, des mesures économiques dirigées contre la bourgeoisie elle-même ne manquèrent pas. C'est un fait souligné par Mathiez que le coup d'État de Thermidor éclata lorsque le Comité de Salut Public essaya de mettre en pratique une loi d'expropriation au bénéfice des indigents, qui affectait un grand nombre de bourgeois et de spéculateurs. La Commune et les masses pauvres en général furent réduites à l'impuissance, mais elles avaient déjà, et pour toujours, anéanti le féodalisme.

Le processus de réaccomodation sociale et politique, qui a lieu entre Thermidor et l'époque bonapartiste proprement dite, ne peut être considéré que comme la stabilisation de la révolution bourgeoise, le bonapartisme ne niait pas la révolution, ne détruisait pas son œuvre  : il lui donnait la légitimité juridique et la tranquillité politique indispensables au développement de l'économie capitaliste. Sous ses lauriers militaires et son éclat d'empereur parvenu, Napoléon cachait la sordidité d'un système dont la progression exigeait que fût repoussée l'incursion politique des masses urbaines et qu'elles fussent enfermées dans l'ordre limité par l'esclavage du salariat et la dictature des capitalistes. En somme, vu que la capacité des moyens de production cachait la perspective d'une révolution socialiste, les ouvriers et artisans, les "sans-culottes" en général, devaient être éloignés des affaires de la bourgeoisie après qu'ils eussent détruit le système féodal. Thermidor entreprit cette œuvre  et le bonapartisme l'acheva. Sans donner à cette affirmation un sens trop littéral, on peut assurer que la révolution bourgeoise avait besoin d'un Thermidor et d'un bonapartisme, car son but fondamental consistait à développer une classe propriétaire des moyens de production et du pouvoir politique et une autre classe de salariés privés des deux.

De la nature profondément différente de la révolution prolétarienne se déduisent les effets destructeurs que le bonapartisme stalinien doit y produire. Il est impossible de considérer le bonapartisme stalinien comme la stabilisation de la révolution sociale, ni comme sa légitimation juridique, ni comme nécessaire au destin historique de l'œuvre d'Octobre. Le système de production et de distribution auquel aboutissait la révolution française était consubstantiel avec la bourgeoisie, et la nécessité de mettre à la raison les classes inférieures produisit le bonapartisme. Au contraire, le système de production et de distribution auquel aboutit la révolution prolétarienne est consubstantiel avec le prolétariat. Le triomphe du bonapartisme prend par conséquent un caractère complètement différent puisqu'il attaque la classe identifiée avec le système de production socialiste, la dépouille du pouvoir politique et de la gestion économique et ceux-ci passent à des couches sociales - bureaucratie politique, technique et administrative - qui n'ont rien de consubstantiel avec le destin socialiste de la révolution. Le seul trait commun entre le bonapartisme napoléonien et le bonapartisme staliniste est la défense de leurs positions respectives contre les classes possédantes antérieures à la révolution et contre les masses. Mais, tandis que le bonapartisme napoléonien, en frappant l'extrême droite et l'extrême gauche, défendait le nouveau système de propriété, le bonapartisme staliniste, particulièrement acharné contre l'extrême gauche, loin de défendre la propriété socialiste, se constitue lui-même son principal assaillant. Son opposition aux anciennes classes possédantes ne vient pas de son identification avec la propriété socialiste mais de l'empire qu'il exerce sur elle et contre elle, ce qui lui ouvre des perspectives économiques propres. Le bonapartisme de la révolution française était une expression politique de la propriété capitaliste ; en s'affirmant, il affirmait le nouveau système économique. Le bonapartisme staliniste, au contraire, étant une expression politique des intérêts de couches sociales non prolétariennes - sauf de la vieille bourgeoisie - détruit à mesure qu'il s'affirme, le système économique né de la révolution. C'est pourquoi nous avons dit précédemment sous une forme purement affirmative que, dans la bouche de Staline, l'invocation de la planification en tant que continuation de la révolution d'Octobre, avait beaucoup moins de sens que l'évocation de la révolution française dans la bouche de Napoléon III. Celui-ci était indiscutablement une émanation des nécessités du système de propriété issue de la révolution française alors que le capitalisme n'avait pas encore achevé sa phase de progrès. Mais, qui oserait soutenir que Staline et sa caste de parasites sont aussi ferment enracinés dans la propriété socialiste ? Et s'il n'en est pas ainsi, à quoi rime l'identification des intérêts de la bureaucratie avec ceux de la planification ? À moins de nier avec nous cette identification, elle aboutit à l'idée essentielle soutenue par la théorie du "collectivisme bureaucratique". En effet, selon les défenseurs de celui-ci, la bureaucratie technique et politique est intéressée à développer l'étatisation et la planification de l'économie, elle se fond avec elles et en extrait les caractéristiques d'une classe. Tout en la condamnant, une bonne partie de l'Internationale se trouve aujourd'hui prisonnière de l'idée essentielle du collectivisme bureaucratique.

L'erreur provient d'une conception purement statique de la bureaucratie et d'une idée trop grossière de la planification. Nous avons fréquemment comparé la bureaucratie de "l'État ouvrier dégénéré" avec celle d'un syndicat jaune. Jusqu'à un certain point et pendant un laps de temps déterminé, la comparaison était juste et expressive. Mais une différence essentielle existe entre les deux bureaucraties dont l'importance croissant d'année en année, doit constituer aujourd'hui une des pierres angulaires de notre analyse du phénomène russe et de notre attitude à son égard. La bureaucratie syndicale, aussi bien que celle des partis réformistes, est maintenue dans ses propres limites [1] par l'existence du capitalisme, propriétaire des moyens de production et du pouvoir politique. Sa fonction sociale est précisément déterminée par le choc entre les pôles antagoniques de la société ; elle amortit la lutte de classes en la rendant compatible, dans la mesure du possible, avec la société actuelle. Elle est utile à la bourgeoisie comme butoir des activités révolutionnaires et, en même temps, elle ne peut se détacher complètement des intérêts du prolétariat sans détruire la source de ses privilèges et perdre, dans les masses, l'influence qui la rend utile à la bourgeoisie. De là, sa stabilité considérable en tant que bureaucratie ouvrière.

Tout autre est la situation de la bureaucratie staliniste en URSS. Elle était aussi située d'abord entre le prolétariat et les tendances restauratrices de la bourgeoisie, de la petite-bourgeoisie urbaine et des koulaks. C'était l'époque où elle pouvait être considérée sans aucune réserve comme une bureaucratie ouvrière. Pour ne pas perdre ses positions, elle devait développer l'économie d'État planifiée. Mais à mesure qu'elle le faisait, en éliminant complètement la possibilité d'une restauration capitaliste par le truchement des vieilles classes, la bureaucratie se différenciait de plus en plus du prolétariat, économiquement et politiquement, en créant un centre propre d'intérêts conservateurs. À la veille de la guerre, son empire sur le pouvoir, la production et la distribution était absolument totalitaire ; elle avait cessé d'occuper une position intermédiaire. En effet, il semble indéniable que dans la société soviétique ou russe - nous préférons l'appeler russe - les pôles extrêmes sont, depuis des années, la bureaucratie à l'extrême droite et le prolétariat à l'extrême gauche. Mais c'est là un fait essentiel qui modifie d'une manière décisive la fonction sociale de la bureaucratie et dont l'Internationale doit tirer toutes les conséquences qui en dérivent, sous peine de s'abandonner à un ronronnement théorique aux graves conséquences.

En vertu de quel mécanisme ou loi historique, l'extrême droite de la société russe devrait-elle s'ériger en gardienne - toujours malgré elle - de l'économie planifiée ? Si elle agissait ainsi, la bureaucratie ne travaillerait pas malgré elle en pleine liberté, pour défendre ses intérêts. Ce qui, autrefois, l'obligeait à développer la planification, c'était la crainte d'être délogée de ses postes de commande et de ses privilèges par une restauration des anciennes classes. Ce danger est aujourd'hui absolument inexistant. S'il est vrai, qu'aussi bien à la campagne qu'à la ville, subsistent quelques vieux restes de propriété privée ou qu'il s'en est créé de nouveaux dans les deux cas, la majorité est étroitement liée à la bureaucratie et la fraction indépendante de cette propriété ne représente qu'une plume en comparaison du tas écrasant des intérêts économiques conservateurs de la caste dominante. Économiquement et politiquement la bureaucratie est l'extrême droite réactionnaire. Rien n'existe qui puisse l'obliger à s'appuyer sur le prolétariat et à développer la planification. Si, malgré tout, la voix de la routine maintient que la bureaucratie veille aux intérêts de la planification, il faut alors se dépouiller de tout camouflage terminologique et reconnaître carrément que la théorie du collectivisme bureaucratique est dans le vrai : bureaucratie et planification sont consubstantielles pour toute une période historique, elles se combinent en un système où la première a le pouvoir d'associer la production socialiste avec le système capitaliste de distribution, d'exploitation et de hiérarchie.

