1923

Source : Clarté n°48, 1er décembre 1923 signé du pseudonyme « R. Albert ».

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Les riches contre la culture

Victor Serge


Ecrivains et artistes

Berlin, 14 novembre 1923.

Je n'oublierai plus la pénible impression que me fit l'Allemagne à la fin de 1921, à une époque où pourtant elle atteignait — en comparaison avec les temps présents — l'apogée de sa prospérité d'après-guerre : le mark valait 20 centimes. J'éprouvai à Berlin un sentiment confus d'oppression et presque de désespoir. A l'analyse, j'en discernai bientôt les causes. Déjà, on percevait en toutes choses dans cette métropole affamée les indices d'un profond déclin de culture. Une misère encore honteuse coudoyait dans les rues l'éclatant mauvais goût des nouveaux riches. De l'affiche à la chansonnette, de l'étalage à la coiffure des passantes, du journal illustré à l'exposition artistique, il y avait sur toutes choses la marque indélébile d'une défaite de la civilisation, d'un amoindrissement de culture. Je m'enquis des jeunes écrivains et des poètes. Ils venaient de publier une remarquable anthologie, sous ce titre significatif : Menscheitsdämmerung (Le Crépuscule de l'Humanité)1. Je m'enquis des penseurs : quelques cénacles de rêveurs ou de snobs discutaient la sagesse bouddhique du comte Keyserling, d'autres, la mystique anthroposophique de Rudolf Steiner — philosophie de toutes les décadences, rappel de la corruption intellectuelle des derniers siècles d'Alexandrie. — On discutait surtout avec passion ce grand livre pessimiste, pénétré à chaque page d'affirmations réactionnaires, d'Oswald Spengler, Le Déclin de l'Occident2. La décomposition du régime capitaliste faisait déjà peser sur tout ce peuple une lourde condamnation. Les hommes pour lesquels la culture est le résultat le plus précieux de l'effort des sociétés vivaient sous le coup d'une désolante obsession de décadence.

Que pensent-ils, aujourd'hui ? Il est difficile de s'en rendre compte dans la démoralisation générale. Il ne paraît plus guère de livres nouveaux. On ne pourrait plus commencer aujourd'hui l'édition de Spengler ou des poètes découragés. La librairie est l'une des industries les plus atteintes par la crise. Les penseurs et les artistes se taisent. On n'entend plus que quelques voix de démagogues. Sur les tréteaux de Munich, un Hitler, sous-officier prolixe, se proclame, après six coups de feu lâchés au plafond d'une brasserie, dictateur d'Empire. Dans les artères centrales de Berlin, on entend crier « Mort aux Juifs ! » tout comme jadis, sous le Pendeur des Russiens dans les petites villes de Bessarabie, en retard de trois siècles sur la culture occidentale. La faim tenaille les gens. Un avocat, illustre il y a trente ans, est mort de faim. Un vieux savant s'est suicidé... Ceux qui veulent vivre ou survivre peinent dur. Je connais un vieil ingénieur septuagénaire qui s'est fait cordonnier. Les habiles spéculent, achètent, vendent, revendent des dollars, des coupures de l'emprunt or, des livres rares, des timbres postes. Penser, écrire, lire ? Il faut manger demain. Il faut dépenser ce soir les assignats qu'on a touchés ce matin, de peur qu'ils ne vaillent plus rien demain. Les dimanches soir, on voit aux abords des gares de vieux intellectuels rentrer de banlieues courbés sous le poids du sac de pommes de terre...

Je sais bien qu'on a vécu la même famine en Russie ; mais là-bas, ç'a été pour affirmer à la face du monde une vérité nouvelle, pour poser, dans la peine et le sang, dans la neige et l'angoisse, sans doute ! la première pierre d'une Société nouvelle. Et tout ce qu'il y avait de vraiment vivant dans la vaste Russie le savait : sans quoi, la Révolution serait morte depuis longtemps, et nous n'assisterions point à l'admirable renaissance des lettres russes qui est peut-être dans la stagnation et la décomposition générale de la culture européenne la seule victoire de l'avenir.

