1920

Un livre d'A. Rosmer, successivement syndicaliste révolutionnaire, communiste et trotskyste.
Les souvenirs des années de formation du communisme par l'un de ceux qui le firent.


Moscou sous Lénine
1920

Alfred Rosmer

I : L’Europe en 1920

Au début de 1920, j’étais à Toulon chez mon ami Marcel Martinet quand une lettre de Paris vint m’annoncer que j’avais été désigné par le Comité de la 3e Internationale pour aller en Russie soviétique. Le temps pressait ; je devais être prêt à me mettre en route dans une semaine. C’était plus de temps qu’il ne m’en fallait pour faire mes préparatifs. Pour moi comme pour tous ceux auprès de qui j’avais vécu les longues années de ce qu’on appelait alors la grande guerre, la Révolution d’Octobre avait été la révolution attendue - la révolution qui suivrait la guerre - elle était l’aube d’une ère nouvelle, une autre vie commençait ; tout ce qui lui était antérieure n’avait plus d’attrait : je me désintéressais de mes livres, brochures, collections, travaux préparés ; j’étais mieux que prêt : impatient de partir.

Ce voyage de Moscou n’avait cessé d’être dans nos pensées, particulièrement dans les miennes puisque j’étais désigné d’avance comme le voyageur. Mais c’était alors une entreprise difficile, surtout pour les Français. De toutes les nations, la France de Clemenceau et de Poincaré s’était montrée la plus enragée contre la République des soviets. Clemenceau s’était vanté de l’isoler du monde, la traitant en pestiférée qu’un “ cordon sanitaire ” devait entourer, à la fois pour l’étouffer et pour protéger les peuples contre la contagion. Nous étions réduits à envier ceux qui, Anglais ou Américains pour la plupart avaient la possibilité de franchir les obstacles de toutes sortes qui, en fait, constituaient le “ cordon ”.

Cependant, nous étions capables de déceler le vrai du faux dans la masse d’informations que publiaient les journaux. La Révolution d’Octobre avait pris la bourgeoisie par surprise ; ses représentants, même ceux qui n’étaient pas stupides, n’y pouvaient rien comprendre. Comment ce petit noyau d’émigrés que le gouvernement provisoire avait autorisé à rentrer en Russie pourrait-il se maintenir au pouvoir ? Un cauchemar, certes, mais qui ne durerait que quelques jours.

Les correspondants des journaux installés jusque-là à Petrograd s’étaient transportés dans les capitales des pays voisins, à Riga, à Stockholm, à Varsovie, d’où ils télégraphiaient chaque jour de sombres histoires : Lénine avait fait exécuter Trotsky : puis, c’était le contraire, une autre révolution de palais où Lénine était l’exécuté et Trotsky le fusilleur car tout tournait autour de ces deux noms qui s’étaient tout de suite détachés des autres. Leur ignorance leur faisait accueillir les rumeurs les plus fantaisistes, et si d’aventure ils avaient pu apprendre où pénétrer la vérité, ils savaient bien que leurs patrons ne leur permettraient pas de la dire.

Il faut avoir lu à l’époque les dépêches et les commentaires qui les accompagnaient pour se faire une idée précise de la colère haineuse dans laquelle la Révolution d’Octobre plongeait la bourgeoisie ; contre eux, pour les abattre, elle estimait que tous les moyens étaient bons ; du reste la famine allait inévitablement s’étendre sur le pays et en ce fléau elle puisait une sorte de consolation. Dans le train qui me ramenait de Marseille à Paris à l’expiration d’une permission, je me trouvai dans le voisinage de trois majors le jour où les journaux avaient dû se résoudre à annoncer que les bolchéviks s’étaient emparés du pouvoir. En proie à la plus vive indignation, mes voisins se relayaient pour accabler d’injures grossières les chefs de l’insurrection dont ils ignoraient jusqu’alors même les noms - et c’était, pour eux, un grief supplémentaire. Puis, en guise de conclusion, l’un d’eux s’écria : “ Mais comme ils vont crever de faim ! Ils n’ont pas de vivres pour trois jours ! ”