Il est bon d'affronter ici une objection probable. Ce ne serait guère qu'un jeu de prestidigitation que d'essayer de situer la bureaucratie russe entre le prolétariat et la bourgeoisie mondiales, de la représenter comme tiraillée et tremblante entre la menace révolutionnaire de l'un et la menace réactionnaire de l'autre et, en conséquence, obligée de continuer de porter la croix de la planification dans le but de se défendre des attaques extérieures. Quand les statistiques russes susceptibles de montrer le processus moléculaire de l'évolution sociale pourront être examinées librement, nous verrons que ce fut précisément lors de l'attaque de la bourgeoisie extérieure que la bureaucratie concentra dans ses mains la plus grande quantité de ressources économiques identifiables à celles du capital privé et qu'elle grignota définitivement la planification. L'attaque de la bourgeoisie extérieure (représentons-nous celle de l'impérialisme allemand ou une attaque future de l'impérialisme anglo-américain) ne trouve à l'intérieur de la Russie aucune classe située à la droite de la bureaucratie à sauver de la "barbarie bolchevique". Dans le cas d'une future défaite militaire de la Russie, toute transformation imposée par les vainqueurs devra être effectuée avec la complicité de la bureaucratie et sur la base de celle-ci. Même en supposant - chose improbable - qu'on indemnise avec de nouvelles propriétés les descendants des vieux capitalistes et propriétaires fonciers expropriés par la révolution, l'énorme majorité des richesses, qui est de création postérieure, ne pourrait trouver ses plus "légitimes propriétaires" qu'au sein de la bureaucratie, compte tenu du butin s'adjugeraient les vainqueurs. La situation de la Russie ressemblerait à celle de l'impérialisme allemand vaincu.

Toute possibilité de transformation sociale droitière qui détruirait complètement la bureaucratie étant donc exclue, celle-ci contemple la menace extérieure de la même manière que la classe capitaliste de n'importe quel pays. Elle part en guerre pour défendre sa proie et en profite pour renforcer les chaînes imposées au prolétariat, son principal ennemi, puisqu'il est le seul à la menacer de la détruire radicalement, et rejette sur lui la totalité des sacrifices. Elle n'a nullement besoin de faire des concessions au prolétariat en développant la planification, ce qui ne signifie pas qu'elle s'interdit le bénéfice démagogique de certaines traditions révolutionnaires. Ce fut au moment où les armées allemandes paraissaient le plus près de la victoire que Moscou plaça le prolétariat tout entier - déjà lié à l'usine comme le serf féodal à la terre - sous la loi martiale appliquée par la Guépéou, et qu'il annonça à son de trompe l'apparition des "millionnaires soviétiques". Ceux qui se montrent incapables de déduire ce que cachent ces faits et s'obstinent à réclamer des chiffres et encore des chiffres, ne sont que pauvres révolutionnaires séchant sur des statistiques.

En regardant les choses de près, on voit que l'intervention des armées impérialistes - même en lui accordant d'avance la victoire - menace moins la bureaucratie, aujourd'hui en tant que couche sociale, que l'intervention des puissances féodales ne menaçait la bourgeoisie française en 1814. Ce n'est pas une exagération. Avant tout, avec son organisation actuelle, la Russie est, comme les États-Unis et l'Angleterre, une puissance contre-révolutionnaire de première grandeur. Les impérialismes doivent se sentir épouvantés à la seule idée que les camps de concentration et de travail, les prisons et les isolateurs politiques pourraient s'ouvrir et vomir par tous les pays leurs millions d'hommes avides de vengeance contre la bureaucratie, soutenus par l'espoir d'un retour à Octobre et parmi lesquels survivent peut-être des centaines ou des milliers de bolcheviks. Un affaiblissement de la bureaucratie engendrerait facilement des possibilités insoupçonnées de restauration du pouvoir révolutionnaire. On le sait à Londres et à Washington et l'on accorde au pouvoir staliniste le respect dû à un gardien d'un ordre qu'eux-mêmes n'amélioraient pas en occupant la Russie. En second lieu, la bureaucratie ressemble beaucoup plus à la grande bourgeoisie impérialiste que la bourgeoisie française de 1814 à la noblesse féodale de ses attaquants.  Les chefs staliniens, souvent richissimes, manquent en effet de titres de propriété sur les moyens de production. Mais la propriété collective de ceux-ci est devenue une fiction juridique de plus en plus éloignée de la réalité sociale. L'intervention des impérialistes tout au plus pourrait-elle accélérer le processus d'appropriation par la bureaucratie, unique voie possible d'un retour complet à la propriété privée.

Il n'existe donc rien, ni intérieurement ni extérieurement, qui lie la bureaucratie au prolétariat et l'oblige à continuer de développer la planification. La IV° Internationale doit se débarrasser de son concept statique de la bureaucratie russe. Son évolution est déjà arrivée très loin. On n'a pas le droit de lui attribuer les caractères particuliers d'une bureaucratie ouvrière, mais plutôt ceux d'une classe dont la structure définitive se trouve encore en voie de cristallisation et qui, pour se cristalliser entièrement doit étouffer la révolution prolétarienne là où elle apparaît et s'intégrer aux formes décadentes qu'adoptera le capitalisme mondial. Nous verrons plus loin que l'organisation staliniste de la Russie pourrait peut-être représenter l'avant-garde de ces formes

Mais avant d'aborder plus largement ce problème, pénétrons dans la forteresse de la planification stalinienne où se retranchent les partisans de la défense de l'URSS, définissons la planification selon le critérium marxiste, mesurons avec cet étalon ce qui se passe en Russie. Nous découvrirons que la forteresse, manquant de fondations, non seulement ne peut pas être défendue, mais menace de s'écrouler sur la tête de ceux qui continuent à s'y retrancher.

Pour mieux situer la question et éviter que la forêt nous cache les arbres, il faut recourir à une notion marxiste très simple qui, croyons-nous, a été assez négligée par rapport à l'économie et la bureaucratie soviétiques. Nous voulons parler du caractère de la société de transition. La différence entre celle-ci et la société capitaliste consiste, économiquement, en ce que la propriété des moyens de production est passée de la bourgeoisie aux classes productrices qui organisent la production d'accord avec un plan satisfaisant les nécessités sociales. Si nous prenions au pied de la lettre cette idée essentielle de notre conception du développement socialiste, il faudrait conclure rigoureusement que la société russe cesse d'être en transition vers le socialisme et souffre une nouvelle expropriation au moment où les classes productrices sont chassées du pouvoir politique et de la direction économique, ce qui, depuis de nombreuses années, est un fait sauvagement établi en Russie. Mais, admettons qu'entre la pureté de la conception idéologique et la réalité vivante, il se produise parfois un décalage avec des interstices qui peuvent être différemment remplis selon la situation concrète, sans que la société perde son orientation fondamentale vers le socialisme. Dans le cas de la Russie, la bureaucratie staliniste remplirait les interstices mis en évidence par le décalage pratique de la société de transition par rapport à la conception pure de cette même société et elle trouverait là, à la fois, la base de sa différenciation du prolétariat en tant que bureaucratie et le lien de sa fonction particulière en tant que bureaucratie ouvrière, avec la fonction historique du prolétariat. De toutes manières, quelqu'ampleur qu'on accorde au décalage, il ne saurait dépasser certaines limites sans altérer la nature même de la société. Il est déjà, à première vue, monstrueux et répugnant de supposer un lien quelconque entre la bureaucratie staliniste qui a dépassé largement toutes les limites imaginables et la fonction historique du prolétariat. De fait, aussi bien l'Internationale que Trotsky personnellement ont nié à maintes reprises l'existence de ce lien. Mais mettons un frein à la sensibilité, bien que dans des questions d'élucidation difficile elle soit fréquemment le meilleur guide, et portons l'objectivité jusqu'à friser la loufoquerie. Nous savons par les évidences les plus criantes que le prolétariat n'a pas, en Russie, plus de participation au pouvoir politique que celle que lui fait sentir la constante terreur du Guépéou ; nous savons qu'il est rigoureusement exclu de la direction économique et soumis à un système d'exploitation beaucoup plus inique que dans n'importe quel pays capitaliste ; nous savons que sa part dans la distribution des produits est exactement celle de l'esclave, cependant que la bureaucratie s'entoure d'un faste oriental ; nous nous résignerions malgré tout à croire que la société continue à être en transition vers le socialisme, si la bureaucratie, tout en étant criminelle et voleuse, dirigeait la marche de l'économie d'accord avec les nécessités historiques de la consommation générale. C'est là la raison et le but de la planification, qu'on ne doit pas confondre avec un plan de production quelconque ; sans cela la société peut être en transition vers où l'on voudra, sauf vers le socialisme.

