1928

Ancien militant menchevik, proche de Riazanov, chargé de recherches à l'Institut Marx-Engels, I.I.Roubine publie en 1928 ces "Essais sur la théorie de la valeur" qui se veulent une réhabilitation des analyses économiques de Marx.


Essais sur la théorie de la valeur de Marx

Isaac Roubine

II. La théorie marxienne de la valeur-travail

17. Valeur et besoin social

IV. Les équations d’offre et de demande

 

D’après l’analyse précédente, il ne nous sera pas difficile de déterminer la valeur selon les célèbres « équations d’offre et de demande », par lesquelles l’école mathématique formule sa théorie des prix. Cette école ressuscite une vieille théorie de l’offre et de la demande en éliminant ses contradictions logiques internes sur la base d’une méthodologie nouvelle. Si l’ancienne théorie enseignait que le prix est déterminé par les rapports entre l’offre et la demande, l’école mathématique moderne développe avec rigueur la thèse de la dépendance du volume de l’offre et de la demande par rapport au prix. Ainsi la proposition d’une dépendance causale du prix à l’égard de la demande et de l’offre enferme dans un cercle vicieux. La théorie de la valeur-travail fait sortir de ce cercle vicieux ; elle établit que, même si le prix est déterminé par l’offre et la demande, l’offre est à son tour déterminée par la loi de la valeur. L’offre change en relation avec le développement des forces productives et les variations de la quantité de travail socialement nécessaire. L’école mathématique a trouvé une issue différente à ce cercle vicieux : elle renonce à la question même de la dépendance causale entre les phénomènes de prix pour se limiter à une formulation mathématique de la dépendance fonctionnelle entre les prix d’une part, le volume de l’offre et de la demande d’autre part. Cette théorie ne se demande pas pourquoi les prix changent, mais montre seulement comment se produisent des changements simultanés des prix et de la demande (ou de l’offre). La théorie illustre cette dépendance fonctionnelle entre phénomènes par le diagramme suivant [1] :

Diagramme 1

Diagramme1

 

Les points 1, 2, 3, etc., sur l’axe horizontal (axe des abscisses) donnent le prix de l’unité du produit : 1 rouble, 2 roubles, 3 roubles, etc. Les points sur l’axe vertical (axe des ordonnées) donnent la quantité offerte ou demandée, par exemple I correspond à 100 000 unités, II à 200 000 etc. La courbe de demande est décroissante ; elle commence très haut pour des prix bas ; si le prix est voisin de zéro, la demande est supérieure à X, c’est-à-dire à 1 million. Si le prix est de 10 roubles, la demande tombe à zéro. A chaque prix correspond un volume de demande. Pour connaître le volume de la demande, par exemple quand le prix est de 2 roubles, il faut élever une perpendiculaire jusqu’au point où l’on rencontre a courbe de demande. L’ordonnée sera approximativement IV, ce qui signifie que pour un prix de  2 roubles, la demande sera de 400 000. La courbe d’offre varie en sens inverse de la courbe de demande. Elle croît quand le prix augmente. Le point d’intersection des courbes d’offre et de demande détermine le prix des marchandises. Si nous projetons ce point sur l’axe des abscisses, nous obtenons un résultat voisin de 3, c’est-à-dire que le prix est égal à 3 roubles. La somme indiquée par l’axe des ordonnées sera approximativement de III, ce qui signifie qu’au prix de 3 roubles l’offre et la demande sont approximativement égales à 300 000 et qu’elles s’égalisent à ce niveau ; elles sont en équilibre. C’est l’égalisation de l’offre et de la demande qui advient dans le cas considéré d’un prix de 3 roubles. Pour tout autre prix, l’équilibre est impossible. Si le prix est inférieur à 3 roubles, la demande sera supérieure à l’offre ; si le prix est supérieur à 3 roubles, l’offre excédera la demande.

Il découle du diagramme que le prix est déterminé exclusivement par le point d’intersection des courbes d’offre et de demande. Comme ce point d’intersection change à chaque déplacement de l’une des deux courbes, par exemple de la courbe de la demande, il semble de prime abord que la variation de la demande modifie le prix, même s’il n’y a pas de changements dans les conditions de la production. Par exemple, dans le cas d’un accroissement de la demande (cf. sur le diagramme la courbe de demande accrue en pointil-lés), la courbe de demande rencontrera la courbe d’offre inchangée en un point différent, qui correspondra à un prix de 5 roubles. Cela signifie que dans le cas d’un accroissement de la demande, tel qu’il apparaît sur le diagramme, l’équilibre entre l’offre et la demande s’établira au prix de 5 roubles. Tout se passe comme si le prix n’était pas déterminé par les conditions de la production, mais exclusivement par les courbes d’offre et de demande. La modification de la seule demande change le prix, qui est identifié à la valeur.

