1936

« Staline défend non pas des idées progressives, mais les privilèges de caste de la nouvelle couche sociale, de la bureaucratie soviétique, qui, depuis longtemps déjà, est devenue un frein au développement socialiste de l'U.R.S.S. Il est impossible de défendre ces privilèges par les méthodes de la démocratie prolétarienne ; on ne peut les défendre qu'à l'aide de falsifications, de calomnies et d'une sanglante répression. »

Lev Sedov

Le livre rouge du procès de Moscou

Après le procès


Le procès de Moscou n'est pas terminé, il continue sous des formes nouvelles. L'affaire de la « terreur » est conduite à toute allure. Des dizaines, des centaines de personnes arrêtées en relation avec le procès des vieux bolchéviks remplissent les prisons de l'U.R.S.S. La machine répressive poursuit sa besogne.

On arrête des gens parce qu'ils ont un parent trotskiste, parce qu'il y a une dizaine d'années, ils ont exprimé quelque pensée oppositionnelle. On arrête à Moscou, en Ukraine, au Turkestan, partout. On arrête des écrivains et des économistes, des journalistes et des militaires ; il n'y a pas de grâce pour personne. Boukharine, rédacteur des Izvestia, imprime, dans le journal dont il a la direction, des résolutions qui réclament sa tête ! L'encre du projet de la nouvelle constitution staliniste n'était pas encore sèche que l'un des principaux rédacteurs, Radek, est livré à un autre, Vychinski. Après avoir élaboré la « constitution la plus démocratique du monde », ses auteurs s'evoient l'un l'autre à la guillotine. Le jour même où Radek réclamait dans les colonnes des Izvestia le passage par les armes des accusés et rappelait ses services de délateur (dans l'affaire Blumkine) pour apaiser Staline, son nom était cité dans le compte rendu du procès et il était déclaré « terroriste ». Il suffisait de tourner la page du journal !

Piatakov est emprisonné par la Guépéou sous l'inculpation des mêmes crimes pour lesquels il réclamait la veille de son arrestation un châtiment impitoyable pour les autres accusés. Piatakov, adjoint d'Ordjonikidzé, est inculpé de terrorisme, c'est-à-dire qu'il aurait eu l'intention... d'assassiner son supérieur immédiat ! Sokolnikov et Sérébriakov, Ouglanov et Poutna sont en prison. Séparés depuis de nombreuses années de toute opposition, ils étaient devenus des fonctionnaires dociles de Staline. Rien à faire ! Même ces gens-là sont par quelque côté dangereux pour Staline ; ou plutôt il y a quelque autre redoutable danger qui le menace et il espère le conjurer en frappant ces hommes, en se débarrassant d'eux. Liés par leur passé à la révolution dont Staline est le fossoyeur. Ils le gênent par le fait même de leur existence. Et si Staline, après de nombreuses années de préparation et d'hésitation, s'est décidé maintenant à une répression sanglante, cela démontre que dans la voie de la liquidation de la révolution, il prépare quelque chose de nouveau, sans comparaison avec tout ce qu'il a déjà fait. Son coup contre les anciens révolutionnaires, son coup porté à la gauche, ne permet pas de douter que sa voie se dirige délibérément vers la droite.

Ce sont les représentants les plus marquants du bolchévisme qui ont été impliqués, comme nous l'avons déjà indiqué, dans le procès de Moscou. Rappelons que 19 membres du Comité central et 8 membres du Bureau politique furent mêlés à l'affaire ! Rykov et Boukharine ont bénéficié, il est vrai, d'un non-lieu1, après trois semaines d'instruction. Mais quel non-lieu ! « L'enquête n'a pas établi de données judiciaires qui permettent de traduire Boukharine et Rykov devant le tribunal. » Comme nous connaissons bien cette odieuse formule ! Elle répète mot pour mot le premier non-lieu concernant Zinoviev. Par cette formule bien staliniste, le « père du peuple » garde les mains libres pour des infamies futures. Des « données », on peut toujours en trouver. Il suffit d'un peu de temps et nous apprendrons que le Centre unifié n'était rien en comparaison d'un autre centre, le « Centre Boukharine-Rykov », dont les fusillés avaient caché l'existence. Nous apprendrons aussi que Boukharine était allé personnellement à Léningrad organiser l'assassinat de Kirov, etc., etc. Le fait que les noms de Rykov et de Boukharine aient été mentionnés au procès est un « avertissement » de Staline : vous êtes dans mes mains, il me suffit de dire un mot et c'est votre fin. Dans la langue du droit pénal, cette méthode s'appelle du chantage, et sous sa forme la plus odieuse, le chantage sur la vie même.