Il est nécessaire de dire ici que l'escamotage des statistiques pratiqué avec un soin tout spécial par la bureaucratie en établissant les projets et les bilans des plans quinquennaux, a si bien atteint son but de cacher les réalités économiques les plus importantes pour le prolétariat soviétique et mondial qu'elle continue à halluciner même de nombreux trotskistes. Mais si nous scrutons un peu le fouillis des chiffres publicitaire nous nous rendrons compte que ni nous ni personne hors des hautes sphères bureaucratiques n'a connu dans les dix dernières années, les chiffres de base de toute économie qui marche vers le socialisme, même si c'est à pas de tortue, à savoir la distribution concrète du produit du travail social, base de la reproduction et de l'élargissement de la richesse totale. Et c'était là l'unique chose qui nous aurait permis déconsidérer panoramiquement la marche de l'économie et d'assurer sans risque d'erreur que la bureaucratie continuait à développer la planification dans un sens progressiste ou que ses insertions capitalistes que personne ne nie dans l'Internationale, déviaient et faussaient la planification..

Dans la société bourgeoise, la reproduction élargie du capital s'effectue en partant des intérêts de la classe propriétaire. Dans la société de transition, de même que dans la société communiste, la reproduction élargie doit s'effectuer en partant des nécessités sociales. Marx a donné dans son œuvre  fondamentale, la formule de la reproduction capitaliste : c + v + pl, où c représente le capital constant ou moyens de production, v le capital variable ou moyens de subsistance pour les travailleurs et pl la plus-value des capitalistes qui se divise en une partie consommée par eux sous forme de moyens de subsistance et une autre partie capitalisée pour l'accroissement de la production ou reproduction élargie. Dans la société capitaliste, c ne peut s'accroître que dans la mesure où les capitalistes trouvent un marché pour réaliser la plus-value contenue dans l'excédent de marchandises qui en résulte. Et c'est seulement dans une certaine proportion de l'accroissement de c que v augmente aussi. Au contraire, dans une société planifiée, l'accroissement de c dépend uniquement des nécessités de v qui comprend la totalité de la population et de la grandeur de pl. Mais pl cesse d'être la plus-value à proprement parler, c'est-à-dire le bénéfice des capitalistes, mais du plus-travail à la disposition de la société pour l'accroissement du capital constant et la reproduction élargie conformément à ses nécessités. En d'autres termes, dans la société planifiée, les moyens de production nécessaires sont déterminés par les moyens de subsistance nécessaires, la consommation préside à capitalisation, tandis que dans la mesure où ils satisfont les intérêts particuliers de la classe propriétaire.

Karl Marx et Rosa Luxemburg ont observé que le schéma de la reproduction élargie du capital conserve sa valeur objective pour l'économie planifiée sauf que dans celle-ci le rapport des termes c + v + pl est définitivement altéré. Essayons de fixer la différence pour juger ce qui se passe en Russie. Sous le capitalisme v, salaires ou moyens de consommation pour la classe travailleuse, se trouve réduit au minimum indispensable par rapport aux conditions régnantes sur le marché du travail. Loin d'intervenir comme facteur déterminant dans le processus de la reproduction élargie, il n'est qu'un de ses résultats. De son côté pl, la plus-value concentrée dans les mains de la classe propriétaire, est en grande partie dépensée pour la consommation exorbitante de ses détenteurs et va d'autre part accroître le total de c, c'est-à-dire des moyens de production, mais uniquement s'il a le moyen de se transformer de nouveau en plus-value augmentée. Tout le processus de la reproduction élargie dépend donc, sous le capitalisme, de pl, plus concrètement de l'appropriation du plus-travail qui se transforme ainsi en plus-value pour la classe propriétaire des moyens de production. De là vient le développement chaotique et toutes les contradictions inhérentes au capitalisme. Moyennant une unification ou un contrôle des capitaux privés - déjà en voie d'application dans les principaux pays - le développement chaotique peut être atténué considérablement mais c'est seulement pour faire ressortir avec une plus grande violence la contradiction fondamentale qui oppose le caractère de la production et la distribution capitalistes aux intérêts de la consommation et du progrès technique et culturel de l'humanité. Pour surmonter cette contradiction, il ne suffit pas d'éliminer la propriété privée des moyens de production, il faut éliminer aussi l'appropriation de la plus-value par une catégorie sociale. En effet, l'économie en arrivant à un point donné - déjà atteint mondialement depuis un certain temps - le processus de reproduction élargie est entravé par la dépendance complète de la relation c + v + pl à l'égard des intérêts de la catégorie sociale qui bénéficie de pl. Ceci entraîne d'importantes conséquences surtout dans le cas d'une organisation sociale comme la russe.

L'intervention de la révolution prolétarienne résout cette contradiction en mettant les moyens de production entre les mains de la société, en faisant disparaître pl en tant que plus-value maniée par une catégorie de la population et, en la traitant comme plus-travail, elle fait dépendre sa capitalisation des nécessités de la consommation. Le point d'appui de la formule c + v + pl passe ainsi intégralement de pl à v. Ce dernier devient, d'un résultat accessoire de la reproduction élargie, son facteur déterminant. Et par ailleurs pl, rendu à sa légitime nature de plus-travail social, peut se transformer directement en nouveaux moyens de production, sans passer par les métamorphoses que se voit obligée à souffrir la plus-value capitaliste pour se réaliser et s'investir de nouveau, ou bien peut se diviser en une partie destinée à l'accroissement subséquent de la production et en une autre destinée à l'accroissement de la consommation immédiate. Le problème dépendra en grande partie, naturellement, de la forme que les produits auront en venant au monde, du rapport entre les chiffres des éléments de production et des éléments de consommation fabriqués au cours de chaque cycle. Nous nous trouvons déjà dans le domaine souhaité de l'économie planifiée et cela ne peut pas être indifférent au sort de celle-ci. Dans le but d'alléger le plus possible cette étude, nous avons éliminé jusqu'à maintenant la division qu'établit Marx dans la reproduction élargie du capital. Il distingue un secteur dédié à la production d'éléments de production et un autre à la production d'éléments de consommation. Il faut en tenir compte à l'avenir car ce n'est pas arbitrairement que Marx fait partir la reproduction élargie, sous le capitalisme, des nécessités de la section éléments de production cependant que dans une économie planifiée elle doit naître des nécessités de la section éléments de consommation. La différence est essentielle et implique tout le concept de planification de la consommation. Sur la base du capitalisme, l'accroissement du capital constant s'oppose au capital variable, ou consommation des travailleurs, dans un double sens : il constitue une fin en soi pour les exploiteurs de la plus-value et la disproportion entre l'accroissement de l'un et de l'autre est plus désavantageuse pour le capital variable à mesure que s'accroît la productivité du travail. Sur la base de l'économie planifiée cette double opposition disparaît. Tout calcul d'élargissement de la consommation, dans le cas contraire il ne peut pas y avoir de société en transition vers le socialisme.

Essayons enfin de fixer le caractère des termes de la formule c + v + pl et leurs rapports réciproques dans la reproduction élargie d'une économie planifiée.

Le capital constant c est passé, des capitalistes à la communauté. Se divisant en instruments de production d'instruments de production et en instruments de production d'articles de consommation, il ne peut être regardé que comme la mine d'où la population extrait la richesse nécessaire à l'organisation de la société communiste. Il n'est plus régi par les capitalistes de pl mais par les travailleurs de v.

Le terme v a cessé de représenter des travailleurs salariés ou du capital variable proprement dit. Il comprend la consommation de la totalité de la population puisque les catégories qui ne sont pas strictement incluses dans ce terme (bureaucrates, soldats, policiers, instituteurs, écrivains, malades, incapables de travailler, etc.) recevraient leur pouvoir d'achat du produit total de v directement ou par l'intermédiaire de l'organisation sociale. Le fait que v ait cessé de représenter du travail salarié signifie que si, sous le capitalisme, les nécessités de la population disparaissent entre c et pl, c'est-à-dire les moyens de production, propriété d'une catégorie sociale et les bénéfices de cette dernière, dans la planification v apparaît en dominant et combinant c et pl, se prenant lui-même comme mesure des deux autres termes. Lorsque v perd cette qualité déterminante et se transforme de nouveau en travail salarié, la planification s'embrouille, fait marche arrière et tout développement économique progressif devient impossible.

