1928

Ancien militant menchevik, proche de Riazanov, chargé de recherches à l'Institut Marx-Engels, I.I.Roubine publie en 1928 ces "Essais sur la théorie de la valeur" qui se veulent une réhabilitation des analyses économiques de Marx.


Essais sur la théorie de la valeur de Marx

Isaac Roubine

I. La théorie marxienne du fétichisme de la marchandise

6. Strouvé et la théorie du fétichisme de la marchandise


La conception marxienne des catégories économiques comme expression des rapports sociaux de production (telle que nous l’avons présentée dans le chapitre précédent) a suscité la critique de P. Strouvé dans son livre Khozjajstvo i Cena (Economie et Prix). Strouvé reconnaît un mérite à la théorie du fétichisme de Marx, celui d’avoir révélé, derrière le capital, un rapport social de production entre la classe des capitalistes et celle des ouvriers. Mais il considère qu’il n’est pas correct d’étendre la théorie du fétichisme au concept de valeur et aux autres catégories économiques. Strouvé, comme d’autres critiques de Marx, réduit la théorie du fétichisme, base générale, fondamentale du système de Marx, à une brillante digression.

La critique de Strouvé est étroitement liée à sa classification ternaire de toutes les catégories économiques. Il distingue en effet : 1) les catégories « économiques », qui expriment « les rapports économiques de chaque agent avec le monde extérieur » (op. cit., t. I, p. 17), par exemple la valeur subjective (en russe, cennost’) ; 2) les catégories « inter économiques », qui expriment « des phénomènes qui naissent de l’interaction entre unités économiques autonomes » (ibid.), par exemple la valeur objective (d’échange) ; 3) les catégories « sociales », qui expriment « des phénomènes qui naissent de l’interaction entre agents économiques qui occupent des positions sociales différentes » (p. 27), par exemple le capital.

Pour Strouvé, seul le troisième groupe (les catégories sociales) a sa place dans le concept de rapports sociaux de production. En d’autres termes, il remplace les rapports sociaux de production par un concept plus étroit, celui de rapports de production entre classes sociales. Sur cette base, Strouvé admet que des rapports de production (c’est-à-dire pour lui des rapports sociaux entre classes) se dissimulent derrière la catégorie de capital, mais il refuse absolument de l’admettre pour la catégorie de valeur (Strouvé utilise le terme cennost’), qui exprime des rapports entre producteurs marchands égaux, indépendants, autonomes, et qui entre donc dans le deuxième groupe, celui des catégories interéconomiques. Marx aurait découvert avec à-propos le fétichisme du capital, mais il se serait trompé dans sa théorie du fétichisme de la marchandise et de la valeur des marchandises.

L’erreur du raisonnement de Strouvé découle de sa classification injustifiée des catégories économiques en trois groupes. Tout d’abord, dans la mesure où les catégories économiques sont l’expression d’activités « purement économiques » (intérieures à l’unité économique), coupées de toute forme sociale de production, elles sortent complètement du domaine de l’économie politique en tant que science sociale. De plus, on ne peut faire entre catégories inter économiques et catégories sociales une distinction aussi nette que celle que Strouvé suggère. L ‘« interaction entre unités économiques autonomes » n’est pas seulement une caractéristique formelle qui s’applique à différentes formations économiques et à toutes les époques historiques. C’est un fait social déterminé, un « rapport de production » déterminé entre unités économiques individuelles, sur la base de la propriété privée et de la division du travail, c’est-à-dire un rapport qui suppose une société ayant une structure sociale donnée, rapport qui ne se développe pleinement que dans l’économie marchande-capitaliste.

Enfin, si nous examinons les catégories, sociales, il faut remarquer que Strouvé les limite, sans raisons valables, à l’» interaction entre agents économiques qui occupent des positions sociales différentes ». Mais nous avons déjà montré que l’ « égalité » entre producteurs de marchandises est un fait social, un rapport de production déterminé. Strouvé lui-même comprend l’étroite relation qui existe entre la catégorie interéconomique (qui exprime l’égalité entre producteurs de marchandises) et la catégorie sociale (qui exprime l’inégalité sociale). Il écrit que les catégories sociales « sont construites dans toute société d’après le type des rapports économiques et semblent prendre la forme de catégories inter économiques [...]. Le fait que des catégories sociales, dans les rapports interéconomiques, prennent le vêtement de catégories interéconomiques crée une apparence d’identité entre elles » (p. 27). Ce n’est pas en fait une question de vêtement. Nous sommes ici en présence d’un trait fondamental, tout à fait caractéristique, de la société marchande-capitaliste. Ce trait consiste en ceci : dans la vie économique, les rapports sociaux n’ont pas un caractère de domination sociale directe de certains groupes sociaux sur d’autres, ils se réalisent par l’intermédiaire de la « contrainte économique », c’est-à-dire de l’interaction entre agents économiques individuels autonomes, sur la base d’accords entre ces agents. Les capitalistes exercent le pouvoir non comme « des seigneurs politiques ou théocratiques », mais parce qu’» ils personnifient les moyens de travail vis-à-vis du travail » (Le Capital, L. III, t. 8, p. 256). Les rapports entre classes ont pour point de départ les rapports entre capitalistes et ouvriers en tant qu’agents économiques autonomes. Ces rapports ne peuvent être analysés ou compris sans la catégorie de « valeur ».

