1928

Ancien militant menchevik, proche de Riazanov, chargé de recherches à l'Institut Marx-Engels, I.I.Roubine publie en 1928 ces "Essais sur la théorie de la valeur" qui se veulent une réhabilitation des analyses économiques de Marx.


Essais sur la théorie de la valeur de Marx

Isaac Roubine

II. La théorie marxienne de la valeur-travail

14. Le travail abstrait


La théorie du travail abstrait est l’un des éléments fondamentaux de la théorie marxienne de la valeur. Selon Marx, le travail abstrait « crée » la valeur. Marx attachait une importance décisive à la différence entre travail concret et travail abstrait : « J’ai, le premier, mis en relief (de façon critique) ce double caractère du travail représenté dans la marchandise. Comme (la compréhension de) l’économie politique pivote autour de ce point, il nous faut ici entrer dans de plus amples détails » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 57) [1]. Après la publication du livre I du Capital, Marx écrivit à Engels : « Ce qu’il y a de meilleur dans mon livre, c’est : 1) (et c’est sur cela que repose toute l’intelligence des faits) la mise en relief dès le premier chapitre du caractère double du travail, selon qu’il s’exprime en valeur d’usage ou en valeur d’échange ; 2) l’analyse de la plus-value, indépendamment de ses formes particulières : profit, intérêt, rente foncière, etc. » [2]

Quand on voit l’importance décisive que Marx accordait à la théorie du travail abstrait, on peut s’étonner que cette théorie ait si peu attiré l’attention de toute la littérature marxiste. Certains auteurs passent la question complètement sous silence. Par exemple, A. Bogdanov transforme le travail abstrait en « travail abstrait simple » et, laissant de côté le problème du travail concret et du travail abstrait, se limite à celui du travail simple et du travail complexe [3]. De nombreux critiques de Marx ont égale-ment préféré remplacer le travail abstrait par le travail simple, par exemple Karl Diehl [4]. Dans les présentations courantes de la théorie de la valeur de Marx, les auteurs paraphrasent avec leurs propres mots les définitions données par Marx dans la seconde partie du chapitre 1 du Capital à propos du « double caractère du travail présenté par la marchandise ». Kautsky écrit : « Le travail nous apparaît d’une part comme la dépense de force humaine de travail en général, d’autre part comme une activité humaine spécifique destinée à procurer un objet donné. Le premier aspect du travail forme l’élément commun à toutes les activités productives accomplies par les hommes, le second varie avec la nature de l’activité » [5]. Cette définition largement acceptée peut se ramener à cette affirmation très simple : le travail concret est la dépense d’énergie humaine sous une forme déterminée (confection de vêtements, tissage, etc.). Le travail abstrait est la dépense d’énergie humaine en tant que telle, indépendamment de ces formes déterminées. Ainsi défini, le concept de travail abstrait est un concept physiologique, dépouillé de tout élément social et historique. C’est un concept qui existe dans toutes les époques historiques, indépendamment de telle ou telle forme de production.

Si même des marxistes définissent couramment le travail abstrait comme une dépense d’énergie physiologique, il n’est pas étonnant que cette conception soit largement répandue dans la littérature antimarxiste. Par exemple, d’après Strouvé : « Des physiocrates et de leurs successeurs anglais, Marx a repris le point de vue matérialiste-mécaniste qui est si frappant dans sa théorie du travail. comme substance de la valeur. Cette théorie est le couronnement de toutes les théories objectives de la valeur. Elle matérialise directement la valeur, la transforme en une substance économique propre aux biens économiques, semblable à la matière physique qui est la substance des choses physiques. Cette substance économique est quelque chose de matériel parce que Marx conçoit le travail qui crée la valeur de façon purement physique, comme une dépense d’énergie nerveuse et musculaire, indépendamment du contenu concret déterminé de cette dépense, qui caractérise par une infinie variété. Le travail abstrait est chez Marx un concept physiologique, un concept idéal, et en dernière analyse un concept qui peut être ramené au travail mécanique » (préface de Strouvé à l’édition russe du livre I du Capital. 1906, p. 28). D’après Strouvé, le travail abstrait est chez Marx un concept physiologique ; c’est pourquoi la valeur créée par le travail abstrait est quelque chose de matériel. Cette interprétation est partagée par d’autres critiques de Marx. Gerlach note que, selon Marx, « la valeur est quelque chose de commun à toutes les marchandises, c’est la condition de leur échangeabilité, et elle représente une réification du travail humain abstrait » [6]. Gerlach dirige sa critique contre ce point de la théorie de la valeur de Marx : « Il est complètement impossible d’opérer une réduction physiologique du travail humain au travail simple[...]. Du fait que le travail humain est toujours accompagné et conditionné par la conscience, nous devons refuser de le réduire au mouvement des muscles et des nerfs, car cette réduction laisse toujours quelque résidu qui échappe à ce type d’analyse » (ibid., p. 49-50). « Les précédentes tentatives pour mettre en évidence expérimentalement le travail humain abstrait, ce qui est général dans le travail humain, ce qui en constitue la particularité spécifique, ont échoué ; la réduction du travail à l’énergie nerveuse et musculaire n’est pas possible » (ibid., p. 50). Cette affirmation de Gerlach, pour qui le travail ne peut être réduit à une dépense d’énergie physiologique parce qu’il contient toujours un élément conscient, n’a absolument aucun rapport avec le concept de travail abstrait tel qu’il a été élaboré par Marx sur la base de son analyse des caractéristiques de l’économie marchande. Toutefois, ces arguments de Gerlach ont paru si convaincants qu’ils ont souvent été répétés par les critiques de la théorie de la valeur de Marx [7]. Nous trouvons une version encore plus frappante de la conception naturaliste du travail abstrait dans l’œuvre de L. von Buch : le travail, dans sa forme abstraite, est considéré « comme le procès de transformation de l’énergie potentielle en travail mécanique » [8]. L’attention est ici attirée moins sur la quantité d’énergie physiologique dépensée que sur la quantité de travail mécanique reçue. Mais la base théorique de cette interprétation reste purement naturaliste et néglige complètement l’aspect social du procès de travail, c’est-à-dire précisément l’aspect qui est l’objet spécifique de l’économie politique.

Seuls quelques théoriciens ont compris que les caractéristiques du travail abstrait ne coïncidaient en aucune façon avec une égalité physiologique de différentes dépenses de travail. « Le caractère général du travail n’est pas un concept qui relève des sciences de la nature, un concept doté uniquement d’un contenu physiologique. Le travail privé est général-abstrait et par là même social, en tant qu’expression de l’activité des sujets de droits » [9]. Mais, pour Petry, la théorie de la valeur de Marx ne traite pas de la Wertgesetz (loi de la valeur), mais de la Wertbetrachtung (considération de valeur) et n’est donc pas une explication du « procès réel qui concerne les objets », mais une « condition subjective de la connaissance » (ibid., p. 50) ; cela empêche Petry de formuler de façon correcte le problème du travail abstrait [10].

On peut trouver dans l’œuvre de A. Neždanov (Čerevanin) une autre tentative pour introduire une dimension sociale dans le concept de travail abstrait. D’après Neždanov, le concept de travail abstrait n’exprime pas une égalité physiologique des dépenses de travail, mais un procès social d’égalisation des différentes formes de travail dans la production. Il s’agit d’ « un procès social important et indispensable qu’accomplit toute organisation socio-économique consciente [...]. Ce procès social de réduction de différentes formes de travail à du travail abstrait s’accomplit inconsciemment dans l’économie marchande » [11]. En considérant le travail abstrait comme une expression du procès d’égalisation des travaux dans toute économie, Neždanov néglige la forme particulière que cette égalisation prend dans une économie marchande ; dans cette dernière, elle ne s’accomplit pas directement dans le procès de production, mais par l’intermédiaire de l’échange. Le concept de travail abstrait exprime la forme historique spécifique de l’égalisation des travaux. Ce n’est pas seulement un concept social, mais aussi un concept historique.

On voit que la majorité des auteurs ont compris de façon simpliste la question du travail abstrait en le ramenant à un travail physiologique. Cela découle de ce que ces auteurs ne se sont pas astreints eux-mêmes à comprendre dans son ensemble la théorie du travail abstrait de Marx. Pour ce faire, ils auraient dû se livrer à une analyse détaillée des textes de Marx consacrés au fétichisme de la marchandise, en particulier dans la Contribution à la critique de l’économie politique où Marx développe sa théorie de façon très complète. Au lieu de se livrer à ce travail, ces auteurs ont préféré se borner à une répétition littérale de quelques phrases que Marx consacre au travail abstrait dans la 2e partie du chapitre 1 du Capital.

Dans ce texte du Capital, Marx semble bien, en effet, donner un fondement aux interprétations du travail abstrait dans un sens physiologique. « En fin de compte, toute activité productive, abstraction faite de son caractère utile, est une dépense de force humaine. La confection des vêtements et le tissage, malgré leurs différences, sont tous deux une dépense productive du cerveau, des muscles, des nerfs, de la main de l’homme, et en ce sens du travail humain au même titre » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 59). Et, en conclusion, Marx souligne cette idée de façon encore plus nette : « Tout travail est d’un côté dépense, dans le sens physiologique, de force humaine et, à ce titre de travail humain égal [NdT. : Le texte allemand précise : ou de travail humain abstrait], il forme la valeur des marchandises. De l’autre côté, tout travail est dépense de la force humaine sous telle ou telle forme productive déterminée par un but particulier et, à ce titre de travail concret et utile, il produit des valeurs d’usage ou utilités » (ibid., p. 61). Partisans et adversaires de Marx s’appuient sur les passages cités pour interpréter le travail abstrait dans un sens physiologique. Les premiers répètent cette définition en s’abstenant de l’analyser de façon critique. Les seconds lui opposent toute une série d’objections et en font parfois le point de départ de leur réfutation de la théorie de la valeur-travail. Ni les uns ni les autres n’ont remarqué que la conception simpliste du travail abstrait que l’on trouve dans ces passages, conception fondée à première vue sur une interprétation littérale du texte de Marx, n’est absolument pas compatible avec l’ensemble de la théorie de la valeur de Marx, pas plus qu’avec un grand nombre d’autres passages du Capital.