De son côté, pl cesse également d'être la plus-value d'une catégorie de la population qui la réinvestit ou la dépense selon ses intérêts ou ses velléités. Elle n'est plus que le plus-travail avec lequel compte la société pour envisager la reproduction élargie, elle est intégralement à la disposition de v pour le développement de c et pour sa propre consommation. L'impersonnalisation de pl est la condition la plus indispensable pour la conservation et le développement de la planification socialiste. La concentration de la plus-value dans les mains d'une catégorie sociale, (il est inutile qu'elle soit propriétaire des moyens de production dans un sens strict) modifie forcément la distribution dans le sens capitaliste et ne peut pas manquer d'imprimer à la reproduction élargie la direction nécessaire pour aggraver les différences de distribution. Le caractère des moyens de production en est ainsi affecté. Sans doute, dans la première étape de la société de transition, lorsque la répartition des produits et les coutumes conservent l'empreinte capitaliste, certaines catégories de la population bénéficient encore de la plus-value. C'était le cas, pendant les premiers temps de la révolution russe, des techniciens non affiliés au parti bolchevique, dont le travail se payait à prix d'or. Cependant v, la population travailleuse, étant en possession des instruments de travail, disposait de la distribution de pl. En échange, il devient impossible d'attribuer le même caractère exceptionnel et inoffensif à la systématique exploitation de la plus-value pratiquée par la bureaucratie staliniste.

Si nous prenons un cycle de production suivant immédiatement la société capitaliste, la reproduction planifiée devra commencer par déduire du produit total:

Une quantité d'éléments de consommation pour la population approximativement égale à celle employée dans le même but sous le capitalisme.

Une autre quantité de moyens de production pour remplacer ceux qui ont été usés, quantité qui se trouve incorporée dans les produits obtenus.

Le reste de la production, ce qui constitue le plus-travail qui, dès le premier instant sera très supérieur à celui obtenu sous le capitalisme, grâce à la désapparition du gaspillage des classes capitalistes et à la diminution des dépenses d'administration et de gouvernement, restera dans les mains de la société pour élargir la production dans le cycle suivant.

Cette image de la société de transition est celle laissée par Karl Marx dans la Critique du Programme de Gotha. Il n'est pas superflu de rappeler que Marx, après avoir déduit le nécessaire pour accroître la production, suppose qu'il en reste encore pour augmenter la consommation immédiate des travailleurs. Il indiquait ainsi, d'un côté, que, dans la société de transition, les produits perdent la catégorie de marchandise, qu'ils ont sous le capitalisme et que d'un autre côté, par rapport aux buts historiques, la répartition est le but, la propriété collective et la planification, les moyens. Nous pouvons, en cela, faire une concession à l'objectivité mécaniste où se retranche la voix de la routine, et reconnaître que l'emploi intégral du plus-travail social à l'accroissement du capital constant n'altère pas le caractère de la société de transition durant ses premiers cycles. Cela ne fait que poser avec plus d'ampleur le problème de la répartition dans les cycles suivants qui donneront  une masse croissante des produits. Même si nous allons jusqu'à supposer qu'au début tout le plus-travail social apparaît dans la section des éléments de production, excepté un minimum d'éléments de consommation indispensables pour la consommation des travailleurs supplémentaires qui mettront en marche les nouvelles machines, il est impossible de regarder une série de cycles de production de dix ou vingt ans par exemple, sans que de l'accroissement ininterrompu de c ne vienne un accroissement de la consommation de v. Le sort de la société de transition, c'est-à-dire de l'économie planifiée, s'y décide. Il ne s'agit pas seulement de la satisfaction immédiate d'une classe ouvrière qu'une objectivité boiteuse mésestime avec trop de désinvolture, mais des conditions matérielles qui doivent permettre une élévation constante du niveau technique et culturel à défaut duquel la planification devient impraticable, se transforme en un simple plan et le plan en expression des intérêts d'une catégorie sociale.

En somme, pour que la reproduction élargie de la société de transition conserve sa tendance socialiste, il faut :

  1. Que le plus-travail pl cesse de se concentrer en une catégorie sociale, sans quoi sa distribution entre c et v ne peut pas se faire d'accord avec les intérêts de v mais d'accord avec les intérêts de la catégorie sociale qui manie pl. C'est la pierre angulaire de la planification.

  2. Que les produits perdent le caractère de marchandises qu'ils ont sous le capitalisme ; dans le cas contraire la consommation des masses et la capitalisation se trouveraient entravées par la réalisation de la plus-value sous forme monétaire ou de possessions, comme dans la société bourgeoise, favorisant le développement de couches sociales qui y sont spécialement intéressées.

  3. Que l'éducation technique et la culture générale de la population travailleuse comprise dans v s'élève. Cette condition est une conséquence de la distribution. Sans elle, l'accroissement même de c et la planification se trouvent limités par la capacité - qui représente également des intérêts économiques - de la minorité techniquement capable. Par ailleurs, c'est également une condition de l'affaiblissement et de la disparition de l'État.

Sans ces trois conditions, la propriété collective des moyens de production devient fictive et l'homme continue d'être séparé des instruments de travail, origine de toute société divisée en classes.

Même les plus chauds défenseurs de la Russie n'oseront pas affirmer que la distribution du produit de travail a été faite par la population travailleuse comprise dans v ou même en respectant ses intérêts élémentaires. Depuis que la planification a commencé d'être un fait connu mondialement, - le Thermidor staliniste étant déjà triomphant - le plus-travail social a été manié par la bureaucratie.

Derrière pl il y eut dès ce moment, comme sous le capitalisme, un groupe d'hommes, pl récupérait ainsi son caractère de plus-value dans la mesure où la bureaucratie affirmait sa domination. On ne dit rien  de nouveau en affirmant que, dans la planification russe, les intérêts de la bureaucratie ont toujours été présents. Mais nous avons le plus impérieux devoir de reconnaître toutes les conséquences découlant du fait que c + v + pl n'était pas régi par v, chose indispensable dans un système de production pour la consommation, mais par une catégorie sociale embusquée derrière pl.

Ce qu'on peut observer tout d'abord c'est que même à sa meilleure époque, celle du premier plan quinquennal, la planification a produit uniquement pour satisfaire les nécessités militaires et les nouvelles nécessités de consommation de la bureaucratie, pas moins exorbitantes que celles de la bourgeoisie. Sans doute, les nécessités militaires, dans un pays révolutionnaire encerclé par le capitalisme, font partie des nécessités générales du pays. Mais, interprétées par la bureaucratie, elles portaient le sceau de son caractère politique et social réactionnaire. En renonçant au grand objectif stratégique du prolétariat, la révolution mondiale, le stalinisme n'effectuait pas une manœuvre  de défense ou une simple erreur opportuniste, il traduisait à l'échelle internationale ses nécessités contre-révolutionnaires intérieures. La nature et la mission de l'armée devaient donc souffrir une altération radicale. Il lui fallait une grande armée de caserne, une armée prussienne dans le sens le plus prussien du mot, dirigé aussi bien contre les puissances extérieures que contre la révolution internationale, principalement dans les pays limitrophes, et surtout contre les masses soviétiques. En effet, l'armée staliniste est avant tout une force de police contre-révolutionnaire à travers les nécessités de qui fleurissent les bases économiques de la bureaucratie. L'armée lui offre le plus vaste champ de différenciation en même temps que l'appareil militaire indispensable pour maintenir la population écrasée. Lorsqu'au milieu de la seconde décade de ce siècle, Staline, déjà affermi au pouvoir, jetait à l'Opposition de Gauche : "Les cadres actuels ne pourront être changés que par une guerre civile", ce n'était pas une phrase polémique, il se référait à l'armée et à la police et donnait le signal d'un monstrueux développement des deux, si bien qu'aujourd'hui la Russie est le pays le plus militariste du monde. L'Espagne franquiste elle-même lui est inférieure dans ce domaine. Franco destine aux dépenses militaires un peu plus de 35% du budget total de l'État pour 1946. Staline, en 1945, dédiait aux mêmes fins plus de 45%. Et l'on sait qu'il a promis d'augmenter, non de diminuer, les dépenses de guerre du premier budget de paix. Ajoutons que, dans le pourcentage de Franco, nous avons inclus les dépenses de police qui figurent à part. Il est impossible d'en faire autant avec le budget de Staline, parce qu'il cache les dépenses de police sous d'autres dénominations, peut-être sous la rubrique : "Secteur social et culturel".

Depuis l'année 1929, le niveau de vie des masses travailleuses russe a baissé continuellement. Il était arrivé à son point le plus élevé en 1928, à 25% au-dessus de son niveau de 1913, à la veille de la première guerre mondiale. À mesure que sont appliqués les plans quinquennaux, l'inflation, la hausse continuelle des prix et la masse des impôts déchargés de plus en plus lourdement sur les articles de consommation populaire, restreignait progressivement les salaires réels de telle sort que si par rapport à 1913, ils étaient en 1928 à l'indice 125, à la veille de l'entrée de la Russie dans la seconde guerre mondiale, en 1940, ils étaient tombés à 62 [2]. Cette chute du niveau de vie des masses est indirectement confirmée par la bureaucratie qui ne publie pas d'indices des prix depuis 1930. Trois plans quinquennaux ont réduit la consommation des masses à la moitié de ce qu'elle était avant la consolidation du Thermidor staliniste.