Strouvé lui-même ne peut défendre son point de vue de façon cohérente. Pour lui, le capital est une catégorie sociale. Cependant, il le définit comme « un système de rapports sociaux interclasses et intraclasses » (p. 31 et 32), c’est-à-dire de rapports entre la classe des capitalistes et la classe des ouvriers d’une part, de rapports entre capitalistes individuels dans le procès de répartition du profit total entre eux d’autre part. Mais les rapports entre capitalistes individuels ne relèvent pas de l’ « interaction entre agents économiques qui occupent des positions sociales différentes ». Pourquoi sont-ils alors subsumés sous la catégorie sociale de capital ? Cela veut dire que les catégories sociales ne comprennent pas seulement des rapports interclasses, mais encore des rapports intraclasses, c’est-à-dire des rapports entre personnes qui ont la même appartenance de classe. Mais alors, qu’est-ce qui nous empêche de voir dans la valeur une catégorie sociale, de voir dans les rapports entre producteurs marchands autonomes des rapports sociaux de production ou, dans la terminologie de Strouvé, des rapports sociaux ?

Ainsi Strouvé lui-même ne maintient pas une distinction nette entre deux types de rapports sociaux de production : les rapports inter économiques et les rapports sociaux. Il a donc tort de voir « une incohérence scientifique dans la construction » de Marx, dans laquelle « la catégorie sociale, le capital, a son origine, en tant que ‘rapport’ social, dans la catégorie économique de valeur (cennost’) » (p. 29). Il faut tout d’abord faire remarquer que Strouvé se contredit lui-même quand, à la page 30, il fait de la valeur (cennost’) une catégorie interéconomique, et non une catégorie économique. Apparemment, dans le classement de Strouvé, la valeur subjective (cennost’) fait partie des catégories économiques, et la valeur d’échange, objective, des catégories interéconomiques. (La contradiction apparaît lorsque l’on compare cette classification au raisonnement présenté à la page 25 de son livre.) Mais Strouvé sait parfaitement que Marx déduit le concept de capital de la valeur objective et non de la valeur subjective, c’est-à-dire, dans la terminologie de Strouvé, de la catégorie interéconomique et non de la catégorie économique. C’est pour cela qu’il critique Marx. En effet, aussi bien la catégorie sociale, le capital, que la catégorie interéconomique, la valeur, appartiennent au même groupe de catégories dans le système de Marx. Ce sont des rapports sociaux de production ou, comme Marx le dit parfois, des rapports socio-économiques, c’est-à-dire que chacun exprime un aspect économique et sa forme sociale par opposition à la séparation artificielle établie par Strouvé.

Quand il restreint le concept de rapports de production au concept de rapports sociaux ou, plus précisément, aux rapports de classes, Strouvé est conscient du fait que Marx utilise ce concept dans un sens plus large. Il écrit : « Dans Misère de la philosophie, l’offre et la demande, la division du travail, le crédit, l’argent sont des rapports de production. Enfin, à la page 130 [p. 141 de l’édition française], Marx écrit: ‘L’atelier moderne, qui repose sur l’application des machines, est un rapport social de production, une catégorie économique.‘ Il est évident que tous les concepts économiques généralement utilisés à notre époque sont considérés ici comme des rapports sociaux de production. Cela est indubitablement correct si le contenu de ces concepts se réfère, d’une façon ou d’une autre, aux rapports sociaux entre les hommes dans le procès de la vie économique » (p. 30). Mais, tout en ne niant pas l’exactitude de la conception marxienne des rapports de production, Strouvé n’en trouve pas moins ce concept « extrêmement indéterminé » (p. 30) et il considère qu’il est plus correct de limiter son domaine aux catégories sociales. Cela est très caractéristique de certains critiques de Marx. Après l’analyse faite par celui-ci, il n’est plus possible d’ignorer le rôle de l’aspect social de la production, c’est-à-dire de sa forme sociale. Si l’on n’est pas d’accord avec les conclusions de Marx, tout ce qui reste à faire est de séparer l’aspect social de l’aspect économique et de mettre à l’écart l’aspect social, de lui assigner un domaine séparé. C’est ce qu’a fait Strouvé, c’est ce qu’a fait Bohm-Bawerk, qui a fondé sa théorie sur les motivations de l’agent économique isolé d’un contexte historique et social donné - tout en promettant que plus tard, dans quelque époque à venir, le rôle et la signification des catégories sociales seraient examinés.