Marx a inlassablement répété que la valeur est un phénomène social, que « les valeurs des marchandises n’ont qu’une réalité purement sociale (Wertgegenständlichkeit) » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 62 ; cf. note 4 du chapitre 11) et ne contiennent « pas un atome de matière ». Il s’ensuit que le travail abstrait, créateur de valeur, doit être compris comme une catégorie sociale dans laquelle ne pénètre « pas un seul atome de matière ». De deux choses l’une : ou bien le travail abstrait est une dépense d’énergie humaine sous une forme physiologique, et alors la valeur a aussi un caractère matériel réifié. Ou bien la valeur est un phénomène social, et le travail abstrait doit alors lui aussi être compris comme un phénomène social, lié à une forme sociale de production déterminée. Il est impossible de concilier une interprétation physiologique du concept de travail abstrait avec le caractère historique de la valeur que ce même travail crée. La dépense physiologique d’énergie en tant que telle se retrouve à toutes les époques, et autant dire alors que cette énergie crée de la va-leur à toutes les époques. Nous en arrivons alors à l’interprétation la plus grossière de la théorie de la valeur, interprétation qui contredit nettement la théorie de Marx.

Il n’existe qu’une voie pour se tirer de cette difficulté : puisque le concept de valeur a un caractère social et historique dans l’œuvre de Marx (et cela constitue précisément son apport et le trait caractéristique de sa théorie), nous devons construire le concept de travail abstrait, créateur de valeur, sur la même base. Si nous ne nous en tenons pas aux définitions préliminaires données par Marx dans les premières pages de son livre, et si nous nous employons à suivre pas à pas le développement ultérieur de sa pensée, nous trouverons dans son œuvre suffisamment d’éléments pour une théorie sociologique du travail abstrait.

Pour comprendre correctement la théorie marxienne du travail abstrait, il ne faut pas oublier un seul instant que Marx établit un lien indissociable entre le concept de travail abstrait et le concept de valeur. Le travail abstrait « crée » la valeur, il est le contenu ou la substance de la valeur. Le but que se propose Marx n’est pas (ainsi que nous l’avons souligné à plusieurs reprises) de réduire analytiquement la valeur au travail abstrait, mais de faire découler dialectiquement la valeur du travail abstrait. Et cela n’est pas possible si on ne voit dans le travail abstrait rien d’autre que du travail au sens physiologique. Ce n’est donc pas par hasard que les auteurs qui s’en tiennent fermement à une interprétation physiologique du travail abstrait se trouvent conduits à des conclusions qui contredisent nettement la théorie de Marx, en l’occurrence à la conclusion que le travail abstrait en lui-même ne crée pas de valeur [12]. Si l’on veut soutenir la célèbre thèse de Marx selon laquelle le travail abstrait crée la valeur et s’exprime dans la valeur, il faut alors renoncer à l’interprétation physiologique du concept de travail abstrait. Mais cela ne signifie pas, bien entendu, que l’on nie le fait évident que, dans toute forme sociale d’économIe, l’activité de travail des hommes s’accomplit par l’intermédiaire d’une dépense d’énergie physiologique. Le travail physiologique est le présupposé du travail abstrait en ce sens que l’on ne peut parler de travail abstrait s’il n’y a pas dépense d’énergie physiologique de la part des hommes. Mais, précisément, cette dépense d’énergie physiologique reste un présupposé, et non l’objet de notre analyse.

Dans toute forme sociale d’économie, le travail humain est à la fois matériel-technique et physiologique. Le premier adjectif ne s’applique au travail que dans la mesure où celui-ci est soumis à un plan technique défini et orienté vers la production de produits nécessaires à la satisfaction des besoins humains; le second adjectif ne s’applique au travail que dans la mesure où celui-ci représente une dépense d’énergie physiologique accumulée dans l’organisme humain et qui doit être régulièrement reproduite. Si le travail ne créait pas de produits utiles, ou s’il ne s’accompagnait pas d’une dépense d’énergie de la part de l’organisme humain, le tableau d’ensemble de la vie économique de l’humanité serait totalement différent de ce qu’il est en fait. Le travail, conçu indépendamment de telle ou telle forme d’organisation sociale de l’économie, est donc le présupposé matériel-technique aussi bien que biologique de toute activité économique. Mais on ne peut faire de ce présupposé de toute recherche économique un objet d’analyse. La dépense d’énergie physiologique en tant que telle n’est pas du travail abstrait et ne crée pas de valeur.

Jusqu’ici, nous avons examiné l’interprétation physiologique du travail abstrait sous sa forme la plus vulgaire. Les partisans de cette interprétation vulgaire prétendent que la valeur du produit est créée par le travail abstrait, conçu comme dépense d’une certaine somme d’énergie physiologique. Mais il existe des formulations plus élaborées de cette interprétation physiologique, qui tiennent approximativement le raisonnement suivant: l’égalité des produits en tant que valeurs est créée par l’égalité de toutes les formes de travail humain en tant que dépenses d’énergie physiologique. Ici, le travail n’est plus simplement conçu comme la dépense d’une certaine somme d’énergie physiologique, il est considéré du point de vue de son homogénéité physiologique avec toutes les autres formes de travail. Ici, l’organisme humain n’est plus traité simplement comme la source de l’énergie physiologique en général, mais aussi comme la source qui est capable de fournir du travail sous n’importe quelle forme concrète. Le concept de travail physiologique en général se trouve transformé en concept de travail physiologiquement égal ou physiologiquement homogène.

Toutefois, ce travail physiologiquement homogène n’est pas l’objet mais plutôt le présupposé de la recherche économique. En réalité, si le travail en tant que dépense d’énergie physiologique est un présupposé biologique de toute économie humaine, l’homogénéité physiologique du travail est alors un présupposé biologique de toute division sociale du travail. L’homogénéité physiologique du travail humain est un présupposé indispensable au transfert des hommes d’une forme de travail à une autre et, par conséquent, à la possibilité d’un procès social de répartition du travail social. Si les hommes naissaient, comme les abeilles ou les fourmis, avec des instincts de travail déterminés qui limitent à l’avance leurs capacités de travail à une seule forme d’activité, la division du travail serait alors un fait biologique et non un fait social. Si le travail de la société doit pouvoir être utilisé dans telle ou telle sphère de production, il faut alors que chaque individu soit capable de passer d’une forme de travail à une autre.

Ainsi l’égalité physiologique des travaux est une condition nécessaire de l’égalisation et de la répartition sociales du travail en général. C’est seulement sur la base de l’égalité et de l’homogénéité physiologiques du travail humain, c’est-à-dire de la diversité et des possibilités d’adaptation de l’activité de travail des hommes, que le transfert d’une activité à une autre est possible. C’est sur cette base seulement qu’est possible l’émergence du système social de division du travail, et en particulier du système de la production marchande. Quand donc nous parlons de travail abstrait, nous présupposons un travail qui est sociale-ment égalisé, et l’égalisation sociale du travail présuppose elle-même l’homogénéité physiologique du travail, sans laquelle la division sociale du travail en tant que procès social ne pourrait s’accomplir sous quelque forme que ce soit.

L’homogénéité physiologique du travail humain est un présupposé biologique, mais non une cause du développe-ment de la division sociale du travail. (Ce présupposé résulte, pour sa part, du long procès du développement humain, et en particulier du développement des instruments de travail et de quelques organes du corps : la main et le cerveau.) Le niveau de développement et les formes de la division sociale du travail sont déterminés par des causes purement sociales et ils déterminent à leur tour dans quel-le mesure la diversité des opérations de travail que l’organisme humain peut potentiellement réaliser se réalise effectivement dans la diversité des opérations de travail des hommes en tant que membres de la société. Dans un système de castes strictement observé, l’homogénéité physiologique du travail humain ne peut s’exprimer à un degré significatif. Dans une petite communauté fondée sur la division du travail, l’homogénéité physiologique du travail se manifeste dans un cercle d’individus restreint et le caractère humain du travail ne peut s’exprimer. C’est seulement sur la base de la production marchande, qui se caractérise par un large développement de l’échange, un transfert massif d’individus d’une activité à une autre et l’indifférence des individus à l’égard de la forme concrète du travail, que peut se développer le caractère d’homogénéité de toutes les activités de travail en tant que formes du travail humain en général. L’homogénéité physiologique du travail humain était un présupposé nécessaire de la division sociale du travail, mais c’est seulement à un niveau déterminé du développement social et dans une forme sociale d’économie déterminée que le travail de l’individu possède le caractère d’une forme de manifestation du travail humain en général. Il ne serait peut-être pas exagéré de dire que les concepts d’homme en général et de travail humain en général sont apparus sur la base de l’économie marchande. C’est précisément ce que Marx voulait mettre en évidence en disant que le caractère humain général du travail s’exprime dans le travail abstrait.