Cette conclusion résulte d’une construction erronée de la courbe d’offre. Cette courbe est construite sur le modèle de la courbe de demande, mais dans la direction inverse en partant du prix le plus bas. En fait, les économistes de l’école mathématique considèrent que si le prix est voisin de zéro, il n’y a aucune offre de produits. C’est pourquoi ils ne font pas partir la courbe d’offre de zéro, mais d’un prix voisin de 1 proche sur notre diagramme de 2l3, c’est-à-dire de 66,66 kopecks. Si le prix est de 66,66, l’offre est voisine de la moitié du vecteur unitaire de l’axe des ordonnées, elle est donc égale à 50 000 ; si le prix est de 3 roubles, l’offre est égale à III, c’est-à-dire à 300 000. pour un prix de 10 roubles, la courbe s’accroît jusqu’à environ VI- VII ; l’offre est donc approximativement égale à 650 000 unités. Une telle courbe d’offre est possible si nous considérons une situation du marché à un moment donné. Si nous supposons que le prix normal est de 3 roubles et le volume normal de 300 000, il est possible que si les prix tombent brutalement à 66,66 kopecks une petite partie seulement des producteurs soient effectivement contraints de vendre leurs produits à un prix si bas ; par exemple, 50 000 unités seront vendues à ce prix. D’autre part, un accroissement inhabituel des prix au niveau de 10 roubles forcera les producteurs à jeter sur le marché tous les stocks et réserves disponibles et à étendre immédiatement leur production dans la mesure du possible. Il peut se faire, bien que cela ne soit pas très vraisemblable, qu’ils arrivent ainsi à fournir au marché 650 000 unités de biens. Mais considérons maintenant non plus le prix accidentel d’un jour donné, mais le prix moyen, permanent, stable, qui détermine le volume moyen, constant, normal de l’offre et de la demande. Si nous voulons trouver une connexion fonctionnelle entre le niveau moyen des prix et le volume moyen de l’offre et de la demande sur le diagramme, nous noterons avant tout la construction erronée de la courbe d’offre. Si un volume moyen d’offre de 300 000 correspond à un prix moyen de 3 roubles, la chute du prix à 66,66 kopecks, si l’on considère la technique de production antérieure comme don-née, n’aura pas pour résultat la réduction de l’offre moyenne à 50 000, mais l’arrêt total de l’offre et le transfert de capitaux de la branche considérée vers d’autres branches. D’autre part, si le prix moyen (pour des conditions de production constantes données) passe de 3 roubles à 10 roubles, cela entraînera un transfert continu de capitaux en provenance d’autres branches, et l’accroissement du volume moyen d’offre ne sera pas limité à 650 000, il augmentera bien au-delà de ce niveau. Théoriquement, l’offre augmentera jusqu’à ce que cette branche ait absorbé complètement toutes les autres branches de production. En pratique, la quantité fournie sera supérieure à n’importe quel volume de demande et nous la considérons comme une grandeur infinie. Comme on le voit, certains exemples d’équilibre entre l’offre et la demande, représentés sur notre diagramme, conduisent inéluctablement à la destruction de l’équilibre entre les différentes branches de la production, c’est-à-dire au transfert de forces productives d’une branche à une autre. Comme ce type de transfert modifie le volume de l’offre, il conduit aussi à une destruction de l’équilibre entre offre et demande. Par conséquent, le diagramme nous donne seulement une image d’un état momentané du marché, il ne nous montre pas un équilibre à long terme, stable, entre l’offre et la demande, équilibre qui ne peut être conçu théoriquement que comme résultat de l’équilibre entre les différentes branches de la production. Du point de vue de l’équilibre dans la répartition du travail social entre les différentes branches de la production, la forme de la courbe d’offre doit être complètement différente de celle du diagramme 1.