J'ai tout récemment visité à l'Académie des Beaux-Arts l'Exposition Automnale de Peinture et de Sculpture. Aucune de ces fêtes de couleur offertes coutumièrement à nos yeux par les peintres français ou russes. Une impression d'ensemble en tons gris-noirs. Ni plastique harmonieuse, ni lignes pures, ni lumière. Du tourment, de la souffrance, des audaces fatiguées, par-dessus tout de la laideur, de la tristesse, une psychologie de névrosés. Les artistes que je crois les meilleurs, Kokoschka, Barlach, Albert Birkle, Max Klewer ont cela de commun entre eux et avec les médiocres qu'ils ignorent la joie. Par contre, il en est qui, semble-t-il, ne veulent plus, ne peuvent plus voir que ténèbres. Barlach sculpte dans le bois de lourds paysans trapus, têtus, crispés, mauvais qu'on devine Jeteux d'sorts, metteux d'feu sorciers, jacques, vendéens, venus des campagnes hallucinées d'un Verhaeren. Käthe Kollwitz confesse dans trente dessins une autre obsession. L'ouvrière hâve, au ventre ballonné par la grossesse, semble incarner pour elle toute la souffrance de ce temps. La Mère, l'Enfant, la Faim, la Mort : l'art de Käthe Koilwitz combine ces quatre personnages en une Danse macabre continuelle. Et je comprends cette artiste. Ne vit-elle pas dans le nord de Berlin, en plein faubourg de misère prolétarienne ? Son atelier voisine avec le cabinet du médecin — du médecin des pauvres — de son mari. — Devant d'autres œuvres, des artistes les plus différents, une interrogation s'est imposée à mon esprit : « Est-ce l'homme, cet avorton difforme, qu'on retrouve en toutes les toiles, sur tous les cartons, est-ce le visage de l'homme ce masque grimaçant, contorsionné, noir et laid ? » Il m'a bien fallu conclure : — Oui, Ecce Homo ! C'est bien ainsi que l'art décadent d'une fin de civilisation se représente l'Homme. Vaincu. Mutilé. Dégénéré.

Deux traits généraux : l'absence de joie, l'absence de force. Une double résultante : laideur — désespérance. Le seul des artistes allemands d'aujourd'hui chez lequel on retrouve sans cesse une note de force est Georg Grosz — un révolutionnaire.— Mais pour lui, l'homme, l'homme des classes dirigeantes — n'a de vigueur que parce qu'il est essentiellement une brute qui tue, bâfre, et fornique...

Les mœurs

La culture d'un peuple tient davantage dans les mœurs que dans les œuvres de ses intellectuels. A ce point de vue, le spectacle de l'Allemagne actuelle est plus poignant encore. Toute une série de grands faits sociaux en voie d'accentuation continue depuis des années déjà, caractérisent sa décadence. Ce sont :

  1. La paupérisation des classes moyennes, souvent tombées au-dessous du prolétariat, parce que moins armées pour la lutte quotidienne. Le développement du fascisme n'en est qu'une conséquence. Si l'on tient compte de ce que les classes moyennes de l'Allemagne, nombreuses, instruites et respectées — avant la guerre — étaient les gardiennes véritables des « bonnes mœurs bourgeoises », on aperçoit de suite quels doivent être les graves effets de leur prolétarisation.

  2. Le développement de la corruption et de l'agiotage à tous les degrés de l'échelle sociale.

  3. Le développement de la mendicité, de la prostitution et de la criminalité.

  4. La baisse de l'intensité et de la qualité du travail qui résulte, à la longue, de la diminution des forces physiques et nerveuses, ainsi que de la démoralisation des producteurs ; le relâchement de la discipline du travail.

