1920

Un livre d'A. Rosmer, successivement syndicaliste révolutionnaire, communiste et trotskyste.
Les souvenirs des années de formation du communisme par l'un de ceux qui le firent.


Moscou sous Lénine
1920

Alfred Rosmer

XVIII: Les anarchistes - Mort et obsèques de Kropotkine

Les anarchistes russes étaient divisés en plusieurs groupes et tendances - divisions que la guerre avait encore accentuées - des anarchistes communistes aux individualistes, comme dans tous les pays, mais plus encore qu’ailleurs, comme le montra Victor Serge, qui les connaissait bien dans les articles qu’il leur consacra. En juin 1920, quand j’arrivai à Moscou, l’un de ces groupes, celui des anarchistes-universalistes, disposait d’un vaste local en haut de la Tverskaïa où ils avaient une permanence et tenaient des réunions. Je ne connaissais aucun d’eux mais je connaissais bien Alexandre Schapiro, appartenant lui au groupe des anarcho-syndicalistes, que j’avais vu plusieurs fois à Londres, notamment en 1913, au congrès syndicaliste international ; il vivait alors habituellement à Londres et était en contact avec la Vie Ouvrière. J’allai le voir au siège de son groupe, “ Golos Trouda ” (la Voix du Travail) une boutique dans le voisinage du Grand-Théâtre. Comme la plupart des anarchistes, ses amis et lui portaient leurs efforts sur l’édition ; ils possédaient une petite presse qui leur permettait d’imprimer un Bulletin et des brochures, et, occasionnellement, même un livre. Il me remit plusieurs exemplaires des brochures qu’ils venaient de publier : des textes de Pelloutier, de Bakounine, de Georges Yvetot ; leur ambition était de faire l’édition russe de l’Histoire des Bourses du Travail, de Pelloutier. Mais leurs moyens étaient maigres, le papier manquait.

Schapiro était particulièrement bien informé de ce qui se passait dans le monde car il travaillait aux Affaires étrangères, sous Tchitchérine. Au commissariat, il voyait et traduisait les dépêches. Il me demanda des précisions sur le mouvement syndical en France, sur les amis qu’il y avait ; puis, naturellement, nous parlâmes du régime soviétique. Il n’en approuvait pas tout ; ses critiques étaient nombreuses et sérieuses mais il les formulait sans acrimonie, et sa conclusion était qu’on pouvait et devait travailler avec les soviets. Un de ses camarades, présent à l’entretien, était plus acerbe ; il était irrité par la manière stupide - affirmait-il - dont les bolchéviks se comportaient à la campagne, mais il aboutissait à la même conclusion. Nous prîmes rendez-vous pour examiner ensemble leurs problèmes, leurs rapports avec le régime, surtout avec le Parti communiste, les conditions dans lesquelles ils auraient la possibilité de poursuivre leur tâche, les choses étant nettement et franchement définies de part et d’autre.

Notre conversation avait été si cordiale, la solution nous parut si simple qu’on put croire le problème déjà résolu. Il y avait eu, chez les anarchistes, à l’égard du régime, des attitudes très différentes correspondant aux diverses tendances, depuis ceux qui combattaient le communisme et le régime par l’attentat et la bombe jusqu’à ceux qui s’étaient ralliés au bolchévisme, étaient entrés au Parti communiste - parmi eux Alfa, Bianqui, Krasnotchéko ; d’autres occupaient des postes de grande importance - Bill Chatov, rentré d’Amérique, aux chemins de fer, par exemple - mais restaient hors du Parti ; dans le travail de reconstruction les capacités et le dévouement trouvaient partout à s’employer ; un anarchiste à la tête d’une entreprise avait d’énormes possibilités et une grande indépendance ; le pouvoir central laissait alors libre jeu aux initiatives, trop heureux de voir des entreprises bien conduites. Les anarchistes-syndicalistes savaient cela, mais ils voulaient quelque chose de plus : la reconnaissance de leur groupe et la garantie de pouvoir continuer et développer leur travail d’édition. On convint en conclusion de notre conversation qu’ils rédigeraient une déclaration où seraient précisées leur attitude à l’égard du régime et leurs revendications, et que je la soumettrais au Comité exécutif de l’Internationale communiste.