Nous pouvons nous faire une idée approximative de l'exploitation intensive à laquelle est soumis le prolétariat russe par le fait suivant exhibé avec optimisme dans les statistiques officielles : en 1939, la journée de travail d'un kolhosien produisit 98 kilos de grain et la paye de la même journée équivalente à 4 kilos, ce qui donnait un solde de travail non payé, ou plus-value, supérieur à 96% [2]. Les ouvriers d'usine ne se trouvent très certainement pas en meilleure posture. Ainsi l'on s'explique que le président de la Chambre de Commerce américaine, Johnston, ait pâli d'envie en observant les méthodes d'exploitation pratiquées dans les usines russes. Qu'est-ce qui détermine cette horrible exploitation : les nécessités d'une économie en transition vers le socialisme ou simplement progressive ? Non-sens ! Uniquement les intérêts économiques réactionnaires de la caste dominante.

Dans la mesure où l'on réduisait la part dans la distribution du produit total du travail, le plus-travail restant croissait nécessairement. Qu'en a-t-on fait ? Comment a-t-il été employé ? Une énorme partie que personne n'est en état de calculer, car c'est celle que le Kremlin a le plus d'intérêt à cacher, est dilapidée par ce que les gouvernants eux-mêmes appellent l'intelligentzia, c'est-à-dire la caste privilégiée, depuis les contre-maîtres ou stakhanovistes jusqu'au "père des peuples", en passant par les ingénieurs et directeurs d'usines, les présidents de kolkhozes, les officiers de l'armée, les agents de la Guépéou et les écrivains mercenaires. Une autre partie, encore moins calculables a été thésaurisée par cette même racaille d'où sont sortis les "millionnaires soviétiques" tant célébrés. Le reste a été capitalisé avec le plus complet mépris des nécessités de la consommation sociale ou plus exactement de la consommation des masses, puisque la production des articles de luxe est la seule qui ait enregistré un grand pourcentage d'accroissement parmi tous les éléments de consommation.

La reproduction élargie s'est polarisée dans la section éléments de production et, à l'intérieur de celle-ci, non dans le secteur qui permettrait de développer les éléments de production de la section articles de consommation, mais presque exclusivement dans le secteur production de guerre. En 1929, les articles de consommation représentaient 55,6% de la production totale, en 1939 seulement 39%, soit une réduction de plus de 16% ce qui représente beaucoup plus en réalité si l'on tient compte de l'accroissement de la population. En conséquence, les dépenses de guerre sont passées de 8,9% du budget de 1933 à 45% en 1945 et le développement dans ce sens continue. Cependant, malgré le gouffre sans fond des investissements militaires, le total des investissements dans l'industrie descend de 60,8% du budget en 1933 à 33% en 1940. La reproduction élargie se heurtait évidemment aux intérêts économiques de l'intelligentzia. Et, quelle objectivité révolutionnaire contient une économie dont le développement est limité et déterminé par les intérêts d'une minorité sociale ? Aucune. Cette même caractéristique constitue l'origine de la nature réactionnaire de l'économie capitaliste, nature à laquelle n'échappe pas l'économie russe d'aujourd'hui. En affirmant le contraire, les partisans de la défense de l'URSS tombent une fois de plus dans le champ du "collectivisme bureaucratique", à moins qu'ils identifient la mission du stalinisme avec celle de la bourgeoisie à son époque progressive.

Nous pouvons encore insister avec des faits impressionnants sur le caractère réactionnaire de l'économie russe. Par exemple, les impôts. Le stalinisme a eu recours à un système de taxation sur les articles de première nécessité qui est disparu en Europe occidentale avec le moyen âge. Le pain paye un tribut de 75%, d'autres produits agricoles 89%. Et, pendant que les articles de soie payent de 21 à 37%, la percale est grevée de 48% et le pétrole, nécessaire à l'éclairage et au chauffage populaires dans beaucoup d'endroits, de 88%. De là vient que 20% des revenus de l'État en 1940 était constitué par les impôts indirects et en 1945, 40% [3]. En échange, les produits de l'industrie lourde ne sont grevés que de 0,05 à 1% ce qui ne représente pas une facilité pour l'industrialisation mais pour la concentration de la plus-value dans les mains de l'intelligentzia. Les directeurs de fabriques et de trusts participent aux bénéfices de leurs entreprises : 4% jusqu'à la limite prévue et 50% des excédents. Mais nous n'insisterons pas plus sur ces faits considérés comme des bagatelles par ceux qui se consolent en se représentant ce qu'il y a "malgré tour" de progressif dans la planification et la nationalisation dans l' "État ouvrier dégénéré". Attaquons-les dans leurs derniers retranchements.

Nous devons pour cela revenir un instant à la formule de la reproduction élargie qui, bien qu'aride, est implacable pour mettre à nu la nature d'une économie. Comme nous l'avons vu, depuis le début du premier plan quinquennal jusqu'à la fin du troisième, les salaires réels ont souffert une réduction de 50%. Le solde global de pl doit avoir augmenté dans la même mesure ou plus si le stakhanovisme, l'universel travail à la tâche et la mécanisation ont accrue la productivité moyenne. Si les rapports de la formule c + v + pl étaient régis par les intérêts ultérieurs sinon immédiats de v, hypothèse de base indispensable à la planification dans le sens marxiste, chaque cycle de rotation économique compris entre 1929 et 1940 aurait dû enregistrer une hausse géométrique de la capitalisation de la production. La réalité qui se dégage des chiffres donnés dans les pages antérieures est relativement insignifiante et, fréquemment, se transforme en baisse. Où sont allés les 50% de plus-value arrachés au prolétariat entre 1929 et 1940 ? Nécessairement dans les poches de l'intelligentzia car la plus-value ne s'évapore pas et, par ailleurs, dans une société qui vient d'exproprier les expropriateurs, les multiples et monstrueux privilèges matériels détenus aujourd'hui en Russie par plusieurs millions d'individus ne peuvent pas se constituer sans renforcer l'exploitation des masses à un degré plus élevé que sous les anciennes classes possédantes. Il y a vingt ans, la bureaucratie partait de rien, cependant que la bourgeoisie s'appuyait sur des siècles d'accumulation progressive et de consécration de ses "droits". De là vient que pour la contre-révolution staliniste ce soit une question de vie ou de mort, un impératif historique dans le sens réactionnaire, de grever continuellement v avec plus de travail et moins de salaire. Splendide transition vers le socialisme !

Depuis le moment où la reproduction élargie, c + v + pl, trouve dans le terme pl, non véritablement un solde de plus-travail social indispensable au progrès social, mais une catégorie de la population qui se l'approprie et l'administre, il devient impossible de parler de planification. Pour un révolutionnaire, planifier ne signifie pas projeter un plan quelconque de production, ce que de nombreux et méprisables pays capitalistes sont en état de faire aujourd'hui, mais un plan qui combine les investissements et c avec les nécessités de v. Des trois termes de la formule, c est continuellement passif, qu'il s'agisse du capitalisme ou de la société de transition. La reproduction peut seulement reposer sur v ou sur pl. si elle repose sur v, les produits cessent d'être des marchandises et se répartissent entre v, consommation immédiate, et c, capitalisation pour l'augmentation subséquente de la consommation d'accord avec les intérêts de la majorité de la population. Si elle repose sur pl, ni c ni v ne peuvent croître à moins d'affirmer et d'augmenter les possessions économiques de la minorité qui transforme le plus-travail social en sa propriété. Les produits deviennent de nouveau des marchandises empêchant l'accroissement normal de c et le système de production entre en contradiction avec les intérêts du prolétariat et de l'humanité [4]. Sans qu'on puisse fixer une date exacte, c'est ce qu s'est passé n Russie. Pour affirmer le contraire, il faudrait démontrer que l'intelligentzia ne s'est pas constituée propriétaire de la plus-value. Parler aujourd'hui de planification en Russie est une ironie sanglante pour les masses et une concession aux tendances décadentes du capitalisme mondial. Sous le stalinisme, il n'existe qu'un plan déterminé par une minorité accaparant pl, plan tout aussi en contradiction avec les intérêts su progrès historique que l'économie anglaise ou américaine.

