1922

Un livre d'A. Rosmer, successivement syndicaliste révolutionnaire, communiste et trotskyste.
Les souvenirs des années de formation du communisme par l'un de ceux qui le firent.


Moscou sous Lénine
1922

Alfred Rosmer

V: Procès des socialistes-révolutionnaires

Le procès des socialistes-révolutionnaires dont il avait été parlé à Berlin s’ouvrit à Moscou le 23 mai. Clara Zetkin, écrivant au nom de la délégation de l’Internationale communiste, le 8 mai, l’annonçait à Fritz Adler en ces termes :

“ Je tiens à vous déclarer au nom de notre délégation, ce qui suit :
Les six défenseurs désignés dans votre lettre seront admis à ce titre au procès des socialistes-révolutionnaires, à Moscou. Seront admis de même les trois socialistes-révolutionnaires par vous mentionnés. Les gouvernement des soviets fera tout ce qui est en son pouvoir pour leur faciliter l’entrée en Russie. Les voyageurs obtiendront les visas nécessaires à l’Ambassade de Russie à Berlin. Le procès est fixé au 23 mai. Vous êtes prié de communiquer d’urgence cette date aux intéressés.
Notre délégation vous prie de bien vouloir communiquer aux délégués de la social-démocratie allemande à la commission des neuf ce qui suit : la liberté d’action de notre délégation en Allemagne est restreinte par les autorités allemandes. Le ministre de l’Intérieur de Prusse vient d’interdire au camarade Radek de prendre la parole en public à Dusseldorf alors qu’il accordait l’autorisation ainsi refusée à M. Vandervelde, signataire du traité de Versailles. Le ministre des Affaires étrangères est allé plus loin encore en interdisant au camarade Radek de se rendre à Dusseldorf.
Un mandat d’arrêt vient d’être lancé contre le secrétaire de notre délégation, Félix Wolf, sous l’inculpation de participation à l’action de mars 1921. Nous attendons que les délégués de la social-démocratie allemande à la commission des neuf interviennent immédiatement avec toute l’énergie requise pour faire rapporter ces mesures. Si l’on s’y refusait, notre délégation aurait à examiner l’éventualité d’un transfert des réunions de la Commission des neuf, à Moscou, où les représentants de toutes les tendances jouiraient d’une égale et intégrale liberté. ”

Pour permettre à la défense d’organiser son travail, la première audience fut renvoyée au 8 juin. Les défenseurs des accusés étaient Vandervelde, Rosenfeld, Theodor Liebknecht, Moutet, Wauters, et plusieurs avocats russes dont Jdanov, Mouraviev et Taguer.

L’acte d’accusation était accablant. Les socialistes-révolutionnaires, lorsqu’ils eurent décidé de mener une guerre sans merci contre le régime soviétique, avaient cherché la collaboration et collaboré avec l’amiral Koltchak, dans l’Oural, avec Dénikine dans le Sud, appuyant toutes les entreprises contre-révolutionnaires ; ils avaient sollicité et accepté l’aide des ambassades, se livrant, à leur instigation, à des sabotages criminels ; ils avaient organisé des attentats contre les dirigeants soviétiques ; ils étaient responsables, entre autres de l’assassinat d’Ouritsky, de celui de Volodarsky, de l’attentat contre Lénine. Toutes les accusations portées contre eux étaient si solidement établies qu’ils ne pouvaient songer à les rejeter en bloc. Ils se défendaient néanmoins avec une extrême vigueur, soulevant des questions de procédure, contestant des détails secondaires. Et ils donnaient de leurs actes une justification générale : la guerre qu’ils avaient déclarée au régime c’était leur riposte à la dissolution de l’Assemblée constituante par les bolchéviks. Ils se présentaient en adversaires politiques, fermement décidés à ne rien renier de leurs idées.

À Vandervelde, contestant dès l’abord l’impartialité du tribunal, Piatakov - c’est lui qui présidait le tribunal - avait répondu :

“ De tout temps les socialistes ont réfuté le grossier mensonge de l’impartialité des tribunaux. Les tribunaux sont, dans les pays bourgeois, les organes de la vindicte des classes possédantes. En Russie soviétique, ils défendent les intérêts des masses ouvrières. Ils savent néanmoins examiner avec objectivité les causes qui leur sont soumises. ”

Je ne puis donner sur ce procès - le premier des procès politiques - des impressions personnelles. J’avais dû rentrer à Paris avant qu’il commençât. Mais tous les témoignages sont concordants. Les accusés se défendirent avec une grande énergie tout au long des débats et ils eurent toute liberté de le faire. S’il était permis de contester leur capacité et de discuter leurs conceptions politiques, nul n’aurait songé à nier leur courage personnel, leur esprit de sacrifice, ni à nier, ou seulement oublier le passé historique de leur parti. Il n’était pas question de les avilir, encore moins de les contraindre à s’avilir eux-mêmes ; ils étaient devant le tribunal en pleine force, en possession de tous leurs moyens, ne cédant rien de leurs convictions. Celui qui faisait figure de chef était Gotz [33].

Une déposition qui fit grande impression fut celle de Pierre Pascal. Appartenant à la mission militaire française, il avait pu voir de près les agissements souterrains de ses chefs en faveur de la contre-révolution. “ J’ai déchiffré moi-même, dit-il, un télégramme dans lequel il était question de l’emploi du terrorisme. J’affirme catégoriquement que la Mission française a encouragé les attentats commis en Russie. Quand le lendemain de l’attentat contre Lénine, je me rendis à la mission, le général Lavergne vint à ma rencontre, un journal à la main. - “ Avez-vous vu ce qu’on dit de nous ? ” me demanda-t-il. - Je ne répondis rien. Il continua : “ Je ne sais pas si Lockhart [34] y est pour quelque chose, mais je n’y suis pour rien. ” Mais à voir l’émotion de mon chef j’eus l’impression très nette que ses dénégations, d’ailleurs superflues en ma présence si elles avaient été sincères, s’expliquaient par la nervosité d’un coupable. ” (Correspondance internationale, 23 juin 1922.)

