1988

Source : Alarme, janv.-fév.mars 1988

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Le prolétariat face au marché commun européen

G. Munis


"Avec la valorisation du monde des choses s'intensifie la dévalorisation des hommes, en relation directement proportionnelle." (Karl Marx).

L'élargissement de la prétendue Communauté Européenne à 12 pays occidentaux, avec leur projet de suppression des douanes en 1992, nous jette au cœur d'une situation non pas nouvelle, mais beaucoup plus percutante que tout autre. Elle est aussi, on va le voir, un produit bâtard, du manque d'unité sociale vraie, révolutionnaire et supra-nationale.

De même que la classe ouvrière devait s'efforcer, jusqu'à présent, d'embrasser le domaine national dans ses luttes, de même actuellement ce domaine est donné par le Marché Européen, dans chacune des branches économiques, dans leur totalité également, et aussi par l'inséparable reflet dans l'aspect politique. Il faut imaginer, afin d'être en condition de le réaliser, une grève dans toutes les industries métallurgiques, du transport, etc., unanime dans les 12 pays du marché en question. Pensons au-delà, à une grève dans les activités, générale et de la même portée. Elle serait non seulement invincible en tant que telle, mais un très puissant levier pour pousser à la lutte le prolétariat du reste de l'Europe, ce qui aurait des répercussions dans d'autres continents. Et, si elle était délibérément pointée au coeur du système capitaliste, elle pourrait engendrer une révolte généralisée aux possibilités maximales. Cela et plus encore, nous est offert par la spontanéité historique, bien présente.

On objectera que le prolétariat ne se trouve pas en disposition d'entreprendre une quelconque lutte généralisée, non pas dans les dimensions du Marché Européen, mais même dans son enceinte nationale. C'est que l'expérience antérieure, très amère, a déposé dans son esprit de la passivité et un scepticisme politique qui lui fait obstacle à distinguer le vrai du faux. Il est indéniable qu'il retarde grandement par rapport à ce que le capitalisme met à sa portée à l'échelle européenne et mondiale. Précisément à cause de cela, il faut comprendre que sa situation sans défense, son ignorance et son indifférence idéologique, tout comme l'apparition du Marché Européen, sont déterminés par le même événement social. Il s'agit de la défaite de la révolution pendant la période antérieure. Si elle avait triomphé, elle aurait implanté en Europe l'unité que la technique et la nécessité des hommes réclamaient, ce que, dès lors, permettait la spontanéité du devenir historique, aujourd'hui au degré superlatif.

Cette unité-là, soit dit en passant, aurait été une vraie communauté. Celle du Marché n'est commune que pour les propriétaires du capital. C'est une chasse gardée d'exploitation moyennant la production et la vente de marchandises dans ses limites et extérieurement. Mais la marchandise-clef de toute autre, la marchandise des marchandises reste, avec une productivité accrue, la force de travail achetée par le capital. Or, c'est cette force de travail et de production qui détermine la consommation et tout l'échafaudage capitaliste. C'est celle qui devait être supprimée pendant la période révolutionnaire d'entre les deux guerres. Le rejet de cette situation est la cause de celle que nous connaissons actuellement. Il faut tout de même préciser que la prolongation de celle-ci résulte en bonne partie du retard des secteurs révolutionnaires et de leur déboussolement théorique, dont ils ne sont pas encore débarrassés.

Le problème de combler la distance entre ce qui est faisable et le retard de la classe qui doit le faire, jaillit de l'existence et de l'extension même de ce retard. Il ne peut être question de proposer des revendications en rapport avec l'état de retard, pas davantage d'une "extension des luttes" creuse si elle n'est pas liée à des objets concrets. Elle laisserait les choses telles qu'elles sont, si ce n'est qu'elle laisse le champ libre aux magouilles des ennemis camouflés du prolétariat. Ce qu'il faut brandir, ce sont les mesures et les solutions décisives, celles-là mêmes que le prolétariat devra imposer une fois désarticulé l'appareil capitaliste et le pouvoir pris. Le retard dans l'accomplissement d'un rôle historique ne l'invalide pas ni ne l'amenuise, et ne nous oblige donc pas à recommencer à un niveau inférieur. Au contraire il le rehausse et y joint ce que l'évolution a charrié dans l'intervalle. Il rend donc la tâche historique plus nette et plus pressante. Il ne peut pas y avoir une autre manière de gagner aux idées révolutionnaires des militants aptes, ni de mettre en branle le prolétariat.