J’avais engagé cette affaire de ma propre initiative ; quand je racontai à Trotsky ce que j’avais fait, il exprima son contentement et m’engagea vivement à poursuivre mes efforts pour la réalisation d’un accord. J’étais moi-même très confiant et me réjouissais par avance d’une entente qui aurait d’heureux effets dans le mouvement syndicaliste de tous les pays. Mais personne ne vint au rendez-vous. À l’heure fixée, un coup de téléphone m’avisa que Schapiro et son ami ne viendraient pas. C’était Sacha Kropotkine qui téléphonait et elle n’en dit pas davantage. Pourquoi était-ce elle qui se chargeait de cette commission ? Je ne la connaissais pas et ne l’avais jamais vue. Mais il n’était pas trop difficile d’imaginer ce qui s’était passé. On avait discuté, les divers points de vue et tendances s’étaient heurtés ; les amis les plus proches de Kropotkine avaient des griefs particuliers plus ou moins fondés, et, finalement, c’étaient les plus bornés, les plus hargneux, les plus vindicatifs qui l’avaient emporté. Décision stupide, car les anarchistes syndicalistes étaient bien plus éloignés des individualistes que des bolchéviks ; si ceux des anarchistes qui étaient malgré tout assez proches des communistes, et qui en tout cas comprenaient que c’était leur intérêt même d’apporter leur effort à la construction soviétique se dérobaient, on ne les distinguerait plus des individualistes et autres sectes qui prêchaient la lutte implacable contre le régime ; leur attitude priva la Révolution de concours précieux à plus d’un titre mais elle leur nuisit, à eux, davantage encore ; dans la lutte ouverte ils étaient battus d’avance, sans profit pour personne.

Kropotkine mourut le 8 février 1921. Il était rentré en Russie après la Révolution de Février pour apporter son plein appui au Gouvernement provisoire, au régime débile de Kérensky, même augmenté de Kornilov. C’était pour lui la suite logique de l’adhésion totale qu’il avait donnée, au début de la guerre mondiale, à l’un des groupements impérialistes, celui des Alliés qui menaient soi-disant la guerre du droit contre le militarisme prussien. Une petite minorité seulement des anarchistes l’avait suivi dans cette étrange évolution ; les autres, Malatesta en tête, dénonçaient Kropotkine et les siens comme des “ anarchistes de gouvernement ”. Conséquent avec cette position ou peut-être trop engagé pour en sortir, Kropotkine, soutenant en tout le gouvernement provisoire et celui de Kérensky, s’affirma adversaire résolu du régime soviétique.

Ce même jour, Guilbeaux avait pris rendez-vous avec Lénine, au Kremlin. Il me proposa de l’accompagner. Guilbeaux exposa d’abord son affaire personnelle, puis une conversation générale s’engagea qui nous mena tout de suite à Kropotkine. Lénine parla de lui sans acrimonie ; au contraire, il fit l’éloge de son ouvrage sur la Révolution française (publié en France sous le titre La Grande Révolution). “ Il a bien compris et montré le rôle du peuple dans cette révolution bourgeoise, nous dit-il. Dommage qu’à la fin de sa vie il ait sombré dans un chauvinisme incompréhensible [16]. ”

Comme nous partions, Lénine nous demanda, sur un ton de reproche, pourquoi nous n’envoyions pas d’articles à l’Humanité et, s’adressant à moi il me dit : “ Venez donc me voir de temps en temps ; votre mouvement français est assez déroutant, et l’information que nous avons est souvent insuffisante. - Oh, répondis-je, je prends déjà trop de son temps au camarade Trotsky. - Eh bien, vous m’en prendrez aussi un peu du mien. ”

Le corps de Kropotkine avait été exposé dans la grande salle de la Maison des syndicats - comme l’avait été celui de John Reed - et veillé par des anarchistes. L’inhumation était fixée au prochain dimanche. La veille, dans la soirée, un secrétaire de l’Internationale communiste vint me dire que j’avais été désigné pour parler au nom de l’Internationale communiste. La nouvelle me parut invraisemblable ; j’allai voir Kobiétsky ; il me confirma la décision et quand je lui fis remarquer qu’une discussion préalable, au moins un échange de vues me paraissait indispensable, il me répondit qu’on avait jugé cela inutile. “ On vous fait confiance ”, se borna-t-il à me dire.

J’étais perplexe : parler au nom de l’Internationale communiste d’un homme que les bolchéviks n’avaient cessé de combattre et qui, de son côté, avait été, jusqu’à la fin, l’adversaire irréductible de la Révolution d’Octobre, quelle mission délicate. Cependant deux considérations me firent entrevoir ma tâche comme moins difficile que je ne l’avais jugée tout d’abord. Je me rappelais la conversation avec Lénine - vraiment providentielle - le ton dont il avait parlé de Kropotkine ; son éloge de La Grande Révolution ; et aussi une chose qui m’avait surpris dans les premiers temps de mon séjour à Moscou. Sur un obélisque dressé à l’entrée des jardins du Kremlin, on pouvait lire les noms des précurseurs du communisme, des défenseurs de la classe ouvrière, et ce qui m’avait frappé, c’était l’ “ éclectisme ” qui avait présidé au choix des noms ; les “ utopistes ” étaient tous là, et ce qui devait paraître plus étonnant, Plékhanov y était aussi ; la violence des polémiques et l’âpreté des controverses n’empêchaient donc nullement de reconnaître l’apport, la contribution d’adversaires de doctrine à la cause de l’émancipation humaine. Enfin j’avais encore un autre exemple de cette “ tolérance ” imprévue des farouches bolchéviks. Au début de la Révolution d’Octobre, l’exubérance révolutionnaire se manifesta de toutes les façons et dans tous les domaines, notamment dans la peinture et la sculpture ; les peintres avaient pris possession de toute une partie de la Tverskaïa, et en 1920, on pouvait encore voir, gravés dans les murailles, des médaillons de grands révolutionnaires ; celui de Kropotkine se trouvait en bonne place, dans le voisinage du Grand-Théâtre.