Nous sommes arrivés à la conclusion que le travail physiologique en général, ou le travail physiologiquement égal, ne sont pas en eux-mêmes du travail abstrait, même s’ils en sont les présupposés. Le travail égal qui s’exprime dans l’égalité des valeurs doit être entendu comme un travail socialement égalisé. Puisque la valeur du produit du travail est une fonction sociale et non une fonction naturelle, le travail qui crée cette valeur est une « substance sociale », et non une substance physiologique. Marx a exprimé clairement et brièvement cette idée dans son livre Salaires, prix et profit : « Comme les valeurs d’échange des marchandises ne sont que les fonctions sociales de ces objets et n’ont rien de commun avec leurs qualités naturelles, il faut tout d’abord nous demander : quelle est la substance sociale commune à toutes les marchandises ? C’est le travail. Pour produire une marchandise, il faut y appliquer, y faire entrer une quantité déterminée de travail. Et je ne dis pas seulement de travail, mais de travail social » (Salaires, prix et profit, p. 83). Et dans la mesure où ce travail est égal, ce que l’on considère est du travail socialement égal ou socialement égalisé.

Nous ne devons donc pas nous limiter à la propriété qu’a le travail d’être égal, nous devons encore distinguer trois types de travail égal, ainsi que nous l’avons fait remarquer au chapitre 11 :

Si le travail abstrait est une propriété spécifique d’une économie marchande, on peut en revanche trouver le travail socialement égalisé dans une commune socialiste par exemple. Non seulement le travail abstrait ne coïncide pas avec le travail physiologiquement égal, mais il ne peut pas non plus être identifié au travail socialement égalisé (cf. ci-dessus, chap. 11). Tout travail abstrait est du travail social et socialement égalisé, mais tout travail socialement égalisé ne peut être considéré comme du travail abstrait. Pour que du travail socialement égalisé prenne la forme spécifique de travail abstrait, caractéristique de l’économie marchande, deux conditions sont nécessaires, comme Marx l’a bien montré. Il est nécessaire que : 1) l’égalité des différents types de travaux et des individus exprime « le caractère social spécifique des travaux privés indépendants les uns des autres » (Das Kapital, Bd I, p. 88) [cf. chap. 11, note 1] , c’est-à-dire que le travail devienne travail social seulement en tant que travail égal ; et que 2) cette égalisation des travaux s’accomplisse sous une forme matérielle, c’est-à-dire revête « la forme valeur des produits du travail » [13] (ibid.). Si ces conditions ne sont pas réalisées, les travaux sont physiologiquement égaux. Ils peuvent aussi être socialement égalisés, mais ils n’entrent pas dans la catégorie de travail général-abstrait.

Si certains auteurs ont confondu à tort le travail abstrait avec le travail physiologiquement égal, d’autres ont commis une erreur tout aussi inacceptable, bien que moins grossière ; ils ont confondu le travail abstrait avec le travail socialement égalisé. Leur raisonnement peut se ramener à ceci : l’organisme d’une commune socialiste, comme nous l’avons vu, égalise les travaux de différentes espèces exécutés par différents individus dans le but de comptabiliser et de répartir le travail, c’est-à-dire qu’il ramène tous les travaux à une unité générale qui est nécessairement abstraite ; ainsi le travail acquiert-il le caractère de travail abstrait [14]. Si ces auteurs insistent sur leur droit à appeler « abstrait » le travail socialement égalisé, nous pouvons leur reconnaître ce droit ; tout auteur a le droit de donner n’importe quel nom de son choix à un phénomène, bien qu’un tel arbitraire dans la terminologie puis-se se révéler très dangereux et créer une grande confusion dans la science. Mais la discussion ne porte pas sur le nom qui est donné au travail égalisé, mais sur quelque chose d’autre. Nous nous trouvons face à cette question : qu’entendons-nous par ce « travail abstrait » qui crée la valeur et est exprimé dans la valeur, d’après la théorie de Marx ? Rappelons une nouvelle fois que Marx ne voulait pas seulement réduire analytiquement la valeur au travail, mais aussi déduire dialectiquement [15] la valeur du travail. Et, de ce point de vue, il est clair que ni le travail physiologiquement égal ni le travail socialement égalisé en tant que tels ne créent de valeur. Le travail abstrait que Marx étudie n’est pas simplement du travail socialement égalisé, c’est du travail socialement égalisé sous une forme spécifique, caractéristique d’une économie marchande. Dans le système de Marx, le concept de travail abstrait est indissolublement lié aux caractéristiques fondamentales de l’économie marchande. Pour le démontrer, il nous faut développer plus en détail les thèses de Marx sur les caractéristiques du travail abstrait.

Marx commence son analyse par la marchandise, dans laquelle il distingue deux aspects : l’aspect matériel-technique et l’aspect social (c’est-à-dire la valeur d’usage et la valeur). De la même façon, il distingue un « double caractère dans le travail présenté par la marchandise ». Le travail concret et le travail abstrait sont deux aspects (matériel-technique et social) d’un seul et même travail contenu dans la marchandise. L’aspect social de ce travail, qui crée la valeur et est exprimé dans la valeur, c’est le travail abstrait.

Commençons par la définition que Marx donne du travail concret. « En tant qu’il produit des valeurs d’usage, qu’il est utile, le travail, indépendamment de toute forme de société, est la condition indispensable de l’existence de l’homme, une nécessité éternelle, le médiateur de la circulation matérielle entre la nature et l’homme » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 58 ; souligné par Roubine). Il est évident que le travail abstrait s’oppose au travail concret. Le travail abstrait est lié à une « forme sociale » définie et il exprime des rapports déterminés d’homme à homme dans le procès de production. Le travail concret est la définition du travail du point de vue de ses propriétés matérielles-techniques. Le travail abstrait intègre la définition des formes sociales d’organisation du travail humain. Cela n’est pas une définition générique et spécifique du travail, mais l’analyse du travail de deux points de vue : matériel-technique et social. Le concept de travail exprime les caractéristiques de l’organisation sociale du travail dans la société marchande-capitaliste [16].

Si l’on veut interpréter correctement l’opposition entre travail concret et travail abstrait, il faut partir de l’opposition que Marx établit entre travail privé et travail social, telle que nous l’avons étudiée ci-dessus.

Le travail est social lorsqu’on le considère en tant que fraction de la masse totale de travail social homogène ou, comme Marx le dit fréquemment, si on le considère du point de vue de son « rapport au travail total de la société ». Dans une vaste communauté socialiste, le travail des membres de la communauté (par exemple le travail d’un cordonnier) est directement intégré dans le procès de travail global de la société et il se trouve égalisé avec un nombre déterminé d’unités de travail social (nous nous référons ici à la phase inférieure de l’économie socialiste, alors que le travail des individus est encore évalué par la société - voir à la fin de ce chapitre pour un examen plus détaillé de ce point). Le travail sous sa forme concrète est dans ce cas directement social. Il en va différemment dans une économie marchande, dans laquelle le travail concret des producteurs n’est pas directement du travail social mais du travail privé, c’est-à-dire le travail d’un producteur marchand privé, d’un propriétaire possédant ses moyens de production sous forme privative et qui organise de façon indépendante l’activité économique. Ce travail privé ne peut devenir social que par son égalisation avec toutes les autres formes de travail, par l’égalisation de leurs produits (cf. ci-dessus, chap. 11). En d’autres termes, le travail concret ne devient pas social parce qu’il a la forme de travail concret qui produit des valeurs d’usage concrètes, par exemple des chaussures, il ne le devient que si les chaussures sont égalisées en tant que valeur avec une somme d’argent donnée (et, par l’intermédiaire de l’argent, avec tous les autres produits en tant que valeurs). Ainsi le travail matérialisé dans les chaussures se trouve-t-il égalisé avec toutes les autres formes de travail et, par conséquent, il dépouille sa forme concrète et devient du travail impersonnel, un atome dans la masse de travail social homogène. De même que les produits concrets du travail (par exemple les chaussures) ne révèlent leur caractère de valeur que si le produit dépouille sa forme concrète et est égalisé avec une somme donnée d’unités monétaires abstraites, le travail privé et concret contenu dans le produit ne révèle son caractère de travail social que s’il dépouille sa forme concrète et se trouve égalisé, dans une proportion donnée, avec toutes les autres formes de travail, c’est-à-dire s’il se trouve égalisé avec une quantité donnée de travail impersonnel, homogène, abstrait, de « travail en général ». La transformation du travail privé en travail social ne peut s’accomplir que par l’intermédiaire de la transformation du travail concret en travail abstrait. D’autre part, la trans-formation du travail concret en travail abstrait signifie : déjà son inclusion dans la masse de travail social homogène, c’est-à-dire sa transformation en travail social. Le travail abstrait est une variété du travail social ou du travail : socialement égalisé en général. C’est du travail social ou socialement égalisé sous la forme spécifique qu’il revêt dans une économie marchande. Le travail abstrait n’est pas seulement du travail socialement égalisé, c’est-à-dire dépouillé de ses propriétés concrètes, du travail impersonnel et homogène. C’est du travail qui ne devient travail ; social qu’en prenant la forme de travail impersonnel etc. homogène. Le concept de travail abstrait présuppose que le procès au cours duquel le travail devient impersonnel et égalisé soit un procès unique au cours duquel le travail se trouve en même temps « socialisé », c’est-à-dire inclus dans la masse totale du travail social. Cette égalisation du travail peut se produire dans le procès de production direct avant l’acte d’échange, mais seulement mentalement et par anticipation. Dans la réalité, elle s’accomplit par l’intermédiaire de l’acte d’échange, par l’intermédiaire de l’égalisation (même si celle-ci se fait mentalement et pari anticipation) du produit du travail considéré avec une somme d’argent donnée. Mais si cette égalisation précède l’échange, elle doit cependant se réaliser effectivement dans le processus d’échange réel.

