1920

Un livre d'A. Rosmer, successivement syndicaliste révolutionnaire, communiste et trotskyste.
Les souvenirs des années de formation du communisme par l'un de ceux qui le firent.


Moscou sous Lénine
1920

Alfred Rosmer

XIII : Smolny - Séance solennelle d’ouverture du IIe Congrès

Le 16 juillet 1920 tout le congrès partit pour Petrograd et y tint séance le lendemain. C’est de Petrograd que la Révolution était partie ; c’est là que devait s’ouvrir solennellement le 2e Congrès de l’Internationale communiste. Et d’abord à Smolny, cet ancien collège des demoiselles de la noblesse, devenu en Octobre le quartier général de la Révolution. Quand Lénine s’avança dans la grande salle où nous étions réunis, les délégués anglais et américains, renforcés de quelques unités car ils étaient peu nombreux, l’entourèrent, formant une chaîne et chantant “ For he’s a jolly good fellow ! ” : traditionnel témoignage qui, chez les Anglais ajoute l’affection à l’admiration.

Après quelques brefs discours, les délégués, auxquels s’étaient joints des militants de Petrograd, partirent en cortège pour se rendre au Champ de Mars où étaient enterrées les victimes de la Révolution, ensuite au Palais de Tauride, siège de la Douma puis de ce Soviet de Petrograd dont nous avions suivi anxieusement les débats de mars à novembre ; peu nombreux au début, les bolchéviks avaient progressé rapidement pour y gagner la majorité dès septembre, et faire de Trotsky son président. C’était pour la deuxième fois, à douze ans de distance, que Trotsky présidait le Soviet de Petrograd ; le premier, le précurseur, étant celui de la Révolution de 1905.

La salle des séances était semblable à celles où se réunissent les assemblées parlementaires dans tous les pays (à l’exception de l’Angleterre qui, sacrifiant à la tradition, s’offre la fantaisie d’un hall rectangulaire d’où la déclamation grandiloquente est forcément bannie) ; une tribune haut perchée, un amphithéâtre où prirent place les délégués, et une galerie pour les spectateurs. C’est là que se tint la séance inaugurale du congrès. Le discours fut prononcé par Lénine. Il ne peut être question dans le cadre de cet ouvrage de donner un compte rendu, même sommaire, des travaux et décisions de ce congrès, en réalité le premier congrès de l’Internationale communiste. L’assemblée de mars 1919 avait eu surtout pour objet de proclamer la 3e Internationale. Impatient d’inscrire ses idées dans les faits dès qu’il le jugeait possible et nécessaire, Lénine avait résisté aux objections, notamment à celles de Rosa Luxembourg et du Parti communiste allemand dont le seul délégué véritable au congrès - les Russes exceptés - était venu avec le mandat formel de s’opposer à la proclamation d’une nouvelle Internationale ; c’était trop tôt, on ne pouvait encore que la préparer, disait Rosa Luxembourg. Par contre, ce 2e congrès avait une représentation remarquable. Des délégués étaient venus de tous les coins du monde, et à son ordre du jour tous les problèmes du socialisme et de la révolution étaient inscrits. Pour ce congrès comme pour les deux autres - ceux qui se réunirent du temps de Lénine - je me bornerai à extraire les points essentiels des débats et des thèses, et je m’efforcerai de reconstituer l’atmosphère dans laquelle ils se déroulèrent, d’en établir le bilan.

Le discours de Lénine fut très significatif de l’homme et de sa méthode. Il parut ignorer la solennité de cette rencontre en ce lieu. Pas de grandes phrases bien que les circonstances en auraient pu autoriser. La surprise fut grande quand on vit que son discours était bâti sur le livre de l’Anglais John Maynard Keynes Les conséquences économiques de la paix. Non que ce ne fût un ouvrage important ; parmi tous les experts de la Conférence de la paix, Keynes avait été le seul à voir clair, en tous cas le seul à oser montrer, quand il eût été encore temps d’y remédier, les funestes conséquences de la paix semi-wilsonienne pour l’économie de la nouvelle Europe. Lénine partait de ce livre, mais il arrivait vite à ce qui, je crois, était pour lui, l’essentiel. En cette période, son esprit était toujours dominé - comme son livre sur le “ gauchisme ” l’avait montré - par la crainte que les jeunes partis communistes considèrent la révolution comme chose facile et même inéluctable, et l’idée sur laquelle il insistait, c’est qu’il était faux et dangereux de dire qu’au lendemain de la guerre mondiale il n’y avait plus d’issue pour la bourgeoisie. Et selon sa méthode habituelle - qui donne à ses discours et à ses écrits l’apparence du décousu - après avoir formulé cette mise en garde, il y revint, la reprit, la développa en d’autres termes - des variations sur un même thème.