Ce serait d'un absurde aveuglement que de chercher à dénaturer l'argument antérieur à l'aide des trompettes de la "défense nationale". Les nécessités industrielles de la défense militaire ne laissent pas de porter le sceau ignominieux de l'esclavage staliniste. Supposons, en faisant une autre concession au mécanisme défensiste, qu'un peu par nécessité ou beaucoup grâce aux caractéristiques politiques de la bureaucratie, la presque totalité du plus-travail ait dû être orientée vers l'industrie lourde. À plus forte raison la reproduction élargie dans ce domaine de la planification et avec le total exorbitant de plus-value extrait des masses. En 1929, l'industrie lourde fournissait en Russie 44,4% de la production totale, en 1940, 61%. Cette même proportion dans l'industrie japonaise était de 33,7% en 1929 et de 61,8% en 1939. En partant d'une base relativement inférieure, un pays capitaliste à technique retardataire et à organisation sociale féodale, obtient un accroissement notablement supérieur à la soi-disant planification socialiste. Même si nous faisons passer de force les nécessités des masses par les fourches caudines de la défense nationale staliniste, nous voyons la planification s'évanouir devant les intérêts particuliers de l'intelligentzia, prééminents et antérieurs à tout. Sans le moindre doute, la défense nationale est une fonction de la minorité sociale qui accapare la plus-value. La bureaucratie stalinienne deviendrait, comme tant de bourgeoisies le sont devenues récemment, l'agent et l'instrument de l'ennemi extérieur dès que le prolétariat menacerait gravement sa souveraineté. Il est à peine nécessaire d'ajouter que la concentration de la plus-value en tant que propriété collective ou semi-collective de la bureaucratie - dans de nombreux cas elle est individuelle - est ce qui imprime à l'État sa terrible idiosyncrasie contre-révolutionnaire aussi bien dans le domaine national et international que dans le domaine économique, celui de la répartition des produits.

En somme, la société russe nous offre une image totalement opposée à l'image de la société de transition donnée par Marx dans la Critique du programme de Gotha. Elle ressemble étonnamment au contraire à la description de l'État capitaliste unipropriétaire, faite par Engels :

"Mais, ni la transformation en sociétés par actions, ni la transformation en propriété de l'État n'enlève aux forces productives la qualité de capital. Pour les sociétés par actions, c'est chose manifeste. Et, à son tour, l'État moderne n'est que l'organisation que se donne la société bourgeoise pour maintenir les conditions générales extérieures du mode de production capitaliste en face des empiètements, tant des travailleurs que des capitalistes individuels. L'État moderne, quelle qu'en soit la forme, est une machine essentiellement capitaliste, l'État des capitalistes, le capitaliste collectif idéal." [5]

Dans le premier document du Groupe Espagnol au Mexique sur la Russie, il était dit : "La bureaucratie doit être aujourd'hui consciemment restauratrice". C'était une inexactitude issue d'une étude incomplète du problème. La bureaucratie est déjà un capitaliste collectif, chaque bureaucrate est "encaisseur de revenus" dont parle Engels par rapport à la transformation de la propriété particulière en propriété de l'État. Dans l'économie russe nous avons un type particulièrement féroce de capitalisme d'État qui double les tares du capitalisme classique étudié par Marx : opposition entre la production et les nécessités sociales ; luxe et gaspillage en-haut, paupérisme en-bas ; accroissement de l'esclavage du salariat et établissement d'un esclavage semi-légal qui fixe l'ouvrier à l'usine comme un écrou supplémentaire de la machine ; production de marchandises et exploitation de la plus-value ; interdiction aux masses de toute intervention dans l'administration économique et dans la direction politique ; centralisation étatale furieuse et dégénérée. Et il est inutile de parler des millions d'hommes condamnés aux travaux forcés, ilotes de la contre-révolution, ni des exactions permanentes de la dictature policière. Dans ce sens large, la restauration capitaliste a déjà eu lieu, nous ne faisons que reconnaître avec retard. En fouinant dans ses intérêts l'intelligentzia, voit qu'elle n'a pas devant elle une rupture de la planification qui la transformerait brusquement en une bourgeoisie de l'ancien type. La rupture est un fait plus que consommé et ce qui continue de s'appeler planification est vide de signification révolutionnaire. La bureaucratie a devant elle la lutte entre ses différents clans pour la distribution de la plus-value et le contrôle de l'État. Il n'est pas superflu de signaler ici que, selon des statistiques publiées par Moscou, l'intelligentzia ou encaisseuse de revenus, représente de 13 à 14% de la population, proportion semblable à celle de la bourgeoisie, des propriétaires fonciers, des commerçants et des koulaks réunis dans la Russie tsariste : 15,9%.

Définissant ce qu'on doit entendre par planification, nous avons signalé comme une de ses conditions le progrès continu de la capacité technique et culturelle des travailleurs. En effet, la mise à profit de toutes les ressources économiques et des connaissances scientifiques au bénéfice de la société exige l'incorporation des masses à la technique et à la culture. Sans cela toute révolution, pour profonde qu'elle soit en elle-même, se résoudra de nouveau dans l'exploitation de l'homme par l'homme. L'œuvre  de la bureaucratie dans ce domaine la dénonce sans équivoque comme un capitaliste collectif. Depuis 1933, les ouvriers ont un accès de plus en plus difficile aux universités, écoles techniques et secondaires. Parmi ceux qui réussissent encore à y aller, il faut compter une grande partie d'aristocratie ouvrière en voie d'incorporation aux "encaisseurs de revenus". Cependant, de 1933 à 1938, la proportion d'ouvriers dans les écoles secondaires baisse de 41,5% à 27,1%, ce qui signifie qu'il n'y avait plus que l'aristocratie ouvrière. Dans les écoles industrielles, les ouvriers ont encore une plus grande participation en 1938, 43,55, mais déjà la minorité bureaucratique et ses fils accaparent 45,4% des postes, sans compter l'aristocratie ouvrière stakhanoviste, une des pires espèces de contre-maîtres ou gardes-chiourme qui ait jamais existé, camouflée dans le pourcentage des ouvriers. Par ailleurs, avec le rétablissement des droits d'inscription scolaire en 1940, l'accès des écoles techniques ou secondaires et des universités devint pratiquement et définitivement interdit à ceux d'en-bas. Des centaines de milliers d'étudiants pauvres durent abandonner les écoles. La bureaucratie se définissait aussi comme une institution aussi fermée que la bourgeoisie, obstacle réactionnaire au progrès social. De même que sur le terrain économique, sur le terrain technique, le plus petit pas en avant est limité par les intérêts de la bureaucratie capitaliste-collective. Le monopole de la culture est inséparable du monopole de la plus-value, même lorsque la culture a été aussi dégradée que sous le stalinisme.   

C'est en vain qu'on fera des cabrioles métaphysiques, c'est en vain qu'on se réclamera de la dialectique pour ajuster ces faits avec une prétendue continuité de planification. Si la dialectique ne doit pas se transformer en une camisole de force qui paralyse la pensée au lieu de l'aider, si nos idées ne doivent pas aboutir à un credo racorni et fermé, la dialectique doit être à notre service et non pas nous au sien. Entre l'un et l'autre il y a autant de différence qu'entre la science et la religion, l'authentique et l'ersatz. Trop fréquemment nous entendons dans nos rangs crépiter des expressions comme "d'un point de vue dialectique", "la position dialectique du problème", "la dialectique de la situation", etc. couronnant ou commençant des raisonnements dont seul le diable sait quel rapport ils ont avec la dialectique. Là, la dialectique commence à être employée comme un préjugé ou un dogme remplaçant le raisonnement et l'investigation avec quoi l'on cherche à convaincre en effrayant. Plus une idée perd sa vivacité primordiale et plus on recourt à la sonorité du saint principe, plus on l'élève, on l'abaisse, on la tripatouille en cherchant à impressionner les esprits simples avec un "vade retro satanas". Dans le cas de la dialectique, cet emploi est la négation même de son essence. Mais nous verrons la tendance défensiste y recourir d'autant plus fréquemment que sa situation sera plus désespérée. En réalité, des insinuations ont déjà été faites dans ce sens en cherchant à mettre en mouvement l'élément conservateur qui existe chez chaque trotskiste comme chez tout homme en général. Q'importe ! Aux vade retro superstitieux nous opposons, non des conjurations mais l'analyse matérielle du devenir historique, l'essence de la dialectique irréconciliablement en lutte avec le dogmatisme ; nous agiterons avec elle l'esprit profondément révolutionnaire du trotskisme en danger d'être anesthésié.

Passant du général au particulier, on n'emploie pas la dialectique en répétant jusqu'à l'écœurement que la planification économique est très progressive, que son existence objective définit l'URSS comme "État ouvrier dégénéré" malgré sa superstructure bureaucratique et que la contradiction entre l'objectif de la planification et la superstructure bureaucratique doit produire une nouvelle synthèse, soit le rétablissement du pouvoir prolétarien, soit le retour au capitalisme. Seuls des esprits pieux recherchant une consolation des terribles tribulations engendrées par le stalinisme, peuvent vider la dialectique de toute substance jusqu'à réduire au simple, schématique et sot jeu d'une synthèse établie en 1917, d'une antithèse bureaucratique plus ou moins croissante et d'une future synthèse brusque, instantanément visible, qui doit nécessairement être bourgeoise, dans le sens classique de cette notion, ou socialisme. Ni la thèse ne fut jamais, même dans les cinq années qui ont suivi 1917, quelque chose de pur et de solidement établi, ni l'antithèse bureaucratique ne s'est jamais limitée au domaine de la superstructure, ni la synthèse ne devrait être forcément, au cas où elle serait négative, un brusque retour au passé bourgeois. Du fait de sa croissante différenciation économique - déjà monstrueuse aujourd'hui - la bureaucratie se dressait d'une manière progressive et évolutive comme un facteur structural, aux dépens de la structure vacillante implantée par la révolution, aux dépens de la thèse et, qu'on nous pardonne de recourir à une terminologie ingrate ! grâce aux douches de dialectique que déjà commencent à se donner les partisans de la défense de la Russie. Par ailleurs, après une révolution qui a anéanti complètement les vieilles classes possédantes, une synthèse réactionnaire ne pourra jamais se produire brusquement. C'est à cela que se référait Léon Trotsky toutes les fois qu'il parlait de l'assimilation des coutumes des vaincus par les vainqueurs, comme d'une des voies d'introduction de la contre-révolution.