Le rôle du travail tel que nous l’avons décrit est précisément caractéristique d’une économie marchande, et cela est particulièrement frappant si l’on compare la société marchande à d’autres formes d’économie : « Prenons les corvées et redevances en nature du Moyen Age. Ce sont les travaux déterminés [17] des individus sous leur forme de prestations en nature, c’est la particularité et non la généralité [18] du travail, qui constituent ici le lien social. Ou bien enfin, prenons le travail collectif sous sa forme originelle, tel que nous le trouvons au seuil de l’histoire de tous les peuples civilisés. Ici, le caractère social du travail ne provient manifestement pas de ce que le travail de l’individu prend la forme abstraite de la généralité, ou de ce que son produit prend celle d’un équivalent général. C’est le régime communautaire, sur lequel repose la production, qui empêche le travail de l’individu d’être du travail privé et son produit d’être un produit privé, et qui fait au contraire du travail individuel directement en fonction d’un membre de l’organisme social. Le travail qui se manifeste dans la valeur d’échange est, par hypothèse, le travail de l’individu isolé. C’est en prenant la forme de son contraire immédiat, la forme de la généralité abstraite, qu’il devient travail social » (Contribution, p. 13 ; souligné par Roubine). La même idée est reprise dans Le Capital. Marx dit de la société médiévale : « La forme naturelle du travail, sa particularité - et non sa généralité, son caractère abstrait, comme dans la production marchande -, en est aussi la forme sociale » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 89). De même, dans la production agricole d’une famille paysanne de type patriarcal, « les différents types de travaux d’où dérivent ces produits, agriculture, élève du bétail, tissage, confection de vêtements, etc., possèdent de prime abord la forme de fonctions sociales… » (ibid., p. 90).

Ainsi, dans la société marchande, par opposition à la famille patriarcale ou au domaine féodal dans lesquels le travail sous sa forme concrète possède un caractère directement social, le seul rapport social entre les unités économiques privées, indépendantes, s’établit par l’intermédiaire d’un échange et d’une égalisation multilatéraux des produits des formes concrètes des travaux les plus diversifiées, c’est-à-dire par l’abstraction de leurs propriétés concrètes, par la transformation de travail concret en travail abstrait. La dépense d’énergie humaine en tant que telle, au sens physiologique, n’est pas encore du travail abstrait, du travail qui crée de la valeur, même si elle en est le présupposé. L’abstraction des formes concrètes des travaux, rapport social fondamental entre producteurs marchands isolés, voilà ce qui caractérise le travail abstrait. Le concept de travail abstrait suppose une forme sociale déterminée d’organisation du travail dans une économie marchande: les producteurs marchands individuels ne sont pas directement liés entre eux dans le procès de production lui-même, dans la mesure où ce procès représente la totalité de leurs activités de travail concrètes; ce lien s’établit à travers le procès d’échange, c’est-à-dire à travers l’abstraction de ces propriétés concrètes. Le travail abstrait n’est pas une catégorie physiologique, mais une catégorie sociale et historique. Le travail abstrait ne diffère pas du travail concret seulement négativement (abstraction des formes concrètes du travail), mais aussi positivement (égalisation de toutes les formes de travail dans le cadre d’un échange multilatéral des produits du travail). « Le travail réalisé dans la valeur des marchandises n’est pas seulement représenté négativement, c’est-à-dire comme une abstraction où s’évanouissent les formes concrètes et les propriétés utiles du travail réel ; sa nature positive s’affirme nettement. Elle est la réduction de tous ces travaux réels à leur caractère commun de travail humain, de dépense de la même force humaine de travail » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 79-80). À d’autres endroits, Marx souligne que cette réduction des formes concrètes du travail à du travail abstrait s’accomplit définitivement dans le procès d’échange. Toutefois, dans le procès de production direct, cette réduction a un caractère anticipé ou idéal du fait que la production est destinée à l’échange (cf. ci-dessous). Dans la théorie de la valeur de Marx, la transformation du travail concret en travail abstrait n’est pas un acte théorique d’abstraction dans le but de trouver une unité de mesure générale, universelle. Cette transformation est un événement social réel. L’expression théorique de ce fait social, à savoir l’égalisation sociale des différentes formes de travail et non leur égalité physiologique, c’est la catégorie de travail abstrait. Le fait de négliger cette nature positive, sociale, du travail abstrait conduit à interpréter ce dernier comme un calcul de dépenses de travail dans un sens physiologique, c’est-à-dire comme une propriété purement négative, une abstraction des formes spécifiques des travaux concrets.

Le travail abstrait apparaît et se développe dans la mesure où l’échange devient la forme sociale du procès de production, donnant à ce dernier la forme de la production marchande. Si l’échange n’est pas la forme sociale de la production, il ne peut y avoir de travail abstrait. Ainsi, dans la mesure où le marché et la sphère de l’échange sont étendus, dans la mesure où les unités économiques individuelles sont entraînées dans l’échange dans la mesure où ces unités se structurent en une économie sociale unifiée et par la suite en une économie mondiale, les propriétés caractéristiques du travail que nous avons appelé abstrait se trouvent renforcées. C’est ainsi que Marx écrit : « C’est seulement le commerce extérieur, le développement du marché en marché mondial, qui transforme la monnaie en monnaie universelle et le travail abstrait en travail social. La richesse abstraite, la valeur, la monnaie et donc le travail abstrait se développent dans la mesure où le travail concret se transforme en une totalité de modes de travail différents qui embrasse le marché mondial » (Theorien, t. 3, p. 250 ; souligné par Marx). Quand l’échange est maintenu à l’intérieur des frontières nationales, le travail abstrait n’existe pas encore sous sa forme la plus développée. Le caractère abstrait du travail n’atteint sa perfection que lorsque le commerce international met en rapport et unifie tous les pays, et quand le produit du travail national perd ses propriétés concrètes spécifiques, du fait qu’il entre sur le marché mondial et se trouve égalisé avec les produits du travail des industries nationales les plus variées. Ce concept de travail abstrait est en fait bien éloigné du concept de dépense de travail au sens physiologique, qui ne fait référence ni aux propriétés qualitatives de l’activité de travail ni aux formes sociales de l’organisation du travail.

Dans la production fondée sur l’échange, le producteur ne s’intéresse pas à la valeur d’usage du produit qu’il fabrique, mais seulement à sa valeur. Les produits ne l’intéressent pas comme résultats du travail concret, mais comme fruits du travail abstrait, c’est-à-dire dans la mesure où ils peuvent dépouiller la forme utile qui leur est propre et se transformer en argent, puis, par l’intermédiaire de l’argent, en une série infinie de valeurs d’usage. Si, du point de vue de la valeur, une occupation est moins avantageuse qu’une autre pour le producteur, celui-ci passera d’une forme concrète d’activité à une autre, en supposant qu’il existe dans l’économie marchande une parfaite mobilité du travail. L’échange crée l’indifférence du producteur à l’égard de son travail concret (cela, bien sûr, sous la forme d’une tendance qui est interrompue et affaiblie par des influences de sens contraire). « L’indifférence à l’égard de tel travail déterminé correspond à une forme de société dans laquelle les individus passent avec facilité d’un travail à l’autre et dans laquelle le genre précis de travail est pour eux fortuit, donc indifférent. Là le travail est devenu, non seulement sur le plan des catégories mais dans la réalité même, un moyen de créer la richesse en général et a cessé, en tant que détermination, de ne faire qu’un avec les individus sous quelque aspect particulier. Cet état de choses a atteint son plus haut degré de développement dans la forme d’existence la plus moderne des sociétés bourgeoises, aux Etats-Unis. C’est donc là seulement que l’abstraction de la catégorie ‘travail’, ‘travail en général’, travail ‘sans phrase’, point de départ de l’économie moderne, devient vérité pratique. Ainsi l’abstraction la plus simple, que l’économie moderne place au premier rang et qui exprime un rapport très ancien et valable pour toutes les formes de société, n’apparaît pourtant sous cette forme abstraite comme vérité pratique qu’en tant que catégorie de la société la plus moderne [...]. Cet exemple du travail montre d’une façon frappante que même les catégories les plus abstraites, bien que valables - précisément à cause de leur nature abstraite - pour toutes les époques, n’en sont pas moins sous la forme déterminée de cette abstraction même le produit de conditions historiques et ne restent pleinement valables que pour ces conditions et dans le cadre de celles-ci » [19]. Nous avons longuement cité ce texte de Marx car il démontre irréfutablement qu’il est impossible de définir le « travail abstrait » ou le « travail en général » dans un sens physiologique. Le travail en général existe à première vue dans toutes les formes de société, mais il est en réalité le produit de conditions historiques, celles d’une économie marchande, et ne « prend toute sa signification » que dans cette économie. Le travail abstrait devient un rapport social entre les membres d’une société s’il est médiatisé par l’échange et l’égalisation des produits des formes de travail les plus diverses : « Dans ce monde [le monde des marchandises], le caractère humain ou général du travail forme son caractère social spécifique » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 80), et c’est seulement ce caractère social du travail, abstrait de ses propriétés concrètes, qui lui donne le caractère de travail abstrait créateur de valeur. Dans la valeur, le « caractère général du travail individuel » apparaît « comme son caractère social » - Marx répète cette idée constamment dans la Contribution à la critique de l’économie politique.

