1913

Encyclopédie socialiste, syndicale et coopérative de l'internationale ouvrière, 1913

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Pourquoi nous sommes socialistes ? (Introduction)

Charles Rappoport


A. Des raisons idéologiques ou subjectives

I. Le socialisme est désirable

On a comparé avec raison la société actuelle à une maison à l'envers ayant ses assises en l'air, ou à une pyramide renversée se tenant miraculeusement sur la pointe. Et il se trouve des hommes qui s'étonnent que les habitants de ce monde renversé s'y sentent mal à l'aise et ne s'y conduisent pas selon les règles de la morale idéale ! On accuse la nature humaine des maux innombrables et des misères infinies dont souffrent les membres de notre sociétné basée sur l'inégalité des conditions.

Mais à quoi se réduit tout le mal que les moralistes et les critiques de la nature humaine - dont les critiques eux-mêmes se flattent d'être l'exception - relèvent à toutes les époques et dans toutes les nations ? A ceci : l'homme cherche à tirer des conditions où il est obligé de vivre le plus de bien-être, le plus de bonheur possible, et cela par tous les moyens à sa disposition.

Or, si les conditions où l'homme vit sont, de l'avis unanime, franchement mauvaises ou même détestables, les moyens qu'il emploiera pour arriver à ses fins, légitimes en elles-mêmes, seront fatalement exécrables.

Voici un exemple. Imaginez-vous un transatlantique dont toutes les ouvertures - sauf une - donnant l'air, seraient hermétiquement bouchées. Les passagers de toutes les classes, pour ne pas étouffer, se presseront dans une mêlée effroyable vers la seule ouverture où l'on respire librement. Une bagarre atroce pour l'air pur, ou pour la vie, en résultera fatalement. Imaginez-vous encore un moraliste qui, se trouvant, par un accident heureux, à l'abri du danger, regarde la mêlée et s'écrie : « Comme ils sont méchants ces animaux bipèdes qui s'intitulent des êtres humains ! Ils se piétinent ! Ils se déchirent ! Ils cherchent à passer sur les corps de leurs voisins ! Ils s'entre-tuent ! Leurs yeux brillent de rage ! » Notre moraliste, dans son égoïsme borné et son aveuglement volontaire, plus méchant au fond que les malheureux qui luttent pour la vie, n'a oublié que d'ajouter un mot : « Ils étouffent et ils souffrent atrocement ! »

Que le moraliste trouve moyen d'ouvrir de larges ouvertures au navire hermétiquement bouché, et une joie radieuse apparaîtra sur les visages convulsés de colère et surtout de souffrances atroces. Au lieu de s'entre-déchirer, les hommes, revenus au bonheur de respirer et de vivre librement, se tendront fraternellement la main, s'embrasseront les larmes aux yeux et le pardon au cœur.

L'homme est torturé à chaque instant de mille besoins. L'immense majorité de notre société n'a pas les moyens de les satisfaire. Les forces de la nature - la terre et ses produits - les richesses accumulées par le travail passé sont accaparées par une infime minorité de possédants. Les trois quarts - au moins - des habitants de chaque pays sont expropriés - plus ou moins - pour cause d'utilité individuelle. Et l'on s'étonne que les hommes luttent sans délicatesse pour alléger leurs souffrances.

Et les moralistes abondent qui, à l'instar de notre moraliste de transatlantique, jettent l'anathème à la nature humaine.

Que le soleil soit à la portée des hommes, et il se formera immédiatement un trust de soleil qui distribuera les rayons de notre astre central, source de toute vie, contre rétribution. Et il se trouvera des moralistes reprochant à ceux qui n'ont pas le moyen de se procurer de la lumière, de vivre dans les ténèbres. Et la société se divisera en deux grandes classes : les éclairés et les sans-lumière ou les ténébreux. Les hommes aux lumières mépriseront ceux qui sont dans les ténèbres oubliant, dans leur égoïsme, le fait initial de la confiscation de la lumière. Ce qui est exactement arrivé avec toutes les richesses naturelles du globe, qui sont à la disposition des minorités jouissantes et généralement oisives. L'immense majorité du milliard et demi (selon une statistique approximative) d'habitants du globe vit la misère et un travail dépassant les forces humaines normalement développées.