En dehors de cela, on tombe dans la niaiserie démoralisatrice de ceux qui attribuent la passivité du prolétariat à la croissance capitaliste et attendent, d'une crise de surproduction et de son morne cortège de misère et de famine, le réveil de la classe. C'est un de leurs torts théoriques, entremêlé à d'autres, qui fait leur retard. Ceux qui s'y rattachent, depuis les divers groupements dits trotskystes jusqu'à Battaglia Communista, le CCI et Programme-Le Prolétaire, tombent dans une énorme incohérence. En effet, d'une manière ou d'une autre, tous admettent l'existence des conditions matérielles pour la révolution communiste mais, au lieu d'induire le prolétariat à les prendre comme base de son activité et de sa renaissance révolutionnaire, ils regardent les nuages pour voir tomber la manie de la surproduction. Le pire c'est qu'à force de l'annoncer voire de la saluer, ils se mettent à parler et à se contorsionner comme elle était en train de dévorer le capitalisme séance tenante. Il ne s'agit que d'un Credo, aussi nul que tout autre, mais aussi bon pour assommer ses croyants.

Diverses conceptions erronées s'entrelacent dans un tel credo. La principale consiste en ne concevoir la décadence du système que comme une interdiction de croissance économique. Ainsi ce qui serait l'aboutissement, l'ultime résultat de la décadence, est donné comme un fait accompli dès le commencement. Ils s'interdisent par là de trouver les idées qui permettraient au prolétariat de se reprendre et de renouveler sa combativité révolutionnaire. Ils ne perçoivent pas que la décadence du capitalisme est engendrée par sa propre technologie, qu'il ne peut en aucun cas l'utiliser que pour exploiter davantage les travailleurs, créer du chômage et donner au capital une capacité destructrice étendue dans toutes les branches d'activité, en plus de la menace thermonucléaire. A partir de ce point, pleinement actuel, toute croissance économique est réactionnaire, est décadente, est contraire au développement social. Et il est devenu nécessaire de préciser qu'il en serait de même en supposant une réabsorption complète du chômage et une augmentation des salaires. Ce qui génère la décadence consiste en cela même qui était à l'origine de la progressivité et du développement social du capitalisme. Cela précisément implantait, au plus profond de sa structure, un butoir de progressivité qui, une fois atteint, muait son signe positif en négatif. On peut dire, avec la plus extrême précision : la contradiction, aujourd'hui au paroxysme, entre la nécessité de l'homme et les conditions sociales qu'il endure actuellement, voilà la décadence. Il ne pouvait en être autrement, ce n'est pas une société humaine, mais un passage dans l'exploitation de l'homme vers une société sans exploitation, non plus progressive, mais entièrement, profondément humaine.

A moins de prendre comme point de départ cette conception (et ceci en premier lieu pour nous, les révolutionnaires), la classe ouvrière continuera tête baissée, et au cas où elle se mobiliserait, un autre échec l'attend. Le retard énorme qui l'engourdit, elle le doit au lest négatif de la période antérieure et non point à la prospérité capitaliste de l'après-guerre, tout au contraire. L'incapacité de voir cela et d'en tirer toutes les conséquences - nombreuses et importantes - fait que les révolutionnaires sont eux aussi en retard, voient trouble et que leurs idées s'embrouillent, ce qui contribue au retard de combativité du prolétariat.

Si l'on considère ainsi le problème, la manière de combler la distance entre ce qui est faisable et l'activité de la classe qui doit le faire, se présente d'elle-même, en contraste absolu avec ce que le Marché Européen est dès maintenant et ce qu'il projette. Marché signifie production et vente de marchandises, c'est élémentaire. De même que l'un et l'autre présupposent l'existence d'une main d'œuvre en tant que marchandise, dont une partie croissante est dérobée par le capital. Mais il est moins élémentaire de constater (lorsque ce n'est pas ignoré) que la partie dérobée (plus-value), qui fut jadis une déduction obligée du développement social, grignote à présent le développement existant et coupe la route - obstacle et menace énormes - au développement social possible, grandiose. Nous devons donc nous proposer, et offrir à la classe, comme motif immédiat de lutte tout ce qui est indispensable pour abattre l'obstacle et supprimer la menace.