Un corollaire est commun à ces quatre faits : la détérioration de la santé publique. La moitié environ des enfants d'écoles dans la plupart des centres ouvriers sont sous-alimentés et tuberculeux. Les maladies de la misère font des progrès ; les naissances diminuent, la mortalité infantile s'accroît...

Mais je veux, pour donner au lecteur une sensation plus précise de ces choses, les évoquer dans quelques détails de la vie quotidienne. — Le bain est devenu, à Berlin, un luxe que, seuls, les riches peuvent se permettre. Les établissements de bains communaux ont tous fermé. Les salles de bain dans les logis de petits-bourgeois, servent de pièce à débarras ; on est heureux de pouvoir remplir la baignoire de pommes de terre. Car le combustible est hors de pris. On fait payer dans les pensions un verre d'eau chaude ! Autre article de luxe : le journal. Ce matin, j'ai payé le mien 50 milliards avec un change officiel du dollar 620. Cela met le numéro au prix de 1 franc 50. Son prix moyen était ces jours-ci de 70 centimes. L'ouvrier et l'employé ne peuvent plus lire le journal qu'aux devantures des librairies qui les exposent. Là, des attroupements stationnent toute la journée. La fin de la circulation des journaux a pour effet d'animer considérablement la vie des quartiers populaires ; on y vient aux nouvelles. Par tous les temps, des groupes nombreux s'y attardent, de la tombée du jour à la nuit profonde. Le manque d'informations sûres donne cours aux rumeurs les plus bizarres. Il n'est pas de soir qu'on n'entende annoncer pour le lendemain quelque coup de force.

La rue allemande — celle des quartiers populeux -— a complètement changé d'aspect en quelques mois. Jusqu'à la grande disette, elle avait conservé son aspect décent, petit-bourgeois, fermé. En Allemagne, on passe dans la rue ; on n'y vit pas comme dans les pays latins. Maintenant, il semble que la grisaille des maisons mornes se soit épaissie. Les vitres sont sales, les trottoirs aussi (on économise sur le nettoyage). Devant les boulangeries, les épiceries, les crémeries, des queues de cent personnes parfois et plus, stationnent indéfiniment, quelle que soit la bruine de novembre. Queues devant les cuisines de l'Armée du Salut ou de la municipalité ; queue devant les voitures des compagnies laitières ; foules, milliers d'hommes, devant les sordides bureaux où l'on paie les allocations de chômage ; foules errant le soir, par les artères mal éclairées, désœuvrées, aigries, anxieuses, Berlin ne compte pas moins de 200 000 sans-travail, c'est-à-dire, en ajoutant à ce nombre celui des femmes et des enfants de chômeurs, 500 000 personnes environ, à peu près complètement dénuées de ressources Que deviennent-elles le soir ? Le logis froid, sans lumière, sans pain, est inhabitable. Elles descendent dans la rue, se rassemblent, errent sans but, discutent, écoutent l'agioteur nationaliste, lisent le tract antisémite qu'on distribue... J'ai vu dans un port de la Baltique, par un temps de petite pluie glaciale, les quais se couvrir le jour d'une foule d'hommes immobiles, presque silencieux, attendant ainsi, avec des visages de froide colère, que passât l'inutile soirée...

Les pillages fréquents de boulangeries me paraissent manifester plutôt la virilité des affamés que leur brutalité. On m'a cité des cas de pillage ordonné, tranquille, « honnête », pendant lesquels, ne prenant que le nécessaire, les pauvres gens n'avaient garde de toucher à l'argent ou aux articles chers ! C'est chez d'autres éléments de la population que l'on observe une recrudescence de brutalité, voire de bestialité. En un an, la police berlinoise a eu à connaître 2 000 cas d'enfants martyrs. On connaît en France, par les grands journaux, les détails des pogroms antisémites de Berlin. On connaît moins de quoi sont capables les fascistes bavarois qui, pendant le piteux coup d'Etat de Hitler-Ludendorff, du 7 novembre, ont démoli pièce par pièce le mobilier du social-démocrate Auer et longuement terrorisé sa famille. Je viens de lire qu'aux environs de Chemnitz, des Hakenkreuzler3 en uniforme, ont fustigé jusqu'au sang des ouvriers communistes, arrêtés... Deux fois, ces jours-ci, à Altenhausen. près de Cobourg, et à Munich, ils ont institué des simulacres de cours martiales, là pour condamner à la pendaison des Juifs, ici pour annoncer à des conseillers municipaux socialistes et communistes qu'on allait les fusiller...