La mort de Tomski2, qui a produit une très forte impression dans le pays, n'a pas été sans influer sur l'allégement temporaire du sort de Rykov et de Boukharine ; Ce suicide a forcé l'usurpateur déchaîné à modérer son emportement. Accusé d'avoir participé à la terreur, Tomski comprit qu'il n'y avait pas d'issue au piège staliniste. Révolutionnaire et bolchévik, Tomski a préféré la mort volontaire plutôt que de subir les ignominies stalinistes, que de se salir lui-même, que de trainer dans la boue tout ce pour quoi il avait lutté pendant des dizaines d'années.

Est-ce que ce seul fait, le suicide d'un des chefs du parti, ne démontre pas dans quel marais Staline a conduit la révolution ?

Staline s'est vengé de Tomski à sa manière. Aprsè avoir à demi condamné et à demi réhabilité Rykov et Boukharine, il n'a pas dit un mot de Tomski. Et comment donc Staline aurait-il pu réhabiliter sa mémoire ? Cela eût signifié avouer la calomnie, sur la tombe encore fraîche d'un des chefs du parti et du bolchévik le plus capable qu'ait donné la classe ouvrière russe.

* * *

Il n'est pas difficile de s'imaginer l'atmosphère de cauchemar qui règne maintenant en U.R.S.S. Personne n'est sûr du lendemain et, moins que quiconque, les vieux bolchéviks. Hier dirigeants responsables et émérites, on les déclarera demain terroristes et on les jettera sous l'engrenage de la machine répressive. Les vieux bolchéviks, ceux qui ont été au premier rang dans le passé, ne peuvent que se demander avec angoisse : à qui le tour ?3

Seuls les « bolchéviks sans-parti » se sentent à l'aise. Ces bureaucrates parvenus n'ont dans le passé ni prison, ni lutte pour la révolution, ils n'ont même aucun passé. Et c'est pourquoi leur avenir est d'autant mieux assuré.

De même que la bureaucratie dans son ensemble s'est affranchie de toute dépendance à l'égard des travailleurs, de même à l'intérieur de la bureaucratie, la Guépéou prend de plus en plus un caractère autonome. Indépendante non seulement des masses, mais aussi presque indépendante de la bureaucratie elle-même, la Guépéou est l'instrument personnel de Staline. Bien entendu, elle protège les positions de la bureaucratie en tant que couche sociale privilégiée, mais sa première tâche est de sauvegarder la position personnelle de Staline et son absolutisme, de le défendre contre la bureaucratie elle-même, si les circonstances l'exigent. Le caractère bonapartiste du stalinisme apparaît de façon particulièrement frappante par l'exemple de la Guépéou. Parvenue à une puissance sans précédent, la Guépéou, appelée à lutter contre les dangers qui menacent Staline, commence à devenir elle-même un danger pour lui. Ce n'est pas sans inquiétude que Staline doit regarder la Guépéou. Elle ne dépend que du « chef », mais le chef ne dépend pas moins d'elle. Et si la Guépéou voulait un autre chef ? C'est de ce point de vue, semble-t-il, qu'il faut considérer l'éloignement de Iagoda. Il était depuis trop longtemps à la tête de la Guépéou. Même si Iagoda ne menaçait pas encore Staline, il valait mieux, malgré tout, par mesure préventive, l'écarter. C'était plus sûr. Iejov, le nouveau chef de la Guépéou, convient d'autant mieux que c'est un homme nouveau, « inexpérimenté ». Iagoda avait aussi manifesté dans le passé de la sympathie pour la droite. Le procès de Moscou était d'ailleurs un bon prétexte pour l'écarter. La manière « sabotée » dont cette affaire avait été menée exigeait un bouc émissaire, et pas seulement parmi les inférieurs. Pour donner un avertissement aux agents instructeurs incapables, embourbés dans la routine, Staline écarte Iagoda. Ni le titre de « commissaire général à la sûreté », ni l'étoile de grand format au col ne le sauve du limogeage au Commissariat des Postes. Que peuvent espérer les autre Iagoda, de grade inférieur ? Fusillant les uns, « avertissant » les autres, Staline ne fera qu'accroître la défiance générale, l'inquiétude et le mécontentement.

Nous allons certainement vers un (de) nouveau (x) procès ! Ses contours commencent même à se dessiner. L'accusation calomnieuse de « terrorisme » doit être complétée par l'accusation de « complot militaire » et d' « espionnage ». Un certain nombre de symptômes font entrevoir que c'est autour de ces accusations que sera bâti le nouveau procès. Il suffit de lire l'article leader de la Pravda du 8 octobre. Il ne laisse aucun doute sur les plans de Staline pour le proche avenir.