Ainsi, dans la mesure où l’on peut déduire dialectiquement la valeur du travail, ce travail ne peut être que du travail organisé dans la forme sociale déterminée qu’il prend dans une économie marchande. Ni le travail physiologiquement égal ni le travail socialement égalisé en général ne peuvent créer de valeur. On ne peut aboutir à un autre concept, moins concret, de travail que si l’on se contente d’une réduction purement analytique de la valeur au travail. Si nous partons de la valeur comme forme sociale donnée, achevée, du produit du travail (ce qui ne nécessite aucune explication particulière), et si nous nous demandons à quelle espèce de travail on peut ramener la valeur, nous répondrons brièvement : au travail égal. En d’autres termes, si l’on ne peut déduire dialectiquement la valeur que du travail abstrait, caractéristique d’une forme sociale concrète donnée, la réduction analytique de la valeur au travail n’aboutit, du point de vue de la caractérisation du travail, qu’au travail socialement égalisé en général [20], ou même au travail physiologiquement égal. Peut-être est-ce précisément cela qui explique que, dans la seconde partie du chapitre 1 du livre I du Capital, Marx, ayant réduit analytiquement la valeur au travail, souligne le caractère d’égalité physiologique des travaux sans plus s’appesantir sur la forme sociale d’organisation du travail dans l’économie marchande [21]. D’autre part, partout où Marx veut déduire dialectiquement la valeur du travail abstrait, il souligne que la forme sociale du travail dans l’économie marchande est la caractéristique du travail abstrait.

Après avoir expliqué la nature sociale du travail abstrait et sa relation au procès d’échange, il nous faut répondre à certaines observations critiques qui ont été adressées à notre conception du travail abstrait. Certains critiques pensent que notre conception peut conduire à la conclusion que le travail abstrait n’a son origine que dans l’acte d’échange, ce qui entraînerait que la valeur tient elle aussi son origine uniquement de l’échange. Or, selon le point de vue de Marx, la valeur et donc aussi le travail abstrait doivent déjà exister dans le procès de production. Nous touchons ici à une question très sérieuse et délicate, celle des rapports entre la production et l’échange. Comment résoudre ce problème ? D’une part, la valeur et le travail abstrait doivent déjà exister dans le procès d’échange et, d’autre part, Marx dit à plusieurs reprises que le travail abstrait présuppose le procès d’échange.

On peut citer plusieurs exemples. D’après Marx, Franklin a perçu le caractère abstrait du travail, mais il n’a pas saisi que c’était « le travail général abstrait, le travail social issu de l’aliénation universelle des travaux individuels » (Contribution, p. 33). La principale erreur de Franklin est donc de ne pas avoir pris en considération le fait que le travail abstrait est issu de l’aliénation du travail individuel.

Cette citation n’est pas isolée dans l’œuvre de Marx. Dans les éditions successives du Capital, Marx a souligné avec une netteté croissante l’idée que, dans une économie marchande, c’est seulement l’échange qui transforme le travail concret en travail abstrait.

Examinons le passage célèbre que nous avons déjà cité ci-dessus : « Lorsque les producteurs mettent en présence et en rapport les produits de leur travail à titre de valeurs, ce n’est pas qu’ils voient en eux une simple enveloppe sous laquelle est caché un travail humain identique ; tout au contraire: en réputant égaux dans l’échange leurs produits différents, ils établissent par le fait que leurs différents travaux sont égaux » (Le Capital, L. I, t. 1,p. 86). Dans la 1e édition du Capital, ce passage avait précisément le sens opposé. Voici ce que Marx écrit dans la version primitive de son livre : « Les hommes mettent leurs produits en rapport les uns avec les autres à titre de valeurs dans la mesure où ces choses sont de simples enveloppes matérielles d’un travail humain identique... » (Das Kapital, 1867, p. 38 ; Studienausgabe, op. cit., p. 242 ; souligné par Marx). Pour éviter qu’on ne voie dans ce texte l’idée que les hommes égalisent consciemment et par avance leurs travaux réciproques comme travaux abstraits, Marx a complètement modifié le sens de sa phrase dans la 2e édition et il a souligné le fait que l’égalisation, des travaux en tant que travaux abstraits ne s’accomplit que par l’intermédiaire de l’échange des produits du travail. Cela constitue une modification significative intervenue entre la 1e et la 2e édition.

Mais, comme nous l’avons signalé, Marx ne s’en est pas tenu à la révision de la 2e édition du livre I du Capital. Il a encore corrigé ce texte pour l’édition française de 1875. Il écrit alors qu’il y a introduit les modifications qu’il n’avait pu insérer dans la 2e édition allemande [22]. Pour cette raison, Marx conférait à l’édition française du Capital une valeur scientifique indépendante, égale à celle de l’original allemand.

Dans la 2e édition allemande du Capital. nous trouvons cette citation célèbre : « L’égalité de travaux qui diffèrent toto coelo (complètement) les uns des autres ne peut consister que dans une abstraction de leur inégalité réelle, que dans leur réduction au caractère commun qu’ils possèdent en tant que dépense de force humaine de travail, de travail humain abstrait » (Das Kapital, Bd I, p. 87-88 ; Le Capital, L. I, t. 1, p. 86). Dans l’édition française, Marx remplace le point final par une virgule [23] et ajoute : « et c’est l’échange seul qui opère cette réduction en mettant en présence les uns des autres sur un pied d’égalité les produits des travaux les plus divers » (ibid.). Cet ajout est significatif ; il montre de façon frappante à quel point Marx était éloigné de l’interprétation physiologique du travail abstrait. Comment réconcilier ces affirmations de Marx, que l’on pourrait multiplier, avec son idée fondamentale que la valeur est créée dans la production ?

Ce n’est pas difficile.

Le problème vient de ce que, lorsqu’on étudie la question du rapport qui existe entre l’échange et la production, on ne fait pas correctement la différence entre deux acceptions du concept d’échange. Il faut distinguer l’échange en tant que forme sociale du procès de reproduction et l’échange en tant que phase particulière de ce procès de reproduction, phase qui alterne avec la phase de production directe.

De prime abord, il semble que l’échange soit un moment particulier du procès de reproduction. Le procès de production direct se déroule d’abord, puis vient ensuite la phase de l’échange. Ici, l’échange est séparé de la production et se dresse face à elle. Mais l’échange n’est pas seulement un moment particulier du procès de reproduction ; il marque de son empreinte spécifique la totalité du procès de reproduction. Il est une forme sociale particulière du procès social de production. La production fondée sur l’échange privé... c’est par ces mots que Marx caractérise souvent une économie marchande. De ce point de vue, « l’échange des produits à titre de marchandises est [...] un mode déterminé du travail social ou de la production sociale » (Theorien, t. 3, p. 127). Si nous tenons compte du fait que l’échange est une forme sociale du procès de production, une forme qui laisse son empreinte sur le déroulement du procès de production lui-même, de nombreuses affirmations de Marx deviennent alors parfaitement claires. Quand Marx répète constamment que le travail abstrait est seulement le résultat de l’échange, cela signifie qu’il est le résultat d’une forme sociale donnée du procès de production. C’est seulement dans la mesure où le procès de production prend la forme de la production marchande, c’est-à-dire de la production fondée sur l’échange, que le travail acquiert la forme de travail abstrait et les produits du travail la forme de valeur.

Ainsi l’échange est-il avant tout une forme du procès de production, ou une forme du travail social. Du fait que l’échange est effectivement la forme dominante du procès de production, il laisse son empreinte sur la phase de la production directe. En d’autres termes, du fait qu’une personne produit après être entrée dans l’acte d’échange, et avant d’entrer dans l’acte d’échange suivant, le procès de production direct acquiert des propriétés sociales déterminées qui correspondent à l’organisation de l’économie marchande fondée sur l’échange. Même si le producteur de marchandises est encore dans son atelier et si, à un moment donné, il n’entre pas en relation d’échange avec d’autres membres de la société, il n’en ressent pas moins déjà la pression de toutes les personnes qui entrent sur le marché, qu’elles soient ses fournisseurs, ses concurrents, les clients de ses concurrents, etc., et, en dernière analyse, la pression de tous les membres de la société. Ce rapport économique et ces rapports de production, qui se réalisent directement dans l’échange, étendent leur influence même au-delà de la durée des actes d’échange concrets donnés. Ces actes laissent une empreinte sociale marquée sur l’individu et sur le produit de son travail. Dès le procès de production direct lui-même, le producteur apparaît comme un producteur de marchandises. son travail a le caractère de travail abstrait et son produit le caractère de valeur.

Ici, toutefois, il est nécessaire de mettre en garde contre les erreurs suivantes. De nombreux auteurs pensent, que, du fait que le procès de production direct possède déjà des propriétés sociales déterminées, cela signifie que les produits du travail et le travail sont caractérisés point par point, dans la phase de production directe, par ces mêmes propriétés sociales qui les caractérisent dans la phase de l’échange. Une telle supposition est erronée ; bien que les deux phases (la phase de la production et la phase de l’échange) soient étroitement liées l’une à l’autre, cela ne signifie pas que la phase de la production soit devenue la phase de l’échange. Il existe une certaine similitude entre elles, mais il subsiste également une certaine différence. En d’autres termes, nous pensons que, à partir du moment où l’échange devient la forme dominante du travail social et où les individus produisent spécialement pour l’échange, le caractère de valeur du produit du travail est pris en considération dans la phase de la production directe. Mais ce caractère de valeur du produit n’est pas encore le caractère que ce dernier acquiert quand il est, dans la pratique, échangé contre de l’argent, ou quand, pour reprendre les termes de Marx, sa valeur « idéale » s’est transformée en valeur « réelle » et quand la forme sociale « marchandise » est remplacée par la forme sociale « argent ».