C'est dans cet entrelacement et cette modification continuelle des divers facteurs que la dialectique doit se baser pour déterminer s'il reste quelque chose à défendre en Russie ou si la contre-révolution est déjà un fait accompli. Nous avons répondu d'avance : le triomphe de la contre-révolution est un fait, ni le prolétariat russe ni le prolétariat mondial n'ont rien à défendre en Russie. Mais nous voulons rabâcher une idée insinuée au début de ce travail. Si le poids objectif économique de la bureaucratie était relativement insignifiant vers 1922-23, la possession du pouvoir politique lui a donné le moyen de l'accroître et cet accroissement, à son tour, a provoqué une orientation générale de l'économie au profit de la bureaucratie, la transformation de la planification en plan ou économie dirigée. Le facteur politique s'est donc révélé décisif, l'objectif-subjectif de la bureaucratie capable de modifier l'objectif des conquêtes économiques d'Octobre. Thermidor, une fois triomphant, devient le facteur principal de la détermination ultérieure et non pas la propriété nationalisée qui, dès lors, échappe entièrement au contrôle des masses. Le triomphe de la contre-révolution doit être le point de départ de l'analyse marxiste du phénomène russe. C'est une conséquence forcée de la nature de la révolution socialiste. Le prolétariat qui, contrairement à la bourgeoisie, ne peut pas être une classe propriétaire avant de faire sa révolution, en cédant le pouvoir politique à des couches sociales situées à sa droite, cède aussi des possessions économiques. La révolution bourgeoise pouvait souffrir un Thermidor et un bonapartisme sans que le contrôle économique de la société échappât à la classe capitaliste, mais, avec le contrôle politique, le contrôle économique échappe à la révolution prolétarienne. N'oublions pas que c'est la révolution des révolutions, l'émancipation de l'humanité à travers le prolétariat, la révolution permanente. Son dilemme consiste à se compléter ou à périr.

Certains camarades supposent que la Russie en est aujourd'hui à l'étape de l'accumulation primitive du capital, c'est-à-dire à l'étape du pillage de la majorité de la population par la minorité, ce qui permet à cette dernière de constituer son premier fonds de capitalisation. L'expression se prête mal à être appliquée au phénomène russe puisqu'elle se réfère à une étape de l'Histoire qui ne se répétera en aucune façon en Russie. Si nous l'acceptions - avec les réserves nécessaires - nous ne situerions pas ce pillage primitif en 1946, mais à partir des plans quinquennaux, particulièrement à partir, du second et du troisième, à partir du moment où la bureaucratie s'étant créé dans l'aristocratie ouvrière la base indispensable pour vaincre les koulaks et empêcher la restauration des vieilles classes, se dirige à toute vapeur vers la consolidation et l'élargissement de ses positions économiques, entrevoyant - peut-être inconsciemment - une perspective propre. Les grands travaux des plans quinquennaux, réalisés presque exclusivement avec le travail des prisonniers esclaves, littéralement pétris avec le sang de centaines de milliers d'hommes sinon de millions, constituent avec une partie du pillage initial de la population par la minorité bureaucratique. L'autre partie provenait de la masse travailleuse en général, plus-value dilapidée, thésaurisée ou convertie par les bureaucrates individuels, soit en propriétés au sens strict du terme, soit en bons de l'État. La chute du niveau de vie des masses était une condition de la prospérité économique de la bureaucratie. Malgré tout, la qualification d'accumulation primitive du capital nous paraît inadéquate parce qu'elle évoque l'étape bourgeoise qui reposait sur le processus de pillage primitif décrit par Marx dans Le Capital. Cette étape ne connaîtra en aucune manière une seconde édition en Russie ; elle s'efface aux yeux de tout le monde même dans les pays capitalistes qui n'ont pas souffert la rupture de continuité de la Révolution d'Octobre, elle s'efface de quelque manière qu'évolue l'Histoire, avec ou sans révolution prolétarienne. Les positions économiques et politiques volées par la bureaucratie ne constituent pas le point de départ d'un nouveau développement du vieux capitalisme, ce en quoi concordent certainement les camarades qui ont parlé d'accumulation primitive ; ce qu'elles renferment primitivement c'est un type de société décadente vers lequel, sauf en cas de révolution sociale, s'achemine le monde entier.

Cette idée n'a rien de commun avec le collectivisme bureaucratique qui considère la structure russe actuelle comme une forme déjà stable, au moins dans ses traits essentiels, et ce qui est pire comme une étape nécessaire du développement historique. Rappelons en passant que Trotsky admettait le collectivisme bureaucratique comme type possible de société future en cas d'échec général de la révolution. Au contraire, nous le considérons comme inconcevable parce que l'arbitraire bestial que suppose une dictature comme la dictature stalinienne ne peut pas même durer un demi-siècle sans corrompre toutes les relations sociales y compris celles de la bureaucratie. Mais ceux qui s'enferment dans le raisonnement : si l'État russe n'est pas encore un État bourgeois il reste alors nécessairement un État ouvrier dégénéré, se condamnent à un stérile matérialisme mécaniste. La physique atomique a prouvé que le mouvement d'une particule n'est prévisible que dans le cadre d'une loi des probabilités. Quel raisonnement scientifique peut nier à la société où l'homme est le facteur suprême, la liberté dont dispose une particule de matière inorganique ! Le problème russe doit être compris dans sa dynamique propre en tenant compte des diverses projections des classes et des tendances politiques, de leur respectif encadrement international, des modifications réciproques qu'elles souffrent dans les conditions données par la crise mondiale permanente et, facteur des plus importants, des expériences politiques qui vont de la révolution bolchevique au triomphe du Thermidor staliniste et de celui-ci au triomphe des Trois Grands.

Tout ce que l'on peut assurer sur cette base c'est que l'État russe n'a rien à voir avec un État ouvrier, quelque dégénérescence qu'on lui accorde. Mais nous tomberions dans l'utopie en cherchant à prédire de quel genre de société il accouchera. C'est seulement au cas où le prolétariat mondial se montrerait incapable d'accomplir sa mission historique que la contre-révolution aboutirait à une forme plus stable. Il ne s'agira en aucune manière du capitalisme des siècles passés, quoiqu'il lui ressemblera comme lui ressemble tous les types sociaux qui ont défilé devant l'humanité depuis le communisme primitif, dans la persistance de l'exploitation de l'homme par l'homme. Lorsqu'une forme sociale qui a réalisé ses possibilités ne se résout pas en forme supérieure, ses éléments constitutifs, les classes, la propriété, les idées se décomposent et se refondent durant une longue période de décadence, où ne sont pas exclues certaines montées économiques provisoires. Les vieilles classes dominantes, dégénérées et dépourvues d'énergie, sont irrémédiablement condamnées et, avant d'atteindre une nouvelle organisation stable, l'humanité recule à des époques aveugles et brutales.

Malgré tout ce qui le distingue de notre temps, le monde gréco-roman décadent nous offre une riche expérience que nous ne devons pas négliger. Après avoir vainement cherché une solution positive à ses contradictions, il s'affaisse dans une décadence prolongée d'où surgit lentement le féodalisme. Mais la vieille classe patricienne qui, en instaurant l'Empire, paraît triomphante en face de la plèbe, est bientôt supplantée à la fois comme propriétaire et comme gouvernante par de nouveaux éléments, sans généalogie ni histoire, mais plus énergiques que les patriciens. Pendant tour le processus de décadence jusqu'à ce que la société repose sur la forme féodale, le transfert de la propriété et du pouvoir se répète à diverses reprises au bénéfice de nouveaux éléments provenant presque toujours de l'armée. Et au milieu de cette constante et instable refonte, l'État, dieu omnipotent et vengeur, ordonne, règle et centralise tout, y compris la propriété. Le moment où sans équivoque possible commence la décadence et la marche vers le féodalisme, alors que la plèbe a subi une défaite décisive, c'est l'instauration de l'Empire par Jules César et son neveu Octave. Cependant, nombre de gens, y compris une grande partie de la plèbe elle-même et des patriciens, les considérèrent, eux qui s'étaient imposés en combattant contre Pompée et Antoine - représentants directs du patriciat - comme les continuateurs des frères Gracchus et, en une certaine manière, de Catilina. Quelques historiens modernes qualifient encore le régime de César de "première dictature de gauche". En réalité, avec César, la balance s'incline définitivement contre la solution positive du conflit social. Le nouveau dictateur et ses successeurs utilisent la plèbe pour imposer aux patriciens un compromis qui oriente la société vers sa décomposition tout en représentant certaines concessions formelles de la part des patriciens.