Sur l’attentat contre Lénine, voici comment s’exprimait l’organe central du Parti, paraissant à Samara où se trouvait la majorité des membres du Comité central du Parti socialiste-révolutionnaire : “ Châtiment et non vengeance ”, c’était le titre de l’article.

“ Un coup terrible vient d’être porté au pouvoir bolchévik-soviétique : Lénine est blessé ; le trop fameux président du “ Sovnarkom ” (conseil des commissaires du peuple) est éliminé pour quelque temps, sinon pour toujours (la balle ayant traversé le poumon).
“ C’est un coup porté au pouvoir des Soviets. Sans Lénine ce pouvoir est impuissant. Sans Lénine ce pouvoir est lâche et bête.
“ Quels sont donc les deux hommes qui ont tiré sur le chef de l’Etat ouvrier et paysan ? Nous l’ignorons. Mais l’acte s’étant produit à l’issue d’une réunion ouvrière nous pouvons supposer que, comme Volodarsky, Lénine est châtié par des ouvriers. En tout cas, c’est là le fait des milieux démocratiques. ”

Dans un article publié à la veille du procès Trotsky avait fait un bref historique du parti socialiste-révolutionnaire. Il écrivait :

“ Voici le parti socialiste-révolutionnaire de Russie de nouveau l’objet de l’attention générale, mais c’est tout autrement que pendant la Révolution de Février. Il arrive souvent que l’histoire évoque ainsi un parti ou un homme après l’avoir enterré. En 1917 le Parti socialiste-révolutionnaire couvrit la Russie en quelques mois sinon en quelques semaines ; puis il disparut tout aussi vite. Le procès actuel nous donne l’occasion de jeter un coup d’œil sur les destinées étonnantes de ce parti.
“ Dès les premières années de ce siècle, Plékhanov appelait le Parti socialiste-révolutionnaire celui des socialistes-réactionnaires. Mais dans la lutte contre le tsarisme et le servage, ce parti a joué un rôle révolutionnaire. Il insurgeait le paysan, il appelait à l’activité politique la jeunesse estudiantine, il groupait sous son drapeau un grand nombre d’ouvriers rattachés moralement ou matériellement à la campagne et qui considéraient la révolution non d’un point de vue prolétarien, de classe, mais du point de vue imprécis du “ travail ”. Les terroristes recherchaient le combat individuel et donnaient leur vie pour prendre celle des dignitaires du tsar. Nous critiquions cette méthode ; mais pendant les manifestations, il arrivait souvent aux plus dévoués des ouvriers marxistes de résister à la police et aux cosaques côte à côte avec des ouvriers “ narodniki ”. Plus tard les uns et les autres se retrouvaient au bagne, sur les étapes de la Sibérie, en exil... Dès cette époque un abîme séparait le jeune tisserand socialiste-révolutionnaire de Petrograd, toujours prêt à donner sa vie pour la classe ouvrière, des intellectuels du type Avksentiev, étudiants de Heidelberg ou d’ailleurs, philosophes kantiens, nietzschéens, qui ne se distinguaient en rien des petits-bourgeois radicaux français, en rien sinon par une moindre culture et de plus grandes illusions.
“ La guerre, puis la Révolution, précipitèrent vertigineusement la désagrégation du parti socialiste-révolutionnaire. La dégringolade politique des chefs de ce parti fut surtout rapide parce que les grands événements exigeaient des réponses claires et précises. Nous vîmes, à Zimmerwald, Tchernov adhérer brusquement à l’extrême gauche, renonçant ainsi à la “ défense nationale ”, de la démocratie bourgeoise ; puis le même Tchernov, membre d’un ministère bourgeois, soutint l’offensive de Juillet, d’accord avec les pays de l’Entente. ”

La fin de ce processus de désagrégation fut la rupture du Parti : les chefs allèrent chez Koltchak et chez Dénikine tandis que les ouvriers rejoignirent, en masse, les défenseurs du régime soviétique.

À l'issue des débats, quatorze des accusés furent condamnés à mort, mais une décision du Comité exécutif panrusse des Soviets spécifiait que “ la peine ne sera appliquée que si leur parti continue, par des soulèvements dans les campagnes, par l’espionnage, par l’attentat qu’on désavoue, par la calomnie et l’empoisonnement des consciences, sa politique criminelle envers la Russie des Soviets ”.


Notes

[33] “ Un rôle considérable, mais plutôt dans les coulisses, fut joué au sein de la fraction socialiste-révolutionnaire et du noyau dirigeant du Soviet, par Gotz. Terroriste issu d’une famille révolutionnaire réputée, Gotz était moins prétentieux et plus agissant que ses amis politiques les plus proches. Mais, à ce titre de “ praticien ” comme on le désignait, il se limitait aux opérations de cuisine, abandonnant à d’autres les grandes questions. Il faut, d’ailleurs, ajouter qu’il n’était ni orateur ni écrivain, et que sa principale ressource était dans une autorité personnelle payée par des années de bagne. ” (L. Trotsky, Histoire de la Révolution russe, I, 216-217.)

[34] Bruce Lockhart, agent personnel de Lloyd George en Russie. Voir son livre : Memoirs of a British Agent.


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