Cela est vrai aussi du travail. Nous savons que les producteurs de marchandises prennent en considération l’état du marché et de la demande pendant le procès de production direct. Ils produisent exclusivement pour transformer leur produit en argent, et donc leur travail privé et concret en travail social et abstrait. Mais cette intégration du travail de l’individu dans le mécanisme du travail de la société tout entière n’est encore qu’hypothétique et aléatoire, elle reste soumise à une vérification très brutale dans le procès d’échange, vérification qui peut donner des résultats positifs ou négatifs pour le producteur marchand considéré. L’activité de travail des producteurs de marchandises dans la phase de production est donc directement du travail privé et concret et elle n’est travail social qu’indirectement, ou de façon latente comme le dit Marx.

Aussi, lorsque nous lisons un texte de Marx, en particulier ses descriptions de la façon dont l’échange influence la valeur et le travail abstrait, nous devons toujours nous demander à quoi il fait référence dans chaque cas à l’échange comme forme du procès de production lui-même, ou à l’échange comme moment particulier, par opposition au moment de la production. Dans la mesure où il traite de l’échange comme forme du procès de production, Marx dit clairement que sans échange il n’y a ni travail abstrait ni valeur. Le travail n’acquiert le caractère de travail abstrait que dans la mesure où l’échange se développe. Quand Marx parle de l’échange en tant que moment particulier qui se dresse face à la production, il dit que, même avant le procès d’échange, le travail et le produit du travail possèdent des caractéristiques sociales déterminées, mais que ces caractéristiques doivent être validées dans le procès d’échange. Dans le procès de production direct, le travail n’est pas encore travail abstrait dans le plein sens du mot, il doit encore le devenir (werden). L’œuvre de Marx offre de nombreuses citations à l’appui de cette thèse. Citons deux passages de la Contribution : « Mais, en fait, les travaux individuels qui se manifestent dans ces valeurs d’usage particulières ne deviennent (werden) du travail général et, sous cette forme, du travail social qu’en s’échangeant réellement entre eux proportionnellement à la durée du temps de travail que contiennent ces valeurs d’usage. Le temps de travail social n’existe pour ainsi dire qu’à l’état latent dans ces marchandises et il ne se révèle (offenbart sich) que dans le procès d’échange » (Contribution, p. 23). Marx écrit plus loin : « Les marchandises qui s’affrontent ont maintenant un double mode d’existence, réel en tant que valeurs d’usage et idéal en tant que valeurs d’échange. Elles représentent maintenant les unes pour les autres la double forme du travail qu’elles contiennent, le travail concret particulier existant réellement dans leur valeur d’usage, tandis que le temps de travail abstrait général revêt dans leur prix une existence figurée (vorgestelltes Dasein) » (ibid., p. 43).

Pour Marx, les marchandises et l’argent ne perdent pas leurs différences du fait que chaque marchandise doive être transformée en argent ; chaque terme est dans la réalité ce que l’autre est idéalement, tandis que l’autre est idéalement ce que le premier est réellement. Tout cela montre qu’il ne faut pas envisager le problème de façon trop littérale. Il ne faudrait pas croire que, parce que dans le procès de production direct les producteurs de marchandises sont directement liés entre eux par des rapports de production, leurs produits et leurs travaux possèdent déjà de ce fait un caractère directement social. Il n’en est pas ainsi dans la réalité. Le travail des producteurs de marchandises est directement privé et concret, mais il acquiert une propriété sociale supplémentaire, « idéale » ou « latente » sous la forme de travail abstrait général et social. Marx s’est toujours moqué des utopistes qui rêvaient de la disparition de l’argent et croyaient au « dogme suivant lequel [...] le travail particulier de l’individu privé qu’elle [la marchandise] contient est immédiatement travail social » (Contribution, p. 57).

Il nous faut maintenant répondre à la question suivante : le travail abstrait, que nous considérons comme une pure « substance sociale », peut-il avoir une détermination quantitative, c’est-à-dire une grandeur déterminée ? Il est évident que, dans la théorie de Marx, le travail abstrait est une grandeur déterminée, et c’est précisément pour cela que le produit du travail n’acquiert pas seulement la forme sociale de valeur, mais possède aussi une valeur d’une grandeur déterminée. Pour comprendre la possibilité d’une détermination quantitative du travail abstrait, nous devons de nouveau recourir à la comparaison du travail abstrait avec le travail socialement égalisé tel qu’on le trouve dans une communauté socialiste. Nous supposons que les organismes de cette communauté égalisent des travaux de différents types exécutés par différents individus. Par exemple, une journée de travail simple est prise comme unité, et une journée de travaIl qualifié comme trois unités ; une journée de travail de l’ouvrier expérimenté A est réputée égale à deux journées de travail de l’ouvrier inexpérimenté B, et ainsi de suite. Sur la base de ces principes généraux, les organismes qui établissent la comptabilité sociale savent que l’ouvrier A a dépensé dans le procès social de production vingt unités de travail et l’ouvrier B dix unités de travail. Cela signifie-t-il que A a réellement travaillé deux fois plus long-temps que B ? Pas du tout. Ce calcul prouve moins encore que A a dépensé deux fois plus d’énergie physiologique que B. Du point de vue de la longueur effective du temps de travail, il se peut que A et B aient travaillé un nombre égal d’heures. Du point de vue de la quantité d’énergie physiologique dépensée dans le procès de travail, il se peut que A ait dépensé moins d’énergie que B. Néanmoins, la quantité de travail social qui revient à A est supérieure à la quantité de travail qui revient à B. Ce travail représente une pure substance sociale. Les unités de ce travail sont des unités d’une masse homogène de travail social, calculées et égalisées par des organismes sociaux. En même temps, ce travail social a une grandeur qui est entièrement déterminée, mais (il ne faut pas l’oublier) une grandeur qui a un caractère purement social. Les vingt unités de travail qui reviennent à A ne représentent pas un nombre d’heures de travail, pas plus qu’une somme d’énergie physiologique effectivement dépensée, mais un nombre d’unités de travail social, c’est-à-dire une grandeur sociale. Le travail abstrait est précisément une grandeur sociale de ce type. Dans une économie marchande spontanée, il joue le rôle que le travail socialement égalisé joue dans une économie socialiste consciemment organisée. C’est pourquoi Marx souligne constamment que le travail abstrait est une « substance sociale » et sa grandeur une « grandeur sociale ».

Seul ce type d’interprétation sociologique du travail abstrait peut nous faire comprendre la proposition centrale de Marx, selon laquelle le travail abstrait « crée » la valeur ou trouve son expression dans la forme de valeur. La conception physiologique du travail abstrait pourrait facilement nous conduire à une conception naturaliste de la valeur, conception qui contredit nettement la théorie de Marx. D’après celle-ci, le travail abstrait et la valeur se caractérisent par la même nature sociale et représentent des grandeurs purement sociales. Travail abstrait signifie « détermination sociale du travail », valeur signifie « propriété sociale du produit du travail ». Seul le travail abstrait, qui présuppose des rapports de production déterminés entre les hommes, crée de la valeur ; ce n’est pas le cas du travail entendu au sens matériel-technique ou physiologique . Les rapports entre le travail abstrait et la valeur ne peuvent être pensés comme des rapports entre des causes physiques et des effets physiques. La valeur est une expression matérielle du travail social sous la forme spécifique que possède le travail dans une économie marchande, à savoir le travail abstrait. Cela signifie que la valeur est du travail coagulé, « une simple coagulation de travail humain indifférencié » (Das Kapital, Bd I, p. 52), des « cristaux de cette substance sociale commune [le travail] » (Le Capital, L. I, t. 1, p. 54). Ces remarques ont valu à Marx d’être fréquemment attaqué pour sa construction  « naturaliste » de la théorie de la valeur. Mais elles ne peuvent être comprises correctement que si on les rapproche de la théorie du fétichisme de la marchandise et de la « réification » des rapports sociaux. Le premier postulat de Marx est que les rapports sociaux de production entre les hommes s’expriment sous une forme matérielle. Il s’ensuit que le travail social (c’est-à-dire abstrait) s’exprime sous la forme de valeur. Ainsi la valeur est-elle du travail « réifié », « matérialisé » et, en même temps, une expression des rapports de production entre les hommes. Ces deux définitions de la valeur se contredisent l’une l’autre si l’on considère le travail au sens physiologique ; mais elles se complètent parfaitement s’il est question du travail social. Le travail abstrait et la valeur ont une nature sociale, et non une nature matérielle-technique ou physiologique. La valeur est une propriété sociale (ou une forme sociale) d’un produit du travail, de même que le travail abstrait est une substance sociale qui se trouve à la base de la valeur. Néanmoins, le travail abstrait, de même que la valeur qu’il crée, n’a pas seulement un aspect qualitatif, il possède aussi un aspect quantitatif. Il possède une grandeur déterminée, de même que le travail comptabilisé par les organismes de la communauté socialiste a une grandeur déterminée.

Pour en terminer avec le problème de la détermination quantitative du travail abstrait, il nous faut mettre en garde contre une possible méprise. Il pourrait sembler à première vue que si le travail abstrait est le résultat de l’égalisation sociale des travaux par l’intermédiaire de l’égalisation des produits du travail, le seul critère d’égalité ou d’inégalité de deux dépenses de travail est le fait de leur égalité ou de leur inégalité dans le procès d’échange. De ce point de vue, nous ne pourrions parler d’égalité ou d’inégalité de deux dépenses de travail avant le moment de leur égalisation sociale dans le procès d’échange. D’autre part, si dans le procès d’échange ces dépenses de travail sont socialement égalisées, nous devrons les considérer comme égales, même si elles ne le sont pas dans le procès de production direct (par exemple si l’on considère le nombre d’heures de travail).