Nous étions immunisés contre les mensonges variés des correspondants de Riga et d’ailleurs parce que nous, nous les connaissions bien ces “ inconnus ” ; leurs noms et leurs idées nous étaient familiers. Les uns avaient vécu en France, pendant la guerre, au premier rang Trotsky, de novembre 1914 jusqu’au jour de son expulsion (septembre 1916) par le ministre de l’Intérieur, Malvy, collègue des ministres socialistes Guesde et Sembat ; puis Antonov-Ovséenko, administrateur du quotidien que publièrent à Paris, durant toute la guerre, les socialistes russes de diverses tendances qui s’étaient rassemblés sur la plate-forme de l’opposition à la guerre impérialiste et de la défense de l’internationalisme prolétarien ; Dridzo-Losovsky, Manouilsky, d’autres encore. Nous nous étions rencontrés pour la première fois à l’automne de 1914, quand une circonstance fortuite permit de constater que nous avions, sur les grands problèmes posés par la guerre, une position fondamentale identique. Tchitchérine et Litvinov étaient à Londres ; Lénine et Zinoviev en Suisse. Le contact s’était établi entre les socialistes de tous les pays fidèles à l’internationalisme aux conférences de Zimmerwald (septembre 1915) et de Kienthal (avril 1916). Nous nous amusions des erreurs que, dans leur ignorance, commettaient les journalistes de la “ grande presse ”, s’égarant dans les biographies, faisant d’extraordinaires mixtures ; même les photographes se trompaient dans l’identification des personnages de leurs clichés [1].

Malgré tout, il arriva, certain jour, que notre confiance dans la solidité du nouveau régime résistait difficilement à la précision des dépêches annonçant la chute de Petrograd, ou encore la débâcle de l’armée rouge devant la poussée victorieuse d’un des généraux de la contre-révolution ; l’attentat contre Lénine, le 30 août 1918, quand le doute ne nous fut plus permis, nous plongea dans l’angoisse et l’inquiétude ; la contre-révolution allait-elle finalement l’emporter ?


À l’époque où se place mon voyage vers la République soviétique, le printemps de 1920, la situation était devenue si favorable, le régime avait si bien résisté à tous les assauts que ses adversaires les plus acharnés s’étaient vus contraints d’avouer qu’ils s’étaient lourdement trompés dans leur appréciation du bolchévisme ; ils n’y avaient vu qu’un soulèvement préparé par une poignée de démagogues s’assurant, par suite de circonstances exceptionnelles, une facile victoire mais qu’il serait non moins facile d’abattre, et ils avaient la désagréable surprise de se heurter à un mouvement capable de créer un ordre nouveau, solidement enraciné déjà dans le sol de ce qui était hier l’empire des tsars. Pour la première fois depuis Octobre le soviet des ouvriers, des paysans et des soldats respirait librement ; dans un immense et prodigieux effort, la République s’était libérée de la triple menace qui pendant trois années avait pesé sur elle ; Ioudénitch, Koltchak, Dénikine, et, derrière eux, les bourgeoisies alliées, avaient été successivement repoussés. Le cordon avait été rompu en un point ; le traité conclu avec l’Estonie donnait à la République des soviets une fenêtre sur l’Europe, et par là, sur le monde. L’Angleterre, suivant l’Amérique, avait renoncé à toute intervention ouverte : la protestation ouvrière était même devenue si forte que Lloyd George préparait l’opinion britannique à la conclusion d’un accord commercial avec les soviets. Seule, la France s’obstinait, entretenant en Pologne un état d’esprit belliqueux et chauvin. À peine reconstituée cette Pologne voulait déjà s’annexer l’Ukraine. Mais à quel prix cette libération du pays révolutionnaire avait été obtenue, on ne le mesura exactement que plus tard.


En France, la poussée révolutionnaire qui se développa dès la fin des hostilités entraîna, à côté des ouvriers, des paysans, des intellectuels, des couches de la petite bourgeoisie, ceux des anciens combattants, nombreux, qui, éclopés ou indemnes, rentraient au foyer avec l’idée bien arrêtée d’un compte à régler : le gouvernement et le régime qui les avaient réduits pendant quatre ans à la vie bestiale des tranchées et des assauts pour le “ Communiqué ” devraient payer ! La bourgeoisie était désemparée : elle restait interdite devant les conséquences de la guerre qu’elle n’avait pas même entrevues ; elle avait perdu la foi dans son destin.