Puisqu’il restreint le domaine de la théorie du fétichisme au domaine des catégories sociales, Strouvé considère qu’il est erroné d’appliquer cette théorie aux catégories interéconomiques, par exemple au concept de valeur. D’une part, il montre beaucoup d’estime pour la théorie marxienne du capital comme rapport social ; mais, d’autre part, il défend lui-même, en ce qui concerne les autres catégories économiques, un point de vue fétichiste. « Toutes les catégories inter économiques expriment ainsi toujours des phénomènes et des rapports objectifs et en même temps des rapports humains - des rapports entre les hommes. Ainsi, la valeur subjective, qui se transforme en valeur objective (d’échange), se transforme, d’état d’esprit, de sentiment fixé dans les objets, en une propriété de ces objets » (p. 25). Il est impossible de ne pas voir ici une contradiction. D’une part, on analyse des rapports « objectifs et en même temps [...] humains », c’est-à-dire des rapports sociaux de production qui se réalisent par l’intermédiaire des choses et s’expriment dans des choses. D’autre part, on parle de « propriété » des choses elles-mêmes. Ainsi Strouvé conclut-il : « Il est donc clair que la ‘réification’, ‘l‘objectivation’ des rapports humains, c’est-à-dire le phénomène que Marx a appelé le fétichisme du monde des marchandises, apparaît dans les rapports économiques comme une nécessité psychologique. Si l’analyse scientifique, consciemment ou inconsciemment, se limite elle-même à l’étude des rapports économiques, le point de vue fétichiste se révèle être, méthodologiquement, le seul point de vue correct » (p. 25). Si Strouvé avait voulu prouver que la théorie économique ne peut supprimer les catégories matérielles, et qu’elle doit examiner les rapports de production d’une économie marchande sous leur forme matérielle, il aurait évidemment eu raison. Mais le problème est de savoir si nous analysons les catégories matérielles en tant que formes dans lesquelles les rapports de production considérés se manifestent, comme l’a fait Marx, ou en tant que propriété des choses, comme Strouvé incline à le penser.

Strouvé essaie encore, au moyen d’un autre argument, de défendre une interprétation matérielle et fétichiste des catégories interéconomiques. « Lorsqu’il étudie les catégories inter économiques, Marx oublie que, dans leurs manifestations concrètes et réelles, elles sont indissolublement liées aux rapports de l’homme avec le monde extérieur, la nature et les choses » (p. 26). En d’autres termes, Strouvé souligne le rôle du procès de la production matérielle. Marx a largement pris en compte ce rôle dans sa théorie, qui fait dépendre les rapports de production du développement des forces productives. Toutefois, quand nous étudions les formes sociales de la production, c’est-à-dire les rapports de production, il nous est impossible de tirer des conclusions portant sur la signification des catégories matérielles à partir de la signification des choses dans le procès matériel de production. Marx a éclairci ce problème du rapport particulier qui existe entre le procès matériel de production et sa forme sociale dans une économie marchande-capitaliste. C’est là-dessus, en fait, qu’il a construit sa théorie du fétichisme de la marchandise.

Quelques critiques de Marx ont essayé de restreindre la portée de sa théorie du fétichisme d’une manière tout à fait opposée à celle de Strouvé. Ce dernier reconnaît le fétichisme du capital, mais non le fétichisme de la valeur. Dans une certaine mesure, c’est exactement le contraire que nous trouvons chez Hammacher. D’après celui-ci, dans le livre I du maître ouvrage de Marx, « le capital est défini comme la totalité des marchandises qui représentent du travail accumulé », c’est-à-dire que nous avons une définition matérielle du capital, et c’est seulement dans le livre III qu’apparaît le « fétichisme du capital ». D’ après Hammacher, Marx a transféré au capital les caractéristiques des marchandises par pure analogie, considérant que « les marchandises et le capital ne sont que quantitativement différents »[1].

L’affirmation que, dans le livre I du Capital, le capital est défini comme une chose et non comme un rapport social n’a même pas à être réfutée tant elle contredit le contenu de tout l’ouvrage. Il est tout aussi faux de penser que Marx ne voyait qu’une différence « quantitative » entre les marchandises et le capital. Il fait remarquer que « le capital s’annonce dès l’abord comme une époque de la production sociale » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 173). Mais les marchandises, tout autant que le capital, cachent sous une forme matérielle des rapports sociaux. Le fétichisme des marchandises comme le fétichisme du capital qui en découle sont présents au même titre dans la société capitaliste. Il est donc inexact de limiter la théorie du fétichisme de Marx au domaine du capital, comme le fait Strouvé, ou au seul domaine de l’échange marchand simple. La réification des rapports sociaux de production se trouve à la base même de l’économie marchande non organisée et elle marque de son empreinte toutes les catégories fondamentales du raisonnement économique quotidien, mais aussi l’économie politique comme science de l’économie marchande-capitaliste.

 


Notes

[1] Emil Hammacher, Das philosophisch-ökonomische System des Marxismus, Duncker & Humblot, Leipzig, 1909, p. 546.


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