Cette interprétation conduit à des conclusions fausses. Elle nous ôte le droit de dire que, dans le procès d’échange, des quantités égales de travail, et quelquefois des quantités très inégales, sont socialement égalisées ; c’est par exemple le cas dans l’échange des produits d’un travail très qualifié contre les produits d’un travail non qualifié, ou dans l’échange de produits à leur prix de production dans une économie capitaliste, etc. Il faudrait admettre, dans le cadre de l’hypothèse étudiée, que l’égalisation sociale du travail dans le procès d’échange s’accomplit isolément, sans aucun lien de dépendance à l’égard des aspects quantitatifs qui caractérisent le travail dans le procès de production direct (par exemple la durée, l’intensité, la longueur de la formation nécessaire pour obtenir un niveau de qualification donné, etc.) ; l’égalisation sociale se verrait ainsi privée de toute régularité, dans la mesure où elle serait exclusivement déterminée par la spontanéité du marché.

Il est facile de démontrer que la théorie du travail abstrait telle que nous l’avons développée ci-dessus n’a rien à voir avec cette fausse interprétation. Revenons à l’exemple de la communauté socialiste. Les organismes de la communauté socialiste reconnaissent à l’ouvrier A un droit à vingt heures de travail social et à l’ouvrier B un droit à dix heures de travail social, Ces calculs sont effectués par les organismes de la communauté socialiste sur la il base des propriétés qui caractérisent le travail dans le procès matériel-technique de production (par exemple sa durée, son intensité, la quantité de biens produits, et ainsi de suite). Si ces organismes prenaient comme unique critère de décision la quantité d’énergie physiologique dépensée par les ouvriers (nous supposons que cette quantité peut être déterminée au moyen de recherches psychophysiologiques) pour déterminer la part quantitative qui revient à chaque ouvrier, nous dirions que les bases de l’égalisation sociale du travail sont ces propriétés du travail qui le caractérisent d’un point de vue physiologique, et non d’un point de vue matériel-technique. Mais cela ne changerait pas le problème. Dans les deux cas, nous pourrions dire que l’acte d’égalisation sociale de deux dépenses de travail s’accomplit sur la base de caractéristiques qui se trouvent en dehors de l’acte d’égalisation lui-même. Il ne s’ensuit d’ailleurs nullement que l’égalité sociale de deux dépenses de travail, déterminée sur la base de leur égalité physiologique, soit identique à cette égalité physiologique. Même si nous supposons qu une expression numérique donnée de deux quantités de travail social (20 heures et 10 heures de travail social) coïncide exactement avec l’expression numérique de deux quantités d’énergie physiologique (20 unités et 10 unités d’énergie physiologique), il subsiste une différence essentielle entre la nature du travail social et la dépense d’énergie physiologique, l’égalisation sociale du travail et son égalité physiologique. Cela est encore plus vrai dans les cas où l’égalisation sociale ne se règle pas sur la base d’une seule, mais de toute une série de propriétés qui caractérisent le travail sous ses aspects matériel-technique ou physiologique, Dans ce cas, le travail socialement égal n’est pas seulement qualitativement différent du travail physiologiquement égal, mais en outre sa détermination quantitative ne peut être comprise que comme le résultat de l’égalisation sociale du travail. Les caractéristiques, qualitatives aussi bien que quantitatives, du travail social ne peuvent être comprises sans une analyse de la forme sociale du procès de production dans lequel se déroule l’égalisation sociale du travail.

C’est précisément le cas dans une économie marchande. L’égalité de deux quantités de travail abstrait signifie leur égalité en tant que fractions du travail social total - égalité qui s’établit seulement dans le procès d’égalisation sociale du travail au moyen de l’égalisation des produits du travail, Nous établissons ainsi que, dans une économie marchande, l’égalité sociale de deux dépenses de travail, ou leur égalité sous la forme de travail abstrait, s’accomplit par l’intermédiaire du procès d’échange. Mais cela ne nous empêche pas de mettre en évidence une série de propriétés quantitatives qui caractérisent le travail sous ses aspects matériel-technique et physiologique, et qui influencent de façon causale la détermination quantitative du travail abstrait avant l’acte d’échange et indépendamment de celui-ci. Les plus importantes de ces propriétés sont : 1) la durée de la dépense de travail, ou la quantité de temps de travail ; 2) l’intensité du travail ; 3) la qualification du travail ; et 4) la quantité de produits fabriquée par unité de temps. Examinons brièvement chacune de ces propriétés.

Marx considère que la quantité de temps de travail dépensée par l’ouvrier est le fait fondamental qui caractérise la détermination quantitative du travail. Cette méthode de détermination quantitative du travail par le temps de travail est caractéristique de la méthode sociologique de Marx. Si nous examinions la détermination quantitative du travail dans un laboratoire psychophysiologique, il nous faudrait prendre comme unité de travail une certaine quantité d’énergie physiologique dépensée. Mais si nous considérons la répartition du travail social total entre les individus et les branches de la production - répartition qui s’accomplit consciemment dans une communauté socialiste et spontanément dans une économie marchande -, différentes quantités de travail apparaissent sous la forme de différentes quantités de temps de travail. C’est ainsi que Marx utilise fréquemment « temps de travail » pour « travail » et examine le temps de travail comme la substance matérialisée dans le produit (Contribution, p. 10 et 11).

Marx prend donc la durée du travail, ou sa « grandeur extensive », comme la mesure fondamentale du travail (Le Capital, L. I, t. 2, p. 192). A côté de cette propriété, Marx introduit l’intensité du travail, la « grandeur intensive du travail », c’est-à-dire la « quantité de travail donnée dépensée dans un temps donné » (Das Kapital, Bd I, p. 542) [NdT. : traduction légèrement différente dans Le  Capital, L. I, t. 2, p. 192], comme mesure complémentaire et secondaire. Une heure de travail d’une intensité supérieure est réputée égale, par exemple, à une heure et demie d’un travail d’une intensité normale. En d’autres termes, le travail plus intensif est reconnu égal au travail plus prolongé. L’intensité est traduite en unités de temps de travail, ou la grandeur intensive en grandeur extensive. Cette réduction de l’intensité du travail au temps de travail montre de façon frappante à quel point Marx subordonnait les propriétés qui caractérisent le travail sous son aspect physiologique aux propriétés sociales de ce même travail, propriétés qui jouent un rôle décisif dans le procès social de répartition du travail.

Le rôle secondaire de l’intensité du travail par rapport au temps de travail apparaît de façon encore plus frappante dans les observations ultérieures de Marx. Selon celles-ci, la propriété d’intensité du travail n’est prise en considération pour déterminer une quantité de travail abstrait que lorsque les dépenses de travail considérées diffèrent dans une mesure plus ou moins grande, du niveau moyen. Mais « si le travail atteignait simultanément dans toutes les industries d’un pays le même degré supérieur d’intensité, cela deviendrait désormais le degré d’intensité ordinaire du travail national et cesserait entrer en ligne de compte » (Le Capital, I. I, t. 2, p. 196-197) [24]. En d’autres termes, si dans un pays donné, à deux époques différentes séparées par un intervalle de cinquante ans un million de journées de travail de huit heures sont dépensées quotidiennement pour la production, la somme de valeurs créée quotidiennement restera identique, même si l’intensité moyenne du travail s’est accrue par exemple d’une fois et demie au cours du demi-siècle écoulé, ce qui revient à une augmentation de la quantité d’énergie physiologique dépensée. Ce raisonnement de Marx prouve qu’on ne peut confondre le travail physiologique avec le travail abstrait, et que la quantité d’énergie physiologique ne peut pas être prise comme propriété quantitative fondamentale qui détermine le montant de travail abstrait et la grandeur de la valeur créée. Marx considère le temps de travail comme la mesure du travail, et l’intensité ne joue qu’un rôle complémentaire et subordonné.

Nous consacrerons le prochain chapitre au problème du travail complexe (ou qualifié). Soulignons seulement ici que Marx, fidèle à sa conception générale du temps de travail, réduit la journée de travail qualifié à un nombre donné de journées de travail simple, c’est-à-dire là aussi au temps de travail.

Jusqu’ici, nous avons examiné l’égalisation de quantités de travail dépensées dans des branches de production, différentes. Considérons maintenant des dépenses de travail différentes dans la même branche de production (ou plus précisément, des dépenses en vue de la production de biens de même type et de même qualité) ; leur égalisation est soumise au principe suivant : deux dépenses de travail sont reconnues égales si elles créent des quantités égales du produit donné, bien que ces dépenses de travail puissent être en fait très différentes les unes des autres du point de vue de la durée du travail, de son intensité, etc. La journée de travail d’un ouvrier plus qualifié, ou qui travaille avec de meilleurs instruments de production, est socialement égalisée avec deux journées de travail d’un ouvrier moins qualifié, ou d’un ouvrier qui travaille avec, de mauvais moyens de production, bien que la quantité d’énergie physiologique dépensée dans le premier cas puisse être bien inférieure à ce qu’elle est dans le second. Dans ce cas, la propriété décisive qui détermine le caractère quantitatif du travail abstrait et socialement nécessaire n’est en aucune façon la somme d’énergie physiologique dépensée. Ici aussi, Marx réduit le travail de l’ouvrier que distingue son habileté ou la meilleure qualité de ses moyens de production à du temps de travail socialement nécessaire, c’est-à-dire qu’il égalise le travail à une quantité donnée de temps de travail.

Nous voyons que la détermination quantitative du travail abstrait est conditionnée de façon causale par une série de propriétés qui caractérisent le travail sous ses aspects matériel-technique et physiologique dans le procès de production direct, antérieurement au procès d’échange et indépendamment de celui-ci. Mais si deux dépenses de travail données, indépendamment du procès d’échange, peuvent être différentes du point de vue de la durée, de l’intensité, du niveau de qualification ou de productivité technique, l’égalisation sociale de ces dépenses de travail ne s’accomplit dans une économie marchande que par l’intermédiaire de l’échange. Le travail socialement égalisé et le travail abstrait diffèrent qualitativement et quantitativement du travail considéré sous son aspect matériel-technique ou son aspect physiologique.