Le Socialisme qui revendique le soleil, l'air, la terre, le pain et la joie de tous, veut mettre fin à cette monstrueuse situation, à cette scandaleuse inégalité, à cette inqualifiable iniquité.

Le Socialisme est donc désirable.

II. Le Socialisme est possible

La propriété sociale, le travail collectif n'est pas un fait d'imagination. C'est un fait historique. L'humanité a vécu longtemps sous ce régime. Et cela à une période où la lutte pour l'existence avec des moyens de production primitifs était des plus difficiles. Aujourd'hui, ces moyens sont perfectionnés à l'infini. Des richesses colossales sont accumulées. Avec une meilleure organisation du travail, en évitant les gaspillages scandaleux résultant de la concurrence illimitée et des dépenses improductives (guerre et militarisme), il y aura des moyens de subsistance et même des articles de luxe pour tous les membres de la société. La contradiction devient tous les jours plus flagrante entre une civilisation infiniment riche, aux ressources inépuisables et quasi féerique et l'état précaire de la grande majorité.

Théodor Herzka a calculé en 1890 que tout Européen a à sa disposition 5 esclaves de fer, c'est-à-dire des machines remplaçant le travail humain de 5 personnes. Le travail de chaque homme est donc quintuplé ou augmenté de 500 %.

Depuis Herzka de nouveaux perfectionnements se sont produits. La force électrique a pris un essor fabuleux. Les moyens de communication se sont développés considérablement. De nouvelles richesses naturelles ont été découvertes. Mais notre état social, les rapports entre les individus et les nations ont, au point de vue de la solidarité et de la sécurité, rétrogradé. La lutte entre les classes sociales s'accentue tous les jours. Les nations s'arment les unes contre les autres. Les armements des peuples civilisés ont pris une extension inquiétante. Et les gouvernements eux-mêmes parlent de la course folle à la ruine. Cette contradiction ne peut pas durer indéfiniment. La conscience humaine et le bon sens se révoltent. De l'excès du mal sortira fatalement le bien.

Les prédictions des grands économistes et des écrivains de la fin du XVIII°  siècle et de la première moitié du XIX°  siècle (Ad. Smith, Ricardo, J.-B. Say, Bastiat et autres) que de la libre concurrence capitaliste sortira le bonheur universel ne se sont pas réalisées. La théorie de l'harmonie des intérêts en lutte, le libéralisme économique et social avec sa devise anti-interventionniste (« laissez faire, laissez passer », primitivement, selon Onken, « laissez-nous faire »), ont fait faillite au vu et au su de tous. Tous les partis demandent l'intervention politique et sociale, bien que souvent dans le sens contraire. Les interventionnistes se trouvent de deux côtés de la barricade sociale. Les partisans des classes possédantes et jouissantes demandent à l'Etat, à leur Etat, de protéger les privilèges, le travail pour les autres. Les amis des classes dépossédées et exploitées réclament l'intervention de la loi pour protéger la classe ouvrière contre toute exploitation démesurée, même pour le régime du chacun pour soi. Même les adversaires de toute loi (« les libertaires ») ont dû manifester publiquement au profit des lois ouvrières (suppression des bureaux de placement, repos hebdomadaire).

La conscience ouvrière s'est développée. La diffusion de l'instruction élémentaire bien qu'insuffisante, le service militaire obligatoire, le développement des villes et surtout le contact permanent entre les prolétaires dans les centres de production d'abord, dans leur organisation de classe ensuite, tout cela et bien d'autres facteurs (voir plus loin) tendent à transformer du tout au tout la mentalité collective des hommes. L'individualisme stupide, l'égoïsme borné font de plus en plus place à l'esprit collectif, à une sorte d'égoïsme social et raisonné qui utilise le lien social pour multiplier et développer le bien-être individuel.