Les mœurs cultivées sont, en résumé, promptement désagrégées par la misère générale ; à la démoralisation des masses, la réaction, dans son effort conscient pour faire rétrograder la nation, ajoute des éléments de brutalité, de cruauté, d'obscurantisme, de sadisme.

Les sciences, les arts...

La culture européenne est un tout dont on ne peut rien retrancher sans appauvrir autant tous les peuples et tous les esprits de l'Europe. Conçoit-on la pensée française d'aujourd'hui, sans Kant, Nietzsche, Wagner, Hegel4, Marx, Einstein ? Pas un domaine de l'intelligence européenne où l'intelligence allemande n'ait apporté ses conquêtes. Avenarius, Mach, Ostwald, Helmholtz. Einstein la physique ; Wundt, Freud, la psychologie ; Max Müller, Max Weber, Cunow, Sombart, Eduard Fuchs, la sociologie ; Bebel, Hilferding, Franz Mehring, Rosa Luxemburg, le socialisme ; Hauptmann, Wedekind, Dehmel, Stefan George, Stefan Zweig, les lettres ; Strauss et Mahler, la musique ; Böcklin, Slevogt, Liebermann, Corinth, Max Klinger, la peinture...5 Voici des noms européens, contemporains, classiques déjà, que nul « bon européen » ne peut plus ignorer. J'en passe ; je ne fais pas un catalogue de grands hommes. Je ne nomme aucun des représentants de la jeune Allemagne actuelle, parce que, murés dans leur pays « vaincu », ils n'appartiennent qu'à l'Europe de demain.

...Au pays de ces ouvriers de la civilisation, on ne peut plus imprimer de livres nouveaux ; on ne peut plus imprimer des notes de musique ; on ne peut plus entretenir les anciens laboratoires, ni acheter, ni construire des instruments de précision. On ne chauffe plus les musées l'hiver ; on en ferme une grande partie ; on ne peut plus les enrichir en aucun cas, — Le Dr Georg Schreiber, de Münster, vient de publier un petit livre sur la Misère de la Science et des travailleurs intellectuels en Allemagne. Je lui emprunte les données suivantes :

Des instituts de recherches scientifiques poursuivant depuis des années l'étude de problèmes spéciaux, tels que l'Institut d'Epidémiologie et l'Institut pour l'étude du Cancer (Berlin), l'Institut pour l'étude des maladies tropicales (Hambourg), l'Institut de médecine et d'hygiène professionnelle (Francfort-sur-le-Main), doivent restreindre leurs dépenses à un minimum ridicule — ou fermer leurs portes. Toutes ensembles, les bibliothèques scientifiques de Prusse avaient, en 1922, un budget de 17 millions de marks (le cours du dollar étant calculé à 4 000), alors que la seule Université Scandinave d'Uppsala disposait, pour l'année, de 135 millions de marks. La Bibliothèque publique de Berlin, qui recevait avant la guerre 2 300 revues étrangères, n'en reçoit plus que 200. Les vides causés dans ses collections par le blocus n'ont pas été comblés. Les revues scientifiques allemandes, comme du reste, toutes les autres, disparaissent. Le musée du Livre de Leipzig, dans une situation désespérée, s'était décidé à vendre à l'étranger une précieuse Bible de Gutenberg : des dons spontanés d'artistes allemands lui ont seuls permis d'éviter cette extrémité.

