1915

Un texte de Rakovsky, alors dirigeant de la social-démocratie roumaine. Une défense des principes internationalistes trahis par la social-démocratie internationale.


Les socialistes et la guerre

Kh. Rakovsky

Lettre de Ch. Dumas


Paris.

Mon cher Camarade et Ami,

 

Je viens de lire l'interview que vous avez donnée à Homo dans l’Humanité.

Elle m'a apporté la satisfaction de voir que vous n'étiez point le germanophile que l'on prétendait.

On vous avait présenté comme complètement converti aux idées que s'en va prêcher par le monde cet autre Bülow de Guillaume II, que nous avons appelé autrefois le citoyen Sudekum, mais qui n'a pas, lui, l'excuse d'avoir été le chancelier de l'empire et de l'empereur.

Il ne m'en apparaît pas moins qu'entre votre conception et la nôtre il y a des différences essentielles et d'autant plus graves que vous basez votre neutralité sur les prin­cipes socialistes, et que nous, socialistes français, qui avons la certitude de n'avoir dans cette tourmente, ni perdu la tête, ni abdiqué quoi que ce soit de nos principes, nous avons la prétention justement d'avoir basé notre attitude sur ces mêmes principes et sur l'intérêt socialiste.

Je vous concéderai, si vous le voulez, le terrain où vous placez les responsabilités diverses des différentes nationa­lités. Avec vous hier, avec vous demain, je l'espère, nous serons unanimes à reconnaître que le régime capitaliste, quel que soit le cadre national dans lequel il évolue, est générateur de guerre. Je vous concéderai même, si vous le voulez, que la France capitaliste et bourgeoise a sa lourde part de responsabilités dans le conflit que préparaient inévitablement les armements accumulés. Je vous concède d'autant plus volontiers ces choses qu'à l'heure où nous sommes, elles ne me semblent que d'un intérêt secondaire. Elles en auront un, évidemment, au lendemain de la guerre, comme elles en auraient eu à l'heure actuelle si la guerre n'était pas, mais la guerre est un fait, et c'est en face de ce fait qu'il convient de se placer pour examiner l'attitude que doivent adopter les partis socialistes.

La guerre, nous la subissons malgré nous, et malgré nous nous en subirons les conséquences et les résultats. Il ne me semble pas qu'il y ait à l'heure actuelle d'autre problème que de savoir quelle sera, pour le développement ultérieur du socialisme, la conséquence de la victoire de l'un ou de l'autre groupement des belligérants.

Les conséquences du triomphe allemand

Si ce sont les empires du centre qui triomphent, ce sera avec eux le militarisme et l'impérialisme austro-allemand qui triompheront; il me semble qu'il serait singulièrement puéril d'attendre, comme le font certains socialistes démo­crates allemands, la mort du militarisme et de l'impéria­lisme allemands, de son triomphe même.

Les régimes politiques trouvent, dans la victoire, des rai­sons de vivre et la justification de leurs principes. Ils n'en ont jamais trouvé jusqu'ici de se suicider, et les principes de l'impérialisme allemand, vous les connaissez comme nous; ils se sont affirmés avec assez de netteté depuis sept mois; c'est sur les bases de son militarisme que l'Al­lemagne entend imposer au monde sa domination et sa culture.

Ceci est un premier point. Il en est un autre qui ne peut pas vous être insensible à vous personnellement, mon cher ami. Non seulement la victoire des empires du centre lais­sera en l'état les problèmes des nationalités, mais encore par les conquêtes qu'ils espèrent faire, les aggravera.

Vous n'êtes pas sans savoir les difficultés que les haines et les querelles nationales opposent au développement du socialisme, - j'ai failli écrire, en pensant à vous, - et quelquefois à la liberté des socialistes.

Pour ma part, je vous déclare que je me refuse à con­cevoir une Europe sur laquelle pèserait demain la domi­nation des hobereaux de Prusse triomphants, car la victoire allemande serait leur victoire à eux. Tant de force, de brutalité et de haine seraient déchaînées, qu'il n'est pas douteux que, pour un demi-siècle au moins, tout dévelop­pement de la démocratie et de la liberté serait arrêté en Europe.

Si les Français triomphaient...

Voulez-vous maintenant envisager avec moi les consé­quences de la victoire des alliés ?

Je suppose l'Allemagne battue. Nous ne poursuivons, vous le savez, aucun but de conquête, et, de l'Alsace-Lor­raine, nous pensons ce qu'en pensaient les plus glorieux d'entre les socialistes allemands, Bebel et le vieux Liebknecht, lorsque pour avoir protesté contre l'annexion ils durent, eux Allemands, subir plusieurs mois de forteresse.

Quant aux nationalités opprimées, nous les libérerons; quant au militarisme, nous le renverserons; quant à l'im­périalisme et au droit que peut puiser dans la prétendue supériorité de sa culture un peuple à dominer les autres. c'est une idée que nous rayerons de la pensée européenne.

J'entends bien que vous avez peine à détourner vos regards de la Russie, mais ne vous semble-t-il pas que lorsque les Habsbourg et les Hohenzollern, qui constituent en Europe comme l'épine dorsale de la réaction, auront été abattus, et que la victoire des peuples démocratiques aura été assurée, ne vous semble-t-il pas que la réaction tzariste sera singulièrement peu étayée en Europe [1] ?

Je ne suis pas de ceux qui s'affligent de voir la Russie aux côtés de la France et de l'Angleterre, pas plus que je ne m'afflige de voir les royalistes français combattre pour une victoire qui rendra la République indéracinable en France.

La vie change le contenu des mots : une guerre qui jettera par terre deux dynasties, qui libérera les nationa­lités, qui abattra le militarisme, cette guerre-là ce n'est plus une guerre, au sens où nous l'entendions autrefois. Il faut choisir entre les deux résultats; et la neutralité, lorsque ce sont les destinées mêmes de l'humanité qui sont en jeu, ne peut se recommander dans l'histoire que du souvenir de Ponce-Pilate.

Le devoir des socialistes roumains

Il n'y a pas en Roumanie de possibilité d'une intervention aux côtés des empires du centre; il n'y a donc pas de neu­tralité neutre; la neutralité sert quelqu'un, ceux contre qui elle aspire à empêcher de marcher.

Vous m'excuserez, mon cher ami, de vous parler avec cette netteté; ce n'est pas seulement à cause de nos si cordiales relations d'autrefois que j'ai cru pouvoir le faire, mais parce que nous sommes à une heure où tous les mots, tous les gestes, toutes les attitudes ont un sens et une portée historiques.

J'ai tenu à vous exposer comment le problème s'était posé devant les consciences des socialistes; vous savez comment nous l'avons résolu. Nous avons conscience d'avoir été fidèles à la fois à nos traditions révolutionnaires et à nos espérances socialistes.

 

Avec mon cordial souvenir,

Ch. Dumas,
Ancien Député, Chef de cabinet de J. Guesde.


Notes

[1]  Et, en tout cas, plus le péril russe sera réel, plus le seul moyen de l'écarter sera pour les nations de se ranger à nos côtés, afin de le contre-balancer le jour de la paix


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