1982

Publié : dans Le Monde, 14 avril 1982.
Transcription : Adam Buick
Balisage HTML : Jonas Holmgren

Maximilien Rubel

La paranoïa politico-militaire

1982

 

Tenant son mandat de « son » peuple et jouissant de l'acquiescement empressé des élites de la nation, l'homme d'Etat peut garder bonne et démocratique conscience. La légitimité de sa politique ne saurait être remise en cause par une infime minorité de critiques : et de contestataires, fussent-ils experts confirmés en matière de stratégie ou simples citoyens ne pouvant opposer au dogme de la paix armée que leur foi en la non-violence active, en la résistance révolutionnaire.

Pourtant dans ce siècle qui a connu deux guerres mondiales, les dictatures fasciste, nazie et stalinienne, plusieurs génocides, la dévastation des milieux naturels, la mort par inanition, chaque année, de millions d'êtres humains, la malnutrition pour plus d'un tiers de la population mondiale, « l'ensemble des nations continuent à dépenser à des fins militaires plus de 1 million de dollars chaque minute ». Ajoutons-y la culture érigée en système de gouvernement dans des pays civilisés ou en voie de l'être, sans oublier les « cinq millions d'enfants réfugiés dans le monde..., menacés par la famine, la piraterie, les proxénètes », (le Monde, du 28 décembre 1980) : cet aperçu, devenu rengaine, de la misère du monde contemporain ne semble pas de nature à infléchir la politique des chefs des pays dits libres comme de ceux des pays dits communistes. Les uns et les autres continuent imperturbablement à conformer leur stratégie « de paix » à l'adage latin, sans cesse démenti par les faits : Si vis pacem, para bellum - Si tu veux la paix prépare la guerre.

Devant cette harmonie des convictions stratégiques professées par des systèmes politiques officiellement opposés, un extraterrestre doué d'une intelligence supérieure à la nôtre devra constater que les pouvoirs en place sont en train d'ourdir, sans en avoir conscience, une véritable conspiration à l'effet d'entraîner à la mort des populations entières. Un seul fait pourrait l’étonner : l'apparent consentement des peuples aux décisions stratégiques de leurs gouvernements, leur confiance en leurs mandataires conspirateurs. En revanche, il aura tôt fait de diagnostiquer la structure mentale de ce président de la République qui a pu déclarer, sans rencontrer de contradiction :

« S'il le fallait, j'appuierais sur le bouton de la force nucléaire », une telle initiative relevant de « la fonction normale et essentielle du responsable de la sécurité finale (!) de la France » (le Monde du 24 mars 1979). Ou encore : « L'engagement nucléaire ne peut reposer que sur la décision d'un seul » (le Monde du 19 novembre 1980).

Si la sagesse philosophique commence par l'étonnement, notre visiteur philosophe aura eu, quelques mois plus tard, motif à s'étonner. Loin d'inscrire dans son programme de gouvernement la suppression de la « force de dissuasion », donc de la terreur thermonucléaire, un nouveau gouvernement se réclamant du « socialisme » et du « communisme » adoptera, sans hésitation, la même stratégie : la dissuasion nucléaire ou, en termes moins euphémiques, l'équilibre de la terreur. Elus pour œuvrer à l'abolition des conditions économiques et sociales qui ont donné naissance aux crises et catastrophes inhumaines de ce siècle, les nouveaux gérants zélés de la société française perpétuent les tares qui la minent. Fiers des vertus exportatrices de l'armement national, ils s'empressent d'attirer « leur » peuple dans le cycle des cataclysmes militaires.

Point ne sera besoin que notre visiteur se change en polémologue pour établir le diagnostic du mal qui ronge les castes responsables de ce complot. Les progrès de la psychiatrie autorisent à parler d'une paranoïa collective, ainsi que le suggère l'interrogation déconcertante, lors des quinzièmes Journées d'information psychiatrique, en 1981 : « Qui peut se vanter de n'avoir pas en soi des structures et des caractères paranoïaques ? » (le Monde du 22 avril 1981).