Cette poussée révolutionnaire si forte en étendue et en volonté claire fut freinée par les hommes qui dirigeaient alors partout dans le monde les organisations syndicales et les partis socialistes. Profitant de l’inexpérience des nouveaux venus ils réussirent, masquant leurs manœuvres par des phrases démagogiques, à les détourner de toute action révolutionnaire. Les effectifs avaient considérablement grossi ; en France, le Parti socialiste était passé de 90.000 membres en juillet 1914 à 200.000, et la C.G.T., réduite au début de la guerre, par le seul fait de la mobilisation, à des syndicats squelettiques, pouvait, pour la première fois dans son histoire, prétendre être une organisation de masses avec ses deux millions de syndiqués réguliers. Il suffisait donc, disaient les chefs réformistes, de rester unis pour être forts, pour être capables d’imposer aux gouvernants, sur chaque problème important, la volonté de la classe ouvrière. On affirmait, en paroles, sa solidarité avec la Révolution russe, mais il ne serait pas nécessaire, ajoutait-on, dans les nations démocratiques d’Occident, de recourir à la violence car ici un ordre nouveau pourrait être instauré par la simple réalisation d’un programme économique élaboré par les organisations ouvrières et que gouvernants et patrons devraient accepter. Ainsi seraient évitées les dures luttes, les souffrances, la misère qui étaient le lot des pays ravagés par des révolutions. J’eus l’occasion de constater plus tard, au cours de mon voyage à travers l’Europe, qu’il était relativement aisé de duper, par un tel mirage, les hommes dont la guerre avait fait des révolutionnaires ; à quoi bon se battre encore si le but peut être atteint sans combat ? Ainsi, en France, Jouhaux et ses amis de la direction confédérale qui s’étaient compromis à fond dans l’union sacrée, dans la guerre jusqu’au bout dont on voyait maintenant les immenses et vains sacrifices qu’elle avait exigés, réussirent à se maintenir à la tête de la C.G.T., tandis qu’au Parti socialiste les chefs du temps de guerre, écartés, n’étaient remplacés que par des éléments peu sûrs, soucieux avant tout de suivre le courant.

Au début de 1920, la première grande grève d’après guerre, celle des cheminots, montra que la poussée révolutionnaire restait néanmoins très forte ; elle trouvait assez souvent sa juste expression dans les directions nouvelles que s’étaient données les organisations locales en opposition au réformisme camouflé des dirigeants confédéraux. Leur maturité était parfois remarquable. J’avais pu, durant mon séjour à Toulon, suivre de près l’activité de l’Union départementale des syndicats. Quand la grève des cheminots éclata, je fus frappé par l’intelligence dont témoigna le secrétaire de cette Union dans la préparation et l’organisation du soutien à donner aux grévistes. Il exposa avec clarté la signification de la grève, montra les développements qu’elle pouvait prendre dans une situation générale objectivement révolutionnaire, et il prévoyait les mesures de répression que le gouvernement ne manquerait pas de prendre ; pour assurer la continuation de l’action ouvrière, il formait sans plus attendre des équipes de remplaçants au Comité de grève. Tout cela dit et fait très simplement, sans rien de l’emphase assez fréquente chez les habitants de cette région. Surprises par la soudaineté du mouvement et par son ampleur, par la fermeté et la discipline qui marquaient son développement, les compagnies cédèrent rapidement. Elles devaient prendre leur revanche trois mois plus tard, aidées alors par le gouvernement, et par les dirigeants de la C.G.T. qui sabotèrent une grève de solidarité qui leur avait été imposée.


Notes

[1] Dans la docte Revue des Deux Mondes, Charles Benoist, pour paraître informé, avait écrit : “ Lénine ou Zederblum ? ” Puis il rectifia, non sans dépit : “ Il paraît que décidément il s’appelle Oulianov. ”


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