Dans cette débâcle de la culture, que deviennent les intellectuels ? Il en est qui, moins payés que les ouvriers, se font ouvriers. La plupart végètent, aigris. Un compositeur de musique m'a dit à peu près textuellement ceci :

Dans quelques années, il ne restera de la riche culture musicale de l'Allemagne qu'un souvenir... De nouveaux musiciens ne peuvent plus se former ; les meilleurs élèves du Conservatoire doivent, pour vivre, jouer le soir dans les grands restaurants...

Sur la scène tournante du grand théâtre construit par Reinhardt, on a installé un ring de boxe. La Volksbühne, théâtre du peuple, de Berlin, s'achemine vers la faillite...

Si Pasteur travaillait maintenant en Allemagne, il ne pourrait plus rien pour l'humanité. Si Wagner était vivant, il devrait, pour ne pas mourir de faim, écrire des partitions d'opérettes...

Afin que Herr Raffke, nouveau riche, grand profiteur du naufrage de la culture allemande, ait de la musique à souper...

La stinnesation de l'intelligence

Stinnesierung-stinnesation ; le mot est d'un emploi courant. C'est un dérivé du nom de M. Hugo Stinnes, ploutocrate, plus riche que Vanderbilt et Carnegie, qui possède cinq ou six lignes mondiales de navigation, quantité de mines, d'usines et de banques, qui est un des rois du charbon, un des rois de l'électricité, un des rois de l'or d'Europe, qui songe à installer à la tête d'un gouvernement dictatorial de la République allemande, le directeur général de ses entreprises, M. Minoux, a voulu truster aussi l'intelligence... Son trust de la presse, dont l'influence s'étend bien à une cinquantaine de quotidiens, emploie à des titres divers tous ceux d'entre les intellectuels de renom qui ne veulent pas se résigner à la misère ; et les emploie à implanter en Allemagne une idéologie fasciste beaucoup plus cohérente, plus fouillée, que celle d'un Hitler et même de Mussolini. Au cours des derniers mois, les savants et les publicistes appointés par M. Hugo Stinnes, ont publié des centaines d'articles, démontrant la nécessité historique d'une dictature réactionnaire et (textuellement, d'après la Gazette Générale de l'Allemagne) que « la croyance en les avantages de la journée de 8 heures repose sur de grosses erreurs scientifiques ». Le trust de la presse, puissante entreprise de conquête de l'opinion publique par l'industrie lourde, n'est pas le seul élément ni même le plus important de la stinnesation de l'intelligence. Dans les Universités, dans les directions des grandes usines, dans les milieux intellectuels, apparentés aux milieux industriels, s'élabore la pensée réactionnaire de l'Allemagne actuelle, philosophie d'action d'une classe possédante, décidée à tenter un dernier effort pour survivre au désastre de la nation et de la culture allemandes — c'est-à-dire à son propre crime.

Au tournant

Ainsi, le capitalisme germanique, arrivé le premier à sa pleine maturité, puis à un déclin hâté par la défaite militaire, devenu, après avoir été un facteur d'organisation nationale, un facteur de désagrégation nationale, remplit une fonction analogue vis-à-vis de la culture européenne qu'il a d'abord développée — de façon directe par le développement de la technique industrielle — et qu'il assassine maintenant...

Dans le duel engagé entre la haute bourgeoisie allemande et le prolétariat révolutionnaire, entre une classe qui est cause de la ruine actuelle de la culture — et une classe capable — la preuve en est faite par la surprenante renaissance intellectuelle de la Russie — de donner une impulsion nouvelle à la culture, quelles pourraient être les conséquences d'une victoire, même très temporaire de la première ?