Les « trotskistes » sont des espions, voilà ce qui est répété des dizaines de fois. C'est dans cette direction que se fait maintenant la préparation de l'opinion publique. Qui plus est, la Pravda informe ouvertement ses lecteurs de la marche de l'enquête de l'Inquisition staliniste, quand elle dit que les « francs aveux d'un certain nombre de trotskistes éminents (?) démontrent » qu'ils ont « non pas contraints et forcés, mais de leur plein gré, accompli un travail d'espions en Union Soviétique. »

Voilà qu'arrivent encore une fois les « francs aveux » bien connus et si discrédités !

Staline aura d'autant plus de facilité de répèter avec les nouveaux accusés ce qu'il a pu faire avec les seize fusillés que ceux-là ont été arrêtés avant ou pendant le procès. Coupés du monde extérieur, ils ignorent tout du sort de Zinoviev, de Kamenev et des autres.

Les arrestations des militaires Poutna, Schmidt, Kouzmitchev, etc. révèlent aussi le caractère de la nouvelle affaire. Ils doivent aider Staline à accuser l'opposition de gauche de « complot militaire » et par leur exécution celui-ci aura la possibilité de « rappeler à l'ordre » la caste militaire.

Il est possible aussi que Staline établisse la nouvelle affaire sur des bases beaucoup plus larges. L'article leader de la Pravda dit, par exemple, que « le sabotage contre-révolutionnaire des trotskistes dans notre industrie, dans les usines et les mines, dans les chemins de fer, dans la construction, dans l'agriculture est maintenant démontré et déjà reconnu par toute une série de trotskistes éminents ».

Plus de doute. Nous sommes à la veille d'un nouveau procès4. Notre devoir est d'en avertir l'opinion publique de l'Occident. Aucune illusion au sujet du Borgia de Moscou, armé de la technique contemporaine !

Staline veut la tête de Trotsky, c'est son principal but. Pour y parvenir, il ira jusqu'au bout, à plus d'ignominie encore. Si l'on pouvait encore avoir des illusions à ce sujet, le procès de Moscou se chargerait de les dissiper. Staline hait Trotsky comme le représentant vivant des idées et des traditions de la révolution d'Octobre, vers qui tend tout ce qui reste de révolutionnaire en Union soviétique. Pour avoir la tête de Trotsky, Staline mène les plus abominables intrigues en Norvège et en prépare d'autres du côté de la Société des Nations. Par ses procès, il prépare le terrain pour l'extradition de Trotsky. Ce n'est pas pour rien que le gouvernement soviétique a manifesté un si grand intérêt, à l'occasion de l'assassinat du roi de Yougoslavie, pour la collaboration internationale des polices contre les terroristes. A ce moment-là, cela pouvait plutôt étonner. Aujourd'hui, après le procès des « terroristes » de Moscou, l'intérêt de Staline pour la lutte contre les terroristes, « à l'échelle internationale », prend un sens bien plus précis.

* * *

Les méthodes de Staline et de la Guépéou se transportent de plus en plus sur l'arène internationale. Trotsky est interné. Les trotskistes espagnols sont accusés d' « attentats » contre les chefs du Front populaire (quoique chaque milicien espagnol sache que les bolchéviks-léninistes combattent avec eux sur le front). Les trotskistes polonais sont les agents de la police secrète, les trotskistes allemandes les agents de la Gestapo. Telle est l'unique méthode de lutte de Staline.

Il ne s'agit pas des trotskistes, il s'agit des méthodes de Staline, qui menacent d'empoisonner l'atmosphère morale du mouvement ouvrier mondial. Aujourd'hui ces méthodes sont employées surtout dans la lutte contre le « trotskisme », demain elles seront dirigées contre les autres courants de la classe ouvrière. Nous avons déjà vu comment les chefs de la Deuxième Internationale ont été accusés d'être les auxiliaires des agents de la Gestapo pour leur télégramme lors du procès de Moscou. Staline veut réduire les désaccords politiques du mouvement ouvrier à la formule : Guépéou ou Gestapo. Qui n'est pas avec la Guépéou, est un agent de la Gestapo. On doit repousser de la façon la plus énergique, la plus résolue, quel que soit le parti auquel on appartienne, cette atteinte au mouvement ouvrier mondiale. Le mouvement ouvrier ne peut souffrir dans son sein des méthodes de gangstérisme politique. Le danger est d'autant plus sérieux que Staline a mis au service de ce gangstérisme politique un puissant appareil gouvernemental.

Les calomnies et les assassinats de Moscou ne lèsent pas seulement les intérêts de l'Union soviétique, ne portent pas seulement un coup irréparable à toutes les conquêtes de la révolution d'Octobre, mais aussi à tout le mouvement ouvrier mondial. Malheur à lui, s'il ne sait pas se préserver du venin mortel du stalinisme ! C'est son existence morale qui est en jeu.