Supposons tout d’abord, comme nous l’avons fait au début de ce chapitre, que le prix de production ( ou la valeur) de l’unité de production soit une grandeur donnée (par exemple 3 roubles), indépendante du volume de la production si les conditions techniques de production restent inchangées. Cela signifie que, pour un prix de 3 roubles, l’équilibre s’établit entre la branche de production considérée et les autres branches, et que les transferts de capitaux d’une branche à une autre s’arrêtent. Il s’ensuit que la chute du prix au-dessous de 3 roubles provoquera un transfert de capitaux hors de la sphère considérée et une tendance à l’arrêt total de la fabrication de la marchandise considérée. En revanche, l’augmentation du prix au-delà de 3 roubles provoquera un transfert de capitaux en provenance des autres sphères et une tendance à un accroissement illimité de la production (soulignons que, pas plus ici qu’auparavant, il n’est question d’une augmentation ou d’une diminution temporaire du prix; il s’agit d’un niveau de prix constant, à long terme, et d’un volume moyen, à long terme, de l’offre et de la demande). Donc, si le prix est inférieur à 3 roubles, l’offre se tarira complètement, et s’il est supérieur à 3 roubles, on peut considérer l’offre comme illimitée par rapport à la demande. Nous ne construisons pas de courbe d’offre. L’équilibre entre l’offre et la demande ne peut être établi que si le niveau des prix coïncide avec la valeur (3 roubles). La grandeur de la valeur (3 roubles) détermine le volume de la demande effective d’une marchandise et le volume d’offre correspondant (300 000 unités de produit). Le diagramme a la forme suivante :

Diagramme 2

Diagramme2

 

Comme on le voit sur ce diagramme, les conditions techniques de production (ou le travail socialement nécessaire au sens technique) déterminent la valeur, centre autour duquel fluctuent les prix moyens (dans une économie capitaliste, ce centre ne sera pas la valeur-travail mais plutôt le prix de production). La quantité ne peut être établie, sur l’axe des ordonnées, qu’en relation avec le chiffre 3, qui signifie une valeur de 3 roubles. La courbe de demande détermine seulement la quantité exprimée par l’axe des ordonnées, c’est-à-dire le volume de la demande effective et le volume de la production qui, sur le dia-gramme, est voisin de la quantité III, c’est-à-dire 300 000. Un déplacement de la courbe de demande, par exemple un accroissement de la demande pour telle ou telle raison, ne peut qu’accroître le volume de l’offre (dans l’exemple donné jusqu’à VI, c’est-à-dire jusqu’à 600 000, comme le montre la courbe en pointillés), mais il n’accroît pas le prix moyen qui reste, comme auparavant, de 3 roubles. Ce prix est déterminé exclusivement par la productivité du travail ou par les conditions techniques de production.

Introduisons maintenant (comme ci-dessus) une hypothèse supplémentaire. Supposons que, dans la branche considérée, les entreprises de haute productivité ne puissent fournir sur le marché qu’une quantité limitée de biens ; le reste des biens doit être produit dans des entre-prises de productivité moyenne ou basse. Si le prix de 2 roubles 50 kopecks est le prix de production (ou la valeur) dans les entreprises les plus avancées, le volume de l’offre sera de 200 000 unités ; si le prix est de 3 roubles, l’offre sera de 300 000 et, pour un prix de 3 roubles 50 kopecks, de 400 000. Si le prix moyen est inférieur à 2 roubles 50 kopecks, la tendance à un arrêt complet de la production devient dominante. Si le prix moyen est supé-rieur à 3 roubles 50 kopecks, c’est une tendance à l’expansion illimitée de l’offre qui devient dominante. De ce fait, les fluctuations des prix moyens sont limitées à l’avance par le minimum de 2 roubles 50 kopecks et le maximum de 3 roubles 50 kopecks. Trois niveaux de prix moyens, ou de valeurs, sont possibles à l’intérieur de ces limites : 2 roubles 50 kopecks, 3 roubles et 3 roubles 50 kopecks. Chacun d’eux correspond à un volume déterminé de production (200 000, 300 000 et 400 000) et donc à un niveau donné des techniques de production. Le diagramme a la forme suivante :

Diagramme 3

Diagramme3

 

