1922

Un livre d'A. Rosmer, successivement syndicaliste révolutionnaire, communiste et trotskyste.
Les souvenirs des années de formation du communisme par l'un de ceux qui le firent.


Moscou sous Lénine
1922

Alfred Rosmer

III : Les délégués des 3 internationales à Berlin

Ainsi les grandes puissances étaient poussées par les difficultés de leur situation intérieure à essayer de résoudre le problème fondamental de la reconstruction de l’économie européenne et même mondiale. Mais les organisations ouvrières n’avaient-elles rien à dire ? Allaient-elles laisser une fois encore les représentants des puissances capitalistes agir seuls ? En conclusion de leurs conférences, ils n’avaient réussi qu’à désarticuler l’économie de l’Europe ; constatant leur échec, ne seraient-ils pas tentés de reconstruire cette économie aux dépens de la classe ouvrière ? L’Union internationale des partis socialistes, qu’on appelait l’Internationale deux et demie, parce qu’elle se situait entre la deuxième et la troisième, ne le pensa pas ; elle prit l’initiative de provoquer une Conférence des représentants des trois Internationales qui se tiendrait en même temps que la Conférence internationale des puissances (c’était le dirigeant socialiste danois Stauning qui avait fait la suggestion) en suivrait les travaux, élaborerait parallèlement son propre programme de reconstruction de l’Europe.

Après des réunions préparatoires à Berne, et à Innsbruck, une “ Union internationale des partis socialistes ” avait tenu sa première Conférence à Vienne, du 22 au 27 février 1921. Son programme reposait sur “ la lutte révolutionnaire des classes ” ; il proclamait la nécessité de défendre la Russie soviétique et d’engager une action générale contre les excès impérialistes de l’Entente, “ but qui ne pourra être atteint par le prolétariat international s’il ne se rassemble pas sur la base des principes du socialisme révolutionnaire, avec la volonté inébranlable de poursuivre la lutte, et s’il ne regroupe pas toutes ses forces en une puissante organisation internationale ”.

Cette organisation ne pouvait être la 3e Internationale “ parce qu’elle prétend soumettre tous les partis à un comité tout-puissant ”. Moins encore “ la soi-disant 2e Internationale ” parce qu’elle est “ incapable de réunir dans son sein les forces vives du prolétariat ” et qu’elle “ n’est plus désormais qu’un obstacle à l’unité socialiste internationale ”.

L’Union comprenait, à sa fondation, les partis social-démocrates d’Autriche, de Yougoslavie, de Lettonie, de Russie (menchéviks), les Indépendants d’Allemagne, les partis socialistes de France, des Etats-Unis, l’Independent Labour Party de Grande-Bretagne, le Parti socialiste allemand de Tchécoslovaquie, une fraction du parti socialiste suisse, l’organisation socialiste juive “ Poalé-Zion ”. Elle affirmait n’être pas une Internationale, mais une “ Union qui sera le moyen d’en constituer une ”.

Les partis socialistes qu’elle groupait étaient ceux qui n’avaient pas voulu rejoindre la 2e Internationale ; ils estimaient ne pouvoir aller à Moscou mais refusaient de se retrouver avec les partis des Noske, des Scheidemann, des Vandervelde et des Henderson ; ils les critiquaient très fermement et très pertinemment, et cependant, en fin de compte, ils se mêlaient à eux chaque fois qu’une importante décision s’imposait. Ils parlaient bien et agissaient mal ou pas du tout : c’était la stratégie personnelle du leader menchéviste Léon Martov.