Au lieu de faire écho aux leçons que leur soufflent les pouvoirs établis, il incomberait à ceux qui applaudissent au mot d'ordre bestial, « Plutôt mort que rouge», de scruter leurs consciences de patriotes ou d'intellectuels de métier pour fournir une réponse rationnelle à cette question. Apeurés par les manifestations pacifistes, les privilégiés de la culture voudraient imposer à toute une nation comme devoir moral ce qui, le cas échéant, pourrait être l'impératif d'un choix individuel : je préfère me donner la mort plutôt que de risquer la torture du goulag. Leur idéologie d'élite paranoïaque dénonce l'ennemi présumé, seul fauteur de guerre à qui il convient de montrer les dents dissuasives, fût-ce au prix d'un conflit qui rayerait bon nombre de nations de la surface de la Terre.

 

Inanité du manichéisme

« Le paranoïaque est un fou de logique », nous apprend le professeur Giudicelli, psychiatre marseillais. Dans le cas présent, le délire de persécution se manifeste « logiquement » dans la vision de la « force brute », savoir l'U.R.S.S. sans socialisme ni soviets. Composé d'un type d'homme « anthropologiquement » inédit, le peuple « russe » n'a-t-il pas cessé de subir la botte du parti-État pour se jeter sous le talon de fer d'une « stratocratie » omnipotente ? Quant à notre extraterrestre, il n'aura pas de mal à percevoir l'essentiel : la faillite de l'économie de l'U.R.S.S et des autres pays faussement socialistes, conséquence normale de la résistance passive qu'y pratiquent en permanence les classes peu laborieuses, au point que ces pays prétendument à l'abri de toute crise mendient auprès de l'impérialisme pour pallier le manque du capital que leurs propres prolétaires refusent de leur fournir sous forme de surtravail.

L'argument de la paix armée est fondé sur la distinction manichéenne entre un monde « libre » et un monde « totalitaire », opposition illustrée par le renvoi au fascisme et au stalinisme. Cette évocation terrifiante démontre précisément l'inanité de ce manichéisme cher aux diplomates et à une certaine intelligentsia, de droite ou de gauche. Ils nient l'évidence : avant d'être la cause de la Seconde Guerre mondiale, le fascisme fut la conséquence fatale de la première guerre mondiale ; avant d'être notre allié, le paranoïaque Staline fut le partenaire du paranoïaque Hitler.

Adeptes et spécialistes de la terreur équilibrée prétendent que l'invention et la fabrication de l'arme absolue ayant acculé l'humanité à un dilemme fatal, l'instinct biophile de l'espèce l'emportera sur l'instinct nécrophile.

Certes, une telle éventualité n'est pas à exclure a priori. Dans l'autre cas, plus probable, hélas, les survivants du cataclysme diront-ils, en s'abritant derrière Hegel, que cette annihilation fut « nécessaire », car propice à la « santé morale des peuples » ? Pourront-ils prétendre que l'infime minorité qui avait milité pour une « paix désarmée », voire pour la non-violence révolutionnaire, était composée de « malades mentaux » ? Récemment, un auteur doué de l’humour de Juvénal, a su exprimer parfaitement la logique de la démence politico-militaire que ces « malades » ont diagnostiquée :

« On en revient au vieil adage des Romains : Si vis pacem, para bellum. Quelle sagesse dans ces simples mots ! Réfléchissons : si tu veux la paix, prépare la guerre. Si tu veux l'entente entre les nations, prépare la lutte qui va les diviser. Si tu veux la concorde, prépare les canons. Si tu veux la fraternité, prépare le meurtre. Si tu veux le blanc, prépare le noir. Si tu veux quelque chose, prépare le contraire. C'est l'évidence même, le fruit d'une logique supérieure. Ce n'est pas un hasard si cette maxime a traversé les siècles : elle est une des plus puissantes manifestations de l'intelligence humaine »[1].

 

Notes:

[1] Jean Bacon : les Saigneurs de la guerre, les Presses d'aujourd'hui, 1981, p. 129. Voilà un livre (d'un malade du pacifisme) à méditer par les femmes qui refusent de « se laisser piéger par le mythe de l'égalité lorsqu'il risque de les conduire à reproduire les relations répressives, égoïstes, du monde masculin » (Annie Goldmann : « La Relève de l'humanisme», le Monde du 9 mars 1982).