La décadence dont nous sommes les témoins est déjà le fruit d'une victoire temporaire de la contre-révolution. La joie, ai-je dit, est morte en cette Allemagne de deuil et de misère : ses meilleurs fils sont morts aussi. Quinze mille prolétaires révolutionnaires — c'est le chiffre admis — ont péri vaincus, dans les batailles sociales de 1918-19. Quinze mille hommes d'élite, producteurs et soldats d'un ordre nouveau, arrivés à un degré assez élevé de conscience de classe, pour tenter, au prix de leur vie, de passer du socialisme verbal, au socialisme agi. Quelle était leur valeur culturelle dans un pays déjà appauvri par la guerre ? N'en représentaient-ils pas une des dernières réserves d'énergie civilisatrice ? L'élite intellectuelle a d'ailleurs été frappée à la tête par la contre-révolution, Liebknecht, plus encore qu'un tribun, était un savant ; Rosa Luxemburg était un des esprits marxistes les plus riches et les plus puissants de notre temps. Gustav Landauer, dont on a broyé le cerveau à coups de talons ferrés (à Munich, en 1919, après la chute des Soviets) artiste et philosophe, était un de ces anarchistes de la grande lignée des Reclus et des Kropotkine, qui s'éteint. On a tué aussi l'idéaliste socialiste Kurt Eisner, Ernst Toller est toujours en prison. Erich Mühsam, poète et penseur, est toujours en prison, lui aussi, mais — par une singulière injustice — presque oublié...

Que pourrait valoir à l'Allemagne une nouvelle victoire de la contre-révolution ? Quelque régime de terreur blanche, à la Horthy6, avec son cortège d'assassinats, d'internements, de procès iniques, d'exécutions de pogroms... Pensez à la Munich de Von Kahr7, d'où l'on expulse les juifs, ainsi qu'au XIIIe siècle. Une stinnesation achevée de ce qui survivrait d'intelligence. La journée de 10 heures, les armements, le triomphe de l'esprit de revanche, peut-être une restauration, certainement, dans quelques années, la guerre. Perfectionnée : aérienne, chimique, microbienne...

Admettons encore, bien qu'elle ne paraisse guère probable, l'hypothèse d'une stabilisation nouvelle de la démocratie et du retour en Allemagne d'une conjoncture économique favorable à l'ordre bourgeois. L'expérience en est faite. Ce ne serait qu'une continuation de décadence : et quelle que fût sa durée, aucune grande espérance autre que celle de la révolution n'y pourrait naître devant les hommes. En défendant ses intérêts de classe, en se préparant à la prise du pouvoir, le prolétariat allemand défend aujourd'hui, dans son secteur, la culture européenne.

R. Albert

Notes

1 Theodor Däubler, Iwan Goll, Walter Hasenclever, E. Lasker-Schüler, L. Rubiner, René Schickele, etc. Les mêmes écrivains avaient publié auparavant — 1919 — un beau volume tout rempli d'espérances révolutionnaires — et dont le titre était tout aussi éloquent : Camarade de l'Humanité. (Note de Victor Serge)

2 Der Untergang des Abendlandes. La traduction mot à mot de ce titre est plus significative : Le déclin de la Terre du Soir. (Note de Victor Serge)

3 « Porteurs de croix gammées » (note de la MIA).

4 Dans l'article « Hoeckel ». (Note de la MIA)

5 Mach, Freud, G. Mahler, sont Autrichiens, ce qui ne change rien. (Note de Victor Serge)

6 Miklós Horthy (1868-1957), dictateur de Hongrie après la défaite de la révolution en 1919. (Note de la MIA)

7 Gustav Von Kahr (1862-1934), nommé Commissaire Général d'Etat avec des pouvoirs dictatoriaux par le gouvernement bavarois en 1923. S'est rallié à la tentative de coup d'Etat d'Hitler et Ludendorff cette année-là, puis s'est retourné contre lui. Sera victime de la Nuit des Longs Couteaux en 1934 et mourra à Dachau. (Note de la MIA)



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