Le Comité exécutif élargi, ayant pris connaissance de l’initiative de l’Internationale de Vienne, décida de la seconder et accepta d’envoyer une délégation à la réunion projetée. Il ajoutait qu’il proposerait, pour sa part, de faire participer à la conférence toutes les confédérations et centrales syndicales, tant nationales qu’internationales, la Fédération syndicale internationale d’Amsterdam, l’Internationale syndicale rouge, la Confédération Générale du Travail, l’Union syndicale italienne, l’American Federation of Labor, les organisations anarcho-syndicalistes, les I.W.W., les comités d’usine. Il proposait également d’ajouter à l’ordre du jour “ la préparation de la lutte contre de futures guerres impérialistes ; la reconstruction des régions dévastées ; la révision des traités impérialistes de Versailles et autres lieux. Dans ce vaste domaine la tactique du front unique s’imposait ”. Les capitalistes du monde entier, disait la résolution du Comité exécutif, sont passés à une offensive systématique contre la classe ouvrière. Partout les salaires sont réduits, la journée de travail allongée, la misère des chômeurs s’aggrave. Le capitalisme essaie de mettre sur les épaules de la classe ouvrière le fardeau des conséquences financières et économiques de la boucherie mondiale. ”

La 2e Internationale ayant également accepté la proposition de l’Union de Vienne, la réunion fut convoquée pour le 2 avril à Berlin.

La délégation de l’Internationale communiste eut à sa tête Radek et Boukharine, pour l’I.C. et pour le Parti communiste russe ; Vouyovitch représentait l’Internationale des Jeunesses communistes ; Clara Zetkin, le Parti communiste allemand ; Bordiga et Frossard étaient convoqués et devaient se rendre directement à Berlin pour y représenter le Parti italien et le Parti français ; Sméral vint de Prague ; j’avais, pour ma part, le mandat de l’Internationale syndicale rouge.

La fraction parlementaire social-démocrate allemande avait mis à notre disposition la vaste salle dont elle disposait au Reichstag pour ses délibérations. Les délégués se groupèrent autour de tables en forme de T. Fritz Adler, qui présidait, était au centre avec les délégués de l’Union de Vienne, tandis que, dans les travées perpendiculaires, se trouvaient, d’une part, les représentants de la 2e Internationale, et, à l’extrémité opposée, fort loin les uns des autres, les délégués de la 3e Internationale. Adler prononça le discours optimiste d’ouverture, puis Clara Zetkin donna lecture de la déclaration que, selon les instructions du Comité exécutif, elle devait soumettre à la Conférence au seuil de la discussion ; c’était un commentaire explicatif de la résolution adoptée au Comité exécutif.

La 2e Internationale a encore de gros bataillons : la social-démocratie allemande, le Labour Party ; un parti de moindre importance numérique, le Parti Ouvrier belge, mais ses leaders sont : Vandervelde, De Brouckère, Huysmans, président et secrétaire de la 2e Internationale avant 1914. C’est Ramsay MacDonald qui prend le premier la parole en son nom. Le ton du discours est modéré, un peu d’un prêche, guère encourageant cependant car il veut poser des conditions à la présence de l’Internationale communiste et à la continuation des travaux. L’Internationale communiste, dit-il, doit renoncer aux attaques dirigées contre les chefs des partis de la 2e Internationale ; elle doit abandonner la pratique du noyautage ; enfin les socialistes emprisonnés en Russie doivent être libérés. Puis Wels, qui fait alors figure de leader de la social-démocratie allemande, et Vandervelde parlent dans le même sens, ce dernier s’opposant, en outre, à l’inscription à l’ordre du jour de la révision du Traité de Versailles. “ Nous risquerions, dit-il, de faire le jeu de Stinnes. ”

Radek souligne le caractère insolite de ces prétentions. Nous avons répondu à l’appel de Vienne ; nous ne posons de conditions à personne ; nous ne sommes préoccupés que d’organiser la défense des travailleurs contre l’offensive capitaliste ; mais “ si vous voulez une conférence de polémiques et de discussions, nous sommes prêts ; seulement notre rencontre deviendra sans objet ”.

La vivacité, même la brutalité des polémiques n’était pas une nouveauté ; elles avaient été fort vives déjà dans les partis de la 2e Internationale ; en Allemagne contre Bernstein et ses partisans révisionnistes ; en France, pendant l’affaire Dreyfus, puis lors de l’entrée de Millerand au ministère, les guesdistes assaillaient d’injures souvent grossières leurs adversaires ; au congrès qui se tint la veille de la première guerre mondiale, Guesde accusa Jaurès de “ haute trahison socialiste ”, parce qu’il avait donné son approbation à la motion Keir Hardie- Vaillant préconisant la grève générale contre la guerre. Quant au noyautage, les réformistes n’avaient jamais hésité à le pratiquer quand ils le jugeaient nécessaire pour défendre leur politique, mais ils le pratiquaient sans l’avouer.