Les membres du bureau du congrès prononcèrent de brefs discours. Dans celui de Paul Levi, il y eut une note déplaisante. À deux reprises, parlant de l’agression polonaise, il fit cingler le mot “ schlagen ”. Nous suivions tous avec joie la riposte que donnait l’Armée rouge à l’agression de Pilsudski ; la marche audacieuse de Toukhatchevsky sur Varsovie nous emplissait d’espoir, mais ce que nous en attendions c’était le soulèvement du peuple, la révolution en Pologne. Or le ton de l’orateur et ce “ schlagen ” répété révélaient chez Levi quelque chose de ce chauvinisme trop fréquent chez les Allemands à l’égard des Polonais, et, à coup sûr, ses paroles n’étaient pas sur ce point d’un internationaliste.

L’après-midi un meeting eut lieu sur la vaste place du Palais d’Hiver, si riche en souvenirs. Les ministres de Kérensky y avaient trouvé leur dernier refuge. Une tribune était dressée devant le Palais d’où l’on dominait la foule venue pour écouter les orateurs ; on ne pouvait pas ne pas penser à une autre foule, celle que le pope Gapone avait conduite en suppliante devant Nicolas II et que celui-ci avait fait accueillir par une fusillade. Gorky vint un moment parmi nous. Il était grand, carré d’épaules, solidement bâti. On ne pouvait ignorer pourtant qu’il était gravement atteint et obligé à de grands soins ; c’était néanmoins une impression agréable de le trouver d’apparence si robuste. Il avait combattu à fond les bolchéviks et l’insurrection d’Octobre. Puis, sans renoncer complètement à ses critiques et réserves, il s’était rallié au régime, consacrant la plus grande part de son activité à sauver des hommes injustement persécutés, intervenant auprès des dirigeants soviétiques qui avaient été longtemps ses amis. On disait qu’il était l’un des auteurs d’une pièce originale dont nous devions avoir la primeur dans la soirée.

On n’aurait pu imaginer plus bel emplacement pour ce théâtre en plein air que celui qui avait été choisi. C’était le péristyle et la place de la Bourse, et ce n’était pas seulement pour sa valeur de symbole. Le décor était grandiose. Le bâtiment, de style grec comme c’était, semble-t-il, une coutume universelle, était entouré d’une longue colonnade. Il occupait le sommet du triangle que formait ici Vassili Ostrov, entre les deux bras de la Néva. La rue s’étendait des quais du fleuve avec leurs palais de marbre jusqu’à la sinistre forteresse Pierre-et-Paul.

La scène, c’était le péristyle qu’on atteignait par un haut escalier. La foule immense accourue pour voir le spectacle tenait à l’aise sur la vaste place. Dans ce cadre exceptionnel se déroulèrent une suite de scènes évoquant “ la marche du socialisme à travers les luttes et les défaites vers la victoire ”. L’histoire partait du Manifeste communiste. Les mots bien connus de son appel apparurent au sommet de la colonnade. “ Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! Vous n’avez rien à perdre que vos chaînes ! ” L’éclairage était fourni par de puissants projecteurs installés sur des bâtiments ancrés dans la Néva. Les “ trois coups ” étaient donnés par les canons de la forteresse. Puis ce fut la Commune de Paris avec danses et chants de la Carmagnole ; la guerre de 1914, les chefs de la 2e Internationale se prosternant devant leurs gouvernements et devant le capitalisme, tandis que Liebknecht reprenait le drapeau rouge qu’ils avaient laissé tomber et criait : “ À bas la guerre ! ” Le renversement du tsarisme fut l’objet d’une réalisation originale : des autos montées par des ouvriers armés surgirent de plusieurs points de la place et jetèrent bas l’édifice impérial du tsar et de sa clique. Un bref épisode montrait Kérensky bientôt remplacé par Lénine et Trotsky, deux grands portraits qu’entourait un drapeau rouge, et que les projecteurs illuminèrent de tous leurs feux. Les dures années de la guerre civile trouvaient leur conclusion symbolique dans une charge de cavaliers de Boudienny anéantissant les vestiges des armées de la contre-révolution. C’était la fin, une immense “ Internationale ” monta dans la nuit. Acte de foi concluant dignement une journée chargée d’émotions.


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