De nos jours, les Césars sortent du stalinisme et de la social-démocratie et surtout du premier. La vieille bourgeoisie, en Europe surtout, a perdu confiance en elle-même et tend à abandonner le pouvoir aux parvenus qui démontrent une énergie dont elle manque. A travers la nationalisation de la grande propriété on entrevoit déjà une période pendant laquelle les leaders plébéiens conduiraient la société, plus asservie et exploitée que jamais, par le labyrinthe abyssal de la décadence. A première vue, ce processus semble impossible et monstrueux, mais à le considérer de près, on arrive à la conclusion qu'il apparaît déjà distinctement. Pour lui couper la route, une puissante action révolutionnaire des masses est nécessaire. Sans doute, les masses offriront des occasions révolutionnaires répétées, mais la victoire exige une réorientation de l'avant-garde dans le sens indiqué ici. Les leaders ouvriers officiels sont de plus en plus indispensables pour empêcher la révolution prolétarienne. L'exploitation des masses et la dictature des privilégiés ne peuvent se soutenir à la longue qu'à travers les leaders ouvriers. Leur victoire qui, répétons-le, nécessite au moins certaines mesures de nationalisation des moyens de production, représentera le point crucial dans la course à la décadence, avec toute la régression culturelle et la décomposition du prolétariat que cela comporte. La force de choc de ce processus est le stalinisme. Il faut être aveugle pour ne pas le voir après l'action qu'il a eue en Europe orientale. En réalité, le combat que le prolétariat et la société ont à livrer pour trouver une solution positive au conflit de notre temps, se définit ainsi : ou détruire le stalinisme et le réformisme ou ceux-ci arriveront tôt ou tard, à travers de nombreuses luttes où ils se présenteront comme aile gauche, à une fusion ou un compromis avec la vieille société, ce qui intronisera la décadence sociale au milieu d'un prolétariat abattu, sans confiance en rien ni en personne ni en lui-même, corrompu idéologiquement et en décomposition matérielle. Et, au moment où cette perspective pointe, menaçante, il y a des trotskistes qui continuent à considérer le stalinisme comme progressiste, retranchés derrière le misérable argument : donnez-nous des chiffres montrant que la propriété nationalisée n'existe plus en Russie. Il est impossible de ne pas craindre que la dégénérescence du mouvement ouvrier ne se fasse sentir également dans nos rangs.

Au risque de paraître prolixe nous insistons qu'un État capitaliste se définit synthétiquement par les traits suivants:

  1. La propriété privée ou étatale, sert pour concentrer la plus-value entre les mains d'une minorité sociale.

  2. La production et la reproduction élargie de l'économie ne s'effectuent pas en raison des intérêts de la majorité sociale mais de la minorité qui s'approprie la plus-value.

  3. Avec une démocratie formelle (parlementaire) ou avec une dictature déclarée, les classes laborieuses sont systématiquement écartées de la gestion économique et de la gestion politique et souffrent la dictature de la minorité.

  4. La distribution des produits est déterminée par la loi du travail salarié (séparation de l'homme des instruments de travail).

  5. Les connaissances techniques et la culture en général sont conservées comme un monopole par la minorité dominante ; l'accès des deux est fermé à la majorité.

  6. L'État renforce de plus en plus les traits capitalistes et dictatoriaux qu'il a commencé à prendre avec la formation de la société capitaliste au sein de la société féodale.

Eh bien ! Nous voyons chacun de ces traits caractéristiques de l'État capitaliste porté au paroxysme dans l'État russe, à commencer par l'exploitation des masses. Ajoutons que la propriété étatale ne prive pas la haute bureaucratie des droits d'un actionnaire dans n'importe quelle société anonyme. La bureaucratie a émis, en quantités de plus en plus grandes, des bons et obligations comportant des revenus substantiels. Pendant et depuis la guerre, des émissions de nombreux milliards de roubles ont été instantanément couvertes et au delà. Les réserves thésaurisées permettaient ces investissements aux encaisseurs de revenus. De nombreux hauts directeurs de l'industrie possèdent personnellement des millions de roubles et bons et obligations. Sans doute, est-ce là le fait principal qui a déterminé la nouvelle loi sur l'héritage. Même un stalinisant honteux comme Strachey reconnaissait, dès avant la guerre, que les bons et obligations étaient un moyen indirect de posséder la propriété des grands moyens de production. Pour justifier ses services à la contre-révolution stalinienne, il donnait pour certain que le Kremlin recourrait exceptionnellement au capital privé et qu'avec le succès des plans quinquennaux, les émissions de bons et d'obligations cesseraient. Elles se sont au contraire multipliées et atteignent des chiffres énormes, ce qui n'empêchera pas tous les Strachey de continuer à rendre des services de recel théorique à la contre-révolution. Enfin, ce sont ces intérêts, où les vols préalables de la bureaucratie acquièrent déjà une certaine densité, qui ont empêché l'économie russe de se planifier totalement en unissant les producteurs aux instruments de production et ce sont eux qui, en fin de compte, l'ont transformé en une économie simplement dirigée, c'est-à-dire limitée et réglée par des intérêts de la caste dominante, en une économie réactionnaire.

La classe ouvrière russe n'a rien à défendre dans un semblable système. Politiquement, le retour du prolétariat au pouvoir exige la destruction totale de l'État actuel de même que fut détruit l'État tsariste ou comme le prolétariat de n'importe quel autre pays devra détruire l'État capitaliste. Ni la police, ni les tribunaux, ni l'armée n'ont rien en commun avec le prolétariat. Leur organisation, leur idéologie et leurs cadres respectifs sont étroitement liés aux intérêts de la contre-révolution staliniste. Il ne s'agit plus d'employer la machine mais de la détruire. Et quant aux organes du pouvoir, ceux qui s'appellent encore soviets en Russie, on sait qu'ils sont plus éloignés des masses que les chambres parlementaires des pays bourgeois. La renaissance des soviets de 1917-1922 devra extirper ces états-majors de la contre-révolution.

De même dans le domaine économique, c'est toute une révolution sociale et pas simplement politique que le prolétariat russe a devant lui. Non seulement toute la haute bureaucratie possède des propriétés (maisons, terres, automobiles, bijoux, bons, obligations) et de grosses sommes d'argent, mais les moyens de production sont réellement propriété collective de la bureaucratie. En reprenant possession, le prolétariat expropriera les encaisseurs de revenus, aujourd'hui maîtres absolus de la plus-value, et celle-ci acquerra la qualité de plus-travail inséparable de toute société en transition vers le socialisme.

Vingt-neuf ans après la révolution bolchevique, toutes ses conquêtes ont été anéanties par la contre-révolution staliniste. Si la IV° Internationale ne sait pas en tenir compte et changer rapidement sa politique à l'égard de l'URSS et du stalinisme mondial, elle sera incapable d'inspirer au prolétariat la confiance qui lui manque aujourd'hui, elle se condamnera à l'impuissance et la crise de l'humanité, crise de direction révolutionnaire, acquerra un caractère permanent.


Notes

[1] Nous parlons ainsi pour simplifier l'analyse, mais en réalité, la rétention est circonscrite à l'évolution du capitalisme. À mesure que celui-ci s'intègre à ses formes décadentes, la bureaucratie ouvrière tend à s'y incorporer complètement en changeant sa position et sa fonction sociale. De toutes manières, la bureaucratie ouvrière des pays capitalistes est beaucoup plus stable, dans les limites de ses propres caractéristiques, que la bureaucratie soviétique dans les siennes.

[2] Chiffres calculés sur des statistiques stalinistes par F. Forest : "An analysis of Russian economy", New Intermational, décembre 1942, janvier et février 1943.

[3] Ce dernier chiffre et les deux suivants viennent de la revue française l'Economie, 7 juin 1945. J'ai pris les autres dans les articles de Forest déjà cités.

[4] On sait que, depuis le milieu de la troisième décade de ce siècle, toute industrie non rentable est supprimée en Russie. Par ailleurs, les économistes officiels du Kremlin eux-mêmes reconnaissent que, dans "la sixième partie du monde", les produits sont des marchandises comme n'importe quel sauvage pays capitaliste, fait qu'ils bénissent naturellement comme une des acquisitions du "socialisme" due au génie du "père des peuples". (Voir l'article de L.-A. Léontief : "Political Economy in the Soviet Union" ; traduction officielle faite par la revue stalinienne Science et Société, New York, printemps 1944).

[5] Frédéric Engels : Anti-Dühring, T. III. P. 43 ; Ed. Costes, Paris 1933.


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