Quand le président lève la séance, on peut voir Serrati en conversation très animée avec Otto Bauer. Serrati est mal à l’aise dans le Parti socialiste italien, amputé de toute son aile gauche ; il est maintenant très isolé, et il regarde toujours du côté de Moscou ; on dit de son petit groupe que c’est l’Internationale deux trois-quarts. Au moment où ils vont se séparer, Otto Bauer hausse la voix et on l’entend dire à Serrati : “ Je ne suis pas d’accord avec vous ”, sur un ton qui n’admet pas de réplique.

Pendant une traduction, un petit vieillard, tout blanc et rose, s’était aventuré dans nos parages. C’était Kautsky. Ceux d’entre nous qui ne l’avaient encore jamais vu étaient surpris ; ce n’est pas ainsi qu’il se représentaient le “ pontife ” de la Neue Zeit d’avant 1914, défenseur de l’orthodoxie.

Radek rédigea seul la réponse définitive de notre délégation aux diverses motions soumises à la Conférence. Il semblait qu’il ne pouvait y avoir, entre nous, de désaccord. Il nous réunit pour nous en donner lecture avant de l’envoyer à Fritz Adler. Nous vîmes avec étonnement que, par ce texte, nous prenions des engagements sur une question qui n’était pas de notre compétence. En tant que délégués de l’Exécutif de l’Internationale communiste nous étions tout à fait libres de nous prononcer sur les deux premières conditions et de les repousser. Sur la troisième, celle concernant les socialistes emprisonnés, c’était seulement le gouvernement soviétique qui avait qualité pour décider. C’est ce que fit observer Boukharine. C’était l’évidence même ; j’appuyai ses remarques mais Radek aussitôt s’emporta et s’adressant grossièrement à Boukharine qui, lui, avait été très amical, il dit, en jetant son dossier sur la table : “ Puisque tu critiques ce que j’ai fait, charge-toi de la réponse. ” On calma Radek qui reprit son texte, et il n’y eut plus dès lors que Bordiga pour demander qu’il fût pris acte de ses réserves quant à la tactique du front unique ; son obstination, décidément irréductible, devenait de la manie.

Comme il était trop facile de le prévoir, nous fûmes, à notre retour, blâmés par Lénine, “ Nous avons payé trop cher ” : c’était le titre de l’article dans lequel il formulait son appréciation de la Conférence et de ses résultats. “ Qu’en faut-il conclure ? demandait-il. D’abord que les camarades Radek, Boukharine et les autres délégués se sont trompés. En résulte-t-il que nous devons déchirer l’accord qu’ils ont signé ? Non, ce serait une conclusion erronée. Il nous appartient de conclure que les diplomates bourgeois ont été, cette fois, plus habiles que les nôtres... La faute de Radek, Boukharine et autres n’est pas grande ; d’autant moins grande que nous risquons tout au plus que les ennemis de la Russie des soviets, encouragés par les résolutions de la Conférence de Berlin, n’organisent, peut-être avec succès, deux ou trois attentats. Car désormais ils savent d’avance qu’ils peuvent tirer sur les communistes avec un certain nombre de chances de voir ensuite une conférence, telle celle de Berlin, empêcher les communistes de tirer sur eux. ”

L’accord prévoyait la constitution d’une commission de neuf membres - trois pour chaque Internationale - qui suivrait les travaux de la Conférence de Gênes et convoquerait ensuite un congrès ouvrier mondial. Les délégués de la 2e Internationale ne l’avaient signé que pour la forme ; ils ne voulaient à aucun prix d’un tel congrès ; ils avaient fixé définitivement leur choix : c’est avec la bourgeoisie qu’ils voulaient travailler. Ils manœuvrèrent pour empêcher la commission de se réunir ; elle mourut sans qu’il fût besoin de constater son décès : elle n’avait jamais réellement vécu.


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