Si, dans le diagramme 2, l’offre de biens (de la part des producteurs) avait lieu au prix de 3 roubles, elle a maintenant lieu même si le prix n’atteint que 2 roubles 50 kopecks. Dans ce cas, elle est égale à II, c’est-à-dire à 200 000 (quantité obtenue par projection de la lettre A sur l’axe des ordonnées). Si le prix est de 3 roubles, l’offre passera à III, c’est-à-dire à 300 000 ; sur le diagramme, cela correspond à la lettre C. Si le prix est de 3 roubles 50 kopecks, l’offre sera égale à IV, c’est-à-dire 400 000 (ce qui correspond à la projection de B sur l’axe des ordonnées). La courbe ACB est la courbe d’offre. Le point d’intersection de cette courbe d’offre et de la courbe de demande (au point C) détermine le volume réel d’offre et la valeur, centre de fluctuation des prix, qui lui correspond. Dans l’exemple donné, le prix s’établit à 3 roubles et le volume de la production est égal à III, c’est-à-dire à 300 000. La production s’effectuera dans les entreprises supérieures et moyennes. Dans ces conditions techniques de production, la valeur et le prix moyen sont égaux à 3 roubles. Si la courbe de demande moyenne se déplaçait légèrement vers le bas à la suite d’une décroissance à long terme de la demande, elle pourrait rencontrer la courbe de demande au point A ; dans ce cas, le volume moyen de l’offre serait égal à 200 000 unités et seules les entreprises les meilleures produiraient ; la valeur tomberait à 2 roubles 50 kopecks. Si la courbe de demande se déplaçait légèrement vers le haut du fait d’une augmentation de la demande, elle pourrait rencontrer la courbe d’offre au point B ; le volume moyen de l’offre serait égal à IV, c’est-à-dire à 400 000, et la valeur serait de 3 roubles 50 kopecks. Le rapport entre les courbes d’offre et de demande qui a été formulé par l’école mathématique, et que cette école présente sous la forme du diagramme 1, existe dans la réalité (si on examine le prix moyen et le volume moyen de l’offre et de la demande), mais seulement à l’intérieur d’étroites limites de fluctuations des prix : entre 2 roubles 50 kopecks et 3 roubles 50 kopecks, c’est-à-dire dans des limites qui sont entièrement déterminées par les techniques de production dans des entreprises se situant à différents niveaux de productivité et par les rapports quantitatifs entre ces entreprises, autrement dit par le niveau technique moyen de la branche considérée. C’est seulement dans ces étroites limites que l’offre a la forme d’une courbe croissante. Chaque point de la courbe montre alors le volume de la production et le prix correspondant. C’est seulement a l’intérieur de ces étroites limites que des changements dans la courbe de demande, qui modifient le point d’intersection de la courbe de demande et de la courbe d’offre (points A, C ou B), changent le volume de la production. Ces changements influencent les conditions techniques moyennes dans lesquelles la masse totale des produits est fabriquée et influencent ainsi la grandeur de la valeur (2 roubles 50 kopecks, 3 roubles, 3 roubles 50 kopecks). Mais cette influence de la demande sur la valeur n’opère qu’à travers, des changements dans les conditions techniques de production et elle est confinée dans des limites étroites, qui sont fonction de la structure technique de la branche considérée. Seule la demande peut franchir ces limites, mais son influence indirecte sur la valeur (par l’intermédiaire des techniques de production) cesse. Supposons, par exemple, que la demande s’accroisse et corresponde à la courbe en pointillés du diagramme. Dans le diagramme l, tracé par les économistes de l’école mathématique, cet accroissement de la demande situe l’intersection de la courbe d’offre et de la courbe de la demande à un point qui correspond au prix de 5 roubles. Il semble que l’accroissement de la demande ait directement augmenté la valeur de la marchandise. Cependant, sur le diagramme 3, le prix moyen ne peut être supérieur à 3 roubles 50 kopecks, parce qu’un tel accroissement provoquerait une tendance à un accroissement illimité de l’offre, c’est-à-dire que l’offre dépasserait la demande. La courbe d’offre ne va pas au-delà de B. Ainsi la courbe de demande accrue ne coupe pas la courbe d’offre ; elle coupe la parallèle à l’axe des ordonnées qui passe par B et qui correspond au prix moyen maximum de 3 roubles 50 kopecks. Cela signifie que si le volume de la production augmente jusqu’à VII, c’est-à-dire 700 000 unités, à la suite d’un accroissement de la demande, la valeur et le prix moyen resteront, comme auparavant, de 3 roubles 50 kopecks (plus précisément, le prix sera légèrement plus élevé que 3 roubles 50 kopecks et tendra en décroissant vers cette valeur, puisque du fait de notre supposition, si le prix est de 3 roubles 50 kopecks, la quantité produite est seulement de 400 000). Les différences entre les diagrammes 1 et 3 consistent donc en ceci :


Notes

[1]On trouvera ce diagramme en langue russe dans les livres suivants : Charles Gide, Osnovy političeskoj ekonomii (Principes d’économie politique), 1916, p. 233 ; du même auteur, Istorija ekonomičeskikh učenii (Histoire des doctrines économiques), 1918, p. 413 ; N. Šapošnikov, Teorija cennosti raspredelenija (Théorie de la valeur et de la distribution), 1910, chap. 1.


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