Le dimanche après-midi, un long cortège se forma à la Maison des syndicats pour accompagner le corps du défunt au cimetière des Novodiévitchi, situé à l’une des extrémités de la ville. Les drapeaux noirs flottaient au-dessus des têtes et les chants émouvants se succédaient. Au cimetière, un incident, bref mais vif, se produisit lors des premiers discours. Un anarchiste de Petrograd parlait depuis quelque temps quand des protestations s’élevèrent, à la fois sourdes et passionnées : “ Davolno ! Davolno ! ” (Assez ! Assez !). Les amis les plus proches de Kropotkine ne toléraient pas qu’on rappelât en ce jour de deuil, ce que la plupart des anarchistes sinon tous devaient considérer comme sa défection de 1914 [17].

Peut-être n’était-ce pas le moment et fallait-il se taire ? C’était une question à régler entre anarchistes, et aussi un avertissement pour moi, si j’avais été tenté d’évoquer cette période critique. Mais j’avais préparé mon bref discours sur mes souvenirs personnels, sur ce que Kropotkine avait été pour les hommes de ma génération, en Europe, en Amérique, partout dans le monde, sur sa contribution importante à la doctrine de l ’évolution avec L’Entr’aide, sur le personnage d’Autour d’une vie pour lequel on ne pouvait pas ne pas éprouver un sincère attachement. Mes paroles passèrent sans encombre bien que je sentais qu’il n’y avait pas autour de moi que de la sympathie : “ Discours conciliant ”, écrivait beaucoup plus tard, Victor Serge, d’où on devrait conclure que les paroles que je prononçai avaient une signification politique précise, comme si leur contenu avait été délibéré par l’Exécutif de l’Internationale communiste. On a vu qu’il n’en était rien ; il reste cependant que son appréciation n’était pas uniquement personnelle ; c’était aussi le propos qu’il avait recueilli autour de lui [18].


Notes

[16] D’après Sandomirsky - qui bien que d’opinions toutes contraires resta néanmoins en relations intimes et cordiales avec lui jusqu’à la fin - c’est l’amour de la France qui poussa Kropotkine dans les rangs de l’Entente, puis parmi les défenseurs de la Révolution de Février, contre les bolchéviks et la Révolution d’Octobre. C’était cependant l’Angleterre qui lui avait accordé un accueil cordial et un refuge où il put travailler librement tandis que la France l’avait emprisonné puis chassé. Mais, pour lui, la terre de la liberté c’était quand même la France, et l’idée qu’elle pût être écrasée sous la botte prussienne lui était intolérable.

[17] Rappelons ici quelle fut l’attitude de Malatesta à l’égard de Kropotkine, à qui le liait une amitié de quarante années. Dès qu’il eut connaissance de l’adhésion publique donnée par Kropotkine à la Triple Entente, pour la guerre, Malatesta écrivit un article intitulé “ Les anarchistes ont-ils oublié leurs principes ? ” qui parut en novembre 1914 en italien, en anglais et en français, dans Volontà, Freedom et le Réveil. Un second article, publié en avril 1916, par Freedom, sous le titre “ Anarchistes de gouvernement ” était une riposte au “ Manifeste des seize ” (les seize étaient Kropotkine et ses partisans). Sur leur rupture devenue inévitable, Malatesta écrivit : “ Ce fut un des moments les plus douloureux, les plus tragiques de ma vie (et je peux me risquer à le dire, aussi de la sienne) quand après une discussion pénible à l’extrême, nous nous séparâmes comme adversaires, quasi comme ennemis. ” (Pedro Kropotkine, Recuerdos y criticas de un viejo amigo suyo. Montevideo, Studi Sociali ; 15 avril 1931.)

[18] Dans l’Album consacré aux funérailles de Kropotkine publié à Berlin en 1922 par la Confédération des anarcho-syndicalistes, il est indiqué que je parlai au nom de l’Internationale syndicale rouge ; les éditeurs n’ont sans doute pu croire que c’était l’Internationale communiste qui m’avait délégué, ainsi que mon récit le montre.


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