En tout premier lieu, contre l'unité de l'Europe sous les auspices du capital, il faut opposer l'unité de cette même Europe, et bien au-delà, par les détenteurs de la force de travail. Outre qu'ils sont l'écrasante majorité, ils constituent - répétons-le - la marchandise des marchandises, la clef de la production de toutes les autres, et aussi de leur suppression. Une suppression qui interviendrait au moment même où disparaîtrait l'achat de la force de travail par le capital, secret unique de l'exploitation. Le Marché Européen se dispose, par contre, à renforcer l'empire du capital sur l'ensemble de la force de travail-marchandise et à lui dérober des quantités bien plus grandes de cette force. Le gain additionnel prévu (par la Commission de Bruxelles) atteint pour l'ensemble, 1400 milliards de francs par an. La technologie utilisée par le capital nécessite moins de travailleurs au fur et à mesure qu'elle se perfectionne, même si elle crée de nouvelles industries. Ainsi la Commission ne prévoit que 5 millions de postes de travail nouveau, en 5 ans, à compter de 1992 !

En contraste absolu, les orientations de lutte ici indiquées comportent implicitement l'utilisation de la technique par et pour les travailleurs, l'arrachant au capital. Alors disparaîtrait le chômage tout en diminuant le temps individuel de travail. Les produits, soustraits à la vente, à la compétitivité, aux affaires en un mot, transformés de marchandises en objets d'usage, ne connaîtraient pour limite de leur production que les exigences de la consommation sociale. Ce que les 12 projettent comme marché commun du capital, serait très largement surpassé dans tous les aspects, mais pas en tant que gain, pas comme marché, mais en tant que production collective d'après les besoins des producteurs. Il ne peut pas exister une autre société humaine concevable. Là commence le communisme.

Ces linéaments généraux doivent s'égrener en autant d'aspects que nécessaire, tels que les luttes concrètes les présenteront. Le FOR a indiqué, dans Pour un Second Manifeste Communiste, celles qui seront les plus fréquentes. Elles auront une valeur redoublée à l'échelle des 12. Nonobstant, il faut signaler ici les aspects les plus importants:

Contre la production de marchandises et la compétitivité, lutter pur - jusqu'à exécution - une production uniquement destinée à satisfaire la consommation, à savoir, sans dépendance de la vente ou de la solvabilité monétaire des personnes.

La technologie au service des travailleurs, non pas de l'exploitation, ce qui exige l'expropriation du capital antérieurement accumulé.

Contre le chômage, aucun licenciement et incorporation au travail de tous ceux qui n'en ont pas. Cette lutte concerne encore plus les ouvriers "actifs" que les sans-travail. Ils doivent s'efforcer de la mettre en application eux-mêmes, en diminuant proportionnellement le temps de travail mais non le salaire. Le manque de solidarité dans ce sens représente, pour toute la classe, une capitulation devant les intérêts de ses exploiteurs.

Dans tout conflit, quel qu'il soit, il faut réclamer et aller exiger dans les autres pays l'action commune de la branche - et au-delà - dont il s'agit, dès que la situation en offre la moindre possibilité.

Enfin, contre les syndicats et leurs partis inspirateurs, qui constituent un bloc avec le capital, s'impose le besoin de l'organisation indépendante de la classe ouvrière et la souveraineté des travailleurs dans chaque lutte. Autrement les ouvriers ne se battront pas contre leur exploitation mais au bénéfice du Marché Européen. Les syndicats eux-mêmes se définissent comme syndicats de marché, après une longue activité comme complices du patronat et fraction de l'Etat.

Cette dernière condition, très importante, permettra à la classe ouvrière du Marché Européen de déployer une force redoublée afin d'arriver à une action révolutionnaire supra-nationale. Un assaut d'une telle envergure mettrait en branle le prolétariat russe, américain, japonais, chinois, etc. dans le même sens.

Ajoutez que la condensation, de ce qui est postulé ici comme action, en parti ouvrier, précipiterait le mouvement de la classe dans les douze pays et la réalisation de la tâche historique.

Avril 1988.


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