En résumé, les conditions techniques, sociales et même individuelles de la possibilité des réalisations socialistes se multiplient et se développent tous les jours.

Le Socialisme devient de plus en plus possible.

B. Des raisons objectives ou scientifiques

I. Le Socialisme est une nécessité historique

Pour que le Socialisme soit, il ne suffit pas qu'il soit désirable et possible. Il faut encore qu'il résulte nécessairement de toute l'évolution historique. L'homme est un atome imperceptible dans l'espace et le temps. Si les forces du passé accumulées font obstacle à la réalisation socialiste, si les forces de la conservation sociale du présent sont de taille à barrer la route au Socialisme envahissant, le Socialisme restera à l'état de rêve, de haut idéal social, en un mot de pium desiderium, de désir pieux des philanthropes.

La désirabilité et la possibilité du Socialisme suffisent, comme arguments, à la foi socialiste de la première période utopique ou philanthropique du socialisme, ainsi que nous l'avons établi dans les volumes précédents de l'Encyclopédie socialiste. Le Socialisme a passé, comme d'autres branches de la science humaine, par trois états : théologique, métaphysique et scientifique. La foi socialiste avait cédé la place à la conviction idéologique. On s'imaginait, sous l'influence de la philosophie du XVIIIe  siècle, que la société est dirigée par la raison et la nature. Et il a suffi de prouver - ce qui n'est pas difficile - que l'organisation socialiste correspond à la raison et à la nature humaines pour croire et faire croire aux autres que le Socialisme sera.

Le Socialisme scientifique est plus exigeant. Tout en n'excluant pas la justification rationnelle du socialisme, sa désirabilité et sa possibilité, il s'attache surtout à faire ressortir sa nécessité historique. Il cherche à établir que le Socialisme est l'aboutissant nécessaire, quasi fatal - considérant comme donnée inévitable l'initiative et l'action des individus et des masses - de tout le processus historique et, en premier lieu, de l'évolution des forces économiques et sociales, de la croissance de plus en plus rapide des forces productives des sociétés modernes.

Ce sera la tâche de ce volume. Elle est écrasante et impossible à remplir pour un seul homme. Mais depuis que les fondateurs du Socialisme scientifique nous ont tracé le chemin à suivre, il nous devient relativement facile de réunir les matériaux nécessaires - toujours à compléter et à renouveler - pour notre démonstration. Si le socialisme est devenu une force mondiale dominant notre vie contemporaine, c'est qu'il est l'aboutissant des forces innombrables accumulées dans le passé et le présent. L'avenir appartient au Socialisme parce que le passé et le présent militent pour lui. Détruire le Socialisme, ce serait détruire l'Histoire, détruire la vie. Aussi tous les gouvernements - sauf celui des despotismes orientaux qui mérite à peine ce nom - ont-ils cessé de combattre le Socialisme par des lois d'exception. L'exemple du Chancelier de fer, emporté par la marée socialiste montante, trouvera désormais difficilement des imitateurs.

Mais comme nous ne voilons rien laisser dans l'ombre, ni avancer quoi que ce soit sans preuve, nous soumettons à un examen préalable la méthode même du Socialisme scientifique. Car, dans la science, la méthode est tout. C'est par son Discours sur la Méthode que René Descartes a fondé la philosophie moderne. Fr. Bacon a suivi le même chemin. Marx et Engels ont expliqué et prouvé leur méthode et par des raisonnements et par des recherches dont nos lecteurs connaissent la valeur et l'étendue.

Le problème qui se pose est donc de savoir si la science sociale en général et le Socialisme en particulier peuvent avoir, étant donnée leur nature particulière, un caractère scientifique. Bernstein l'a contesté. Et cette controverse est au fond du débat révisionniste qui domine la dernière période du Socialisme moderne.


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