 


Notes

[1] NdT. : Les membres de phrases entre parenthèses n’ont pas été repris dans la traduction française de Roy (cf. Das Kapital, Bd I, p. 56).

[2] Lettre de Marx à Engels du 24 août 1867, Lettres sur « Le Capital », op. cit., p. 174.

[3] Cf. A.Bogdanov, Kurs političeskoj ekonomii (Cours d’économie politique), vol. II, 4e partie, p. 18.

[4] Karl Diehl, Sozialwissenschaftliche Erlaüterungen zu David Ricardos « Grundgesetzen der Volkswirtschaft und Besteurung », F.Meiner, Leipzig, 1921, vol, I, p. 102-104.

[5] K.Kautsky, The Economic Doctrines of Karl Marx, op. cit., p. 16.

[6] Otto Gerlach, Über die Bedingungen wirtschaftlicher Tätigkeit, G.Fischer, Iéna, 1890, p. 18.

[7] Par exemple Karl Diehl, op. cit., p. 104.

[8] Leo von Buch, Über die Elemente der politischen Ökonomie, I : « Intensität der Arbeit, Wert und Preis der Waren », Duncker & Humboldt, Leipzig, 1896, p. 149.

[9] F. Petry, Der soziale Gehalt der Marxschen Werttheorie, Iéna, 1916, p.23-24.

[10] On trouvera une excellente analyse critique du livre de F. Petry dans un article de R. Hilferding, in Grunberg’s Archiv far die Geschichte des Sozialismus und der Arbeiterbewegung, 1919, p. 439-448. Voir aussi notre livre Sovremennye ekonomisty na Zapade (Économistes occidentaux contemporains), 1927.

[11] « Teorija cennostii pribyli Marksa pered sudom fetišista » (La Théorie de la valeur et du profit de Marx devant le jugement des fétichistes), Naučnom Obozrenii (Points de vue scientifiques), n° 8, 1898, p. 1393.

[12] Cf. « Otvet kritikam » (Réponse aux critiques), appendice à la troisième édition de Očerki po teorii stojmosti Marksa (Essais sur la théorie de la valeur de Marx), Gosudarstvennoe Izdatel’stvo, Moscou, 1928. (NdT. : Cet appendice n’a pas été repris dans la présente traduction.)

[13] Dans la production marchande, « le caractère social des travaux les plus divers consiste dans leur égalité comme travail humain, et [...] ce caractère social spécifique revêt une forme objective, la forme valeur des produits du travail » (Le Capital, L. I, t. I, p. 86).

[14] On peut trouver ce type d’interprétation dans l’article de I.Daškovskij, « Abstraktny trud i ekonomičeskie kategorii Marksa » (Travail abstrait et catégories économiques chez Marx), Pod znamenem marksizma (Sous la bannière du marxisme), n° 6, 1926. Daškovskij confond aussi travail abstrait et travail physiologique (cf. Roubine, « Otvet kritikam », op. cit.).

[15] NdT. : Le texte anglais de référence donne « analytiquement » ; nous corrigeons d’après le sens du raisonnement de Roubine

[16] « On le voit, la différence entre le travail utile et le travail source de valeur, que nous constations au commencement de nos recherches par l’analyse de la marchandise, vient de se manifester comme différence entre les deux faces de la production marchande » (Le Capital, L. I, t. I, p. 196-197) [NdT. : le texte allemand cité par Roubine parle de « différence entre les deux aspects du procès de production » ; cf. Das Kapital, Bd I, p. 211], c’est-à-dire comme différence entre l’aspect technique du procès de production et son aspect social. Cf. Petry, op. cit., p. 22.

[17] Marx écrit « particulier », « spécifique » (en allemand Besonderheit, en russe osobennyj), ce qui renvoie au caractère concret du travail (Contribution, p. 13). Les traducteurs (russes) ont souvent provoqué une confusion en traduisant le terme besondere (c’est-à-dire spécifique ou particulier) par le terme « privé ».

[18] Dans la Contribution, Marx appelle le travail abstrait « travail général » comme nous l’avons souligné ci-dessus (cf. chap. 13, note 4).

[19] « Introduction à la critique de l’économie politique », Contribution, p. 168-169. Cf. aussi Roubine, « Otvet kritikam », op. cit.

[20] Cf ci-dessus, dans le chapitre 12, les citations dans lesquelles Marx présente le travail socialement égalisé comme la substance de la valeur .

[21] Dans la 1e édition allemande du Capital, Marx résume ainsi la différence entre travail abstrait et travail concret : « Il résulte de ce qui précède que s’il n’y a pas, à proprement parler, deux sortes de travail dans la marchandise, cependant le même travail y est opposé à lui-même, suivant qu’on le rapporte à la valeur d’usage de la marchandise comme à son produit, ou à la valeur de cette marchandise comme à sa pure expression objective » (Das Kapital, Bd I, 1867, p. 13 ; Studienausgabe, op. cit., p. 224 ; souligné par Marx). La valeur n’est pas le produit du travail, mais une expression matérielle, fétichisée, de l’activité de travail des hommes. Malheureusement, dans la 2e édition, Marx a remplacé ce résumé qui mettait en relief le caractère social du travail social par la célèbre phrase conclusive de la 2e partie du chapitre 1, phrase qui a fourni à de nombreux commentateurs la base d’une interprétation du travail abstrait dans un sens physiologique : « Tout travail est d’une part dépense de force de travail au sens physiologique et, à ce titre de travail humain égal ou abstrait, il forme la valeur des marchandises » (Das Kapital, Bd I, p. 61). Il semble bien que Marx ait compris lui-même l’inexactitude de la caractérisation du travail abstrait qu’il donne dans la 2e édition allemande du Capital. J’en vois une preuve évidente dans le fait que, dans l’édition française du livre I du Capital (1875), il a senti la nécessité de compléter cette caractérisation ; à la page 61 (Le Capital, L. I, t. I), Marx donne simultanément les deux définitions du travail abstrait : tout d’abord, il reprend la définition donnée ci-dessus, tirée de la 1e édition allemande, puis il la fait suivre de la définition de la 2e édition. Il ne faut pas perdre de vue que, de façon générale dans l’édition française, Marx a simplifié et, par endroits, abrégé l’exposition. Toutefois, sur ce point précis, il a ressenti la nécessité de compléter la caractérisation du travail abstrait, reconnaissant ainsi, semble-t-il, l’inexactitude de la définition donnée dans la 2e édition allemande.

[22] NdT. : Voir en particulier l’ » Avis au lecteur » (Le Capital, L. I, t. I, p.47).

[23] NdT. : Il remplace aussi « travail humain abstrait » par « travail humain en général ».

[24] C’est la raison pour laquelle Stolzmann se trompe quand il écrit : « Si la signification et le caractère de tous les événements économiques découlent de leurs ‘fonctions sociales’, pourquoi ne serait-ce pas vrai aussi pour le travail, pourquoi le travail ne se caractériserait-il pas par sa fonction sociale, c’est-à-dire par la fonction qui lui appartient dans l’ordre économique actuel, ordre qui reste l’objet à étudier ? » (Stolzmann, Der Zweck in der Volkswirtschaft, 1909, p. 533). En fait, le travail créateur de valeur n’était pas conçu par Marx comme un facteur technique de la production; il était conçu du point de vue des formes sociales de son organisation. Selon Marx, la forme sociale du travail n’est pas suspendue dans le vide : elle est étroitement liée au procès matériel de production. Seule une incompréhension totale de la forme sociale du travail dans le système de Marx peut permettre d’affirmer que « pour Marx le travail est un simple facteur technique de production » (S. Procopovič, K kritike Marksa (Pour une critique de Marx), 1901, p. 16), ou de considérer que Marx a commis « une erreur fondamentale » parce que, « en expliquant la valeur en termes de travail, il néglige les différentes évaluations des différentes formes de travail » (Gustav Cassel, « Grundriss einer elementaren Preislehre », Zeitschrift für die gesamte Staatswissenschaft, n° 3, 1899, p. 447). Même Marshall voit l’erreur de Marx dans le fait d’avoir ignoré la « qualité du travail » (Marshall, Principles of Economics, 1910, p. 503). Le problème est de savoir si nous nous intéressons aux propriétés sociales ou aux propriétés techniques du travail. Marx s’intéressait aux formes sociales ou à la qualité sociale du travail dans une économie marchande, forme qui s’exprime dans l’acte d’abstraction des propriétés techniques des différentes formes de travail.

[25] Dans les Théories sur la plus-value, Marx exprime la même idée de façon plus nette : « Si cette intensification du travail était générale, la valeur des marchandises devrait diminuer dans les proportions mêmes de la diminution du temps de travail nécessaire à leur production » (Theorien, t. 3, p. 302). Si, pour un accroissement général de l’intensité du travail, on dépense douze heures au lieu des quinze heures qu’il fallait précédemment pour fabriquer un produit donné, alors, selon Marx, la valeur du produit diminue (puisqu’elle est déterminée par le temps de travail et par le nombre d’heures dépensées). La quantité d’énergie physiologique dépensée pour la fabrication des produits n’a pas changé (c’est-à-dire qu’on dépense maintenant en douze heures exactement autant d’énergie qu’auparavant en quinze heures). Par conséquent, pour les partisans de l’interprétation physiologique de la valeur-travail, la valeur du produit aurait dû rester la même.


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