Mensonge et calomnie de prétendre que les bolchéviks de l'époque héroïque de la révolution russe, Lénine et Trotsky, ont employé les mêmes méthodes. C'est une calomnie contre la révolution d'Octobre, la plus grande révolution prolétarienne de l'histoire. Est-ce par la boue et le mensonge que la classe ouvrière russe a vaincu en 1917 ? Qu'elle a remporté les victoires de la guerre civile ? La morale politique n'est pas une abstraction. Elle dépend entièrement de la politique elle-même. L'arme empoisonnée de la calomnie était organiquement étrangère à la politique révolutionnaire des masses insurgées de 1917. C'est une arme prise à l'arsenal de la réaction. Mais c'est à l'aide de cette arme seulement, — du mensonge, de la calomnie, de l'assassinat de révolutionnaires, — que peut se maintenir le stalinisme, qui a usurpé le pouvoir en l'arrachant au prolétariat soviétique.

* * *

Le procès de Moscou a de nouveau montré jusqu'à quel point la bureaucratie avait épuisé son rôle de défenseur des conquêtes de la révolution d'Octobre. Elles est devenue un obstacle au développement ultérieur de l'U.R.S.S., car les intérêts de ce développement dans le domaine social, culturel et politique, sont entrés en contradiction irréductible avec les intérêts de caste de la bureaucratie. Pour ouvrir la voie au développement de l'U.R.S.S. vers le socialisme, il faut liquider la bureaucratie.

Il y a une dizaine d'années déjà que Staline a dit : « Les cadres (de la bureaucratie) ne pourront être écartés que par la guerre civile. » Par là, il plaçait ouvertement la bureaucratie au-dessus de la classe ouvrière, au-dessus du parti. Pendant dix ans, néanmoins, les bolchéviks-léninistes ont défendu la politique de réforme de l'Etat soviétique. Mais, par sa politique et ses méthodes, la bureaucratie a définitivement enlevé au prolétariat soviétique la possibilité de réformer l'Etat par la voie légale.

La Conférence internationale pour la Quatrième Internationale de juillet 1936 — avant le procès, — avait dit dans ses thèses : « Si pour le retour de l'U.R.S.S. au capitalisme il faut une contre-révolution sociale, pour la marche au socialisme une révolution politique est devenue nécessaire. »

Le procès de Moscou a confirmé avec une force nouvelle la justesse de cette perspective.

Le prolétariat soviétique ne peut marcher au socialisme que par la renaissance et l'épanouissement de la démocratie soviétique, par la légalisation des partis soviétiques, avant tout celle du parti du bolchévisme révolutionnaire. Mais la renaissance de la démocratie soviétique n'est possible que par le renversement de la bureaucratie. Et renverser la bureaucratie, seule peut le faire la force révolutionnaire des masses travailleuses !

Notes

1 Reingold, Kamenev et Zinoviev avaient déclaré que ceux-ci étaient au courant de l'activité terroriste et qu'ils avaient trouvé avec eu un « langage commun ». La « réhabilitation » de Boukharine et de Rykov donne indirectement une appréciation non équivoque des dépositions des inculpés.

2 M.P. Tomski (né en 1880), ouvrier lithographe, entra en 1904 dans le mouvement révolutionnaire ; en 1905 député au Soviet de Réval ; arrêté pour la première fois en 1906, il est déporté et s'enfuit de la déportation. Délégué au Congrès de Londres (1907) ; de nouveau arrêté à la fin de 1907. Tomski, sauf une courte interruption, reste en prison jusqu'en avril 1909. Après quelques mois d'activité illégale, il est de nouveau arrêté en décembre 1909 et, après deux ans de détention préventive, il est une nouvelle fois condamné à cinq ans de prison. En 1916, après presque sept ans d'emprisonnement, Tomski sort de prison pour être déporté à vie en Sibérie. Après la révolution d'Octobre, Tomski est pour de nombreuses années le dirigeant des syndicats soviétiques ; membre du Comité central et du Bureau politique.

3 Cet état d'esprit ne manque pas de pénétrer les sommets eux-mêmes. Fait caractéristique : dans la liste, composée par Staline, des chefs que les terroristes auraient eu l'intention d'assassiner, on ne trouve pas seulement les chefs de première grandeur, mais aussi les Jdanov, Kossior et Postychev. Or, il n'y a pas Molotov. Dans ce genre d'affaires Staline ne laisse rien au hasard. Ne se prépare-t-il pas le terrain pour la « liquidation » future de Molotov ? Que les terroristes n'aient pas voulu assassiner Molotov, cela ne signifie-t-il pas qu'ils « comptaient » sur lui ? Et de là il n'y a qu'un pas pour accuser Molotov lui-même de terrorisme. Mais, bien entendu, c'est là une réserve pour un avenir encore assez lointain.

4L'un des buts du prochain procès sera aussi d'apporter, par de nouveaux « aveux », des corrections aux contradictions et falsifications les plus flagrantes du dernier procès.

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