1936

"Je vous apporte le message des enfermés de là‑bas. Ils tiendront tant qu’il faudra, jusqu’au bout, dussent‑ils ne pas voir se lever sur la révolution une nouvelle aurore."

Source : « 16 fusillés à Moscou », Éditions Spartacus, Paris, 1972.

Victor Serge

Le temps du mépris

Lettre à Magdeleine Paz

Mai 1936

Bruxelles, mai 1936.

Chère Magdeleine Paz, chers amis.

Mes années de captivité en U.R.S.S. sont finies. C’est à vous que je le dois. Ma captivité commença en 1928, aussitôt après mon exclusion du Parti communiste russe, par le refus des passeports pour l’étranger, le boycottage littéraire, des formes variées, mais harcelantes, de persécution. Votre action de soutien commença dès alors, pour devenir pendant mon emprisonnement et ma déportation une lutte de tous les jours, presque physique, je le sais, comme lorsqu’il vous fallut imposer votre parole à un congrès d’écrivains réunis pour défendre les droits de la pensée (partout ailleurs sans doute qu’au sein de la révolution défigurée…). Nos vieilles amitiés, cimentées en une quinzaine d’années à travers toutes les crises de la révolution en Russie et en Europe ont su, grâce à vous, mobiliser efficacement la solidarité révolutionnaire.

J’ai vu, vécu bien des tristesses depuis dix ans ; j’ai vu des combattants d’Octobre défaillir sous la contrainte et la répression, perdre toute clairvoyance dans l’étouffement, s’abaisser, pour vivoter, à des palinodies ; j’ai vu fusiller en U.R.S.S. de jeunes communistes, j’ai vu le grand parti de Lénine devenir ce qu’il est devenu – un puissant appareil gouvernemental fondé sur le privilège et l’obéissance passive – j’ai partagé la misère du peuple qui a fait le plus depuis un demi‑siècle pour la libération des hommes. Expérience amère et qui me situe loin des bonimenteurs. Je pensais souvent à vous en l’accomplissant, parce que mes seules chances de salut tenaient à votre action. Le régime ne lâche jamais un objecteur. Pour le communiste opposant, pour l’écrivain libre, pour le témoin gênant que je suis, comme pour tous les objecteurs socialistes, anarchistes, syndicalistes, communistes de gauche, trotskistes ou autres, il n’est en U.R.S.S. ni amnistie, ni libération, ni possibilité de vivre d’aucune sorte, jamais. Les camps de concentration, la prison, la déportation, les passeports spéciaux impliquant la haute surveillance et l’interdiction de séjour alternent sans cesse dans leurs destinées. Pour moi, j’étais voué, on me l’avait bien dit, à de longues réclusions… Mais je savais que vous existiez, que vous agissiez ; je le savais même quand le cabinet noir coupa toute ma correspondance et que mon isolement devint absolu. (La censure alla jusqu’à me supprimer L’Humanité…)

Je comptais sur vous pour redevenir un vivant, c’est‑à‑dire à ma façon, bien entendu, un combattant. Je consentais aussi de meilleur cœur à succomber dans cette lutte obscure, sachant que vous ne permettriez pas que ce fût en vain. Le révolutionnaire n’en demande pas plus ; voulant vivre pour persévérer, il accepte le risque utile. Je ne m’attribue dans tout ceci d’importance qu’en tant que représentant – par la force des choses – d’un principe et d’une minorité : du droit de penser dans la révolution et de la minorité qui maintient ce droit. À quel prix !

Ma libération m’apparaît comme un succès de la solidarité ouvrière acquis par votre inlassable effort. Entre tous, et tous savent que je n’en oublie aucun, je veux nommer ici quelques hommes et quelques équipes de militants : Jacques Mesnil, avec qui, dès 1921, à Moscou, je partageai certaines inquiétudes ; Marcel Martinet, cher poète de La Nuit, si solide et si lucide sur sa couche de malade, si sûr dans l’amitié, si sûr dans le combat ; les camarades de la Fédération Unitaire de l’Enseignement, de la Révolution Prolétarienne, des Humbles, de la Vérité, de la Critique Sociale, du Combat Marxiste, les écrivains prolétariens groupés autour de Poulaille… C’est ma fierté d’avoir mérité l’appui de camarades si dissemblables à divers égards, affirmant ensemble toutes les nuances de l’esprit révolutionnaire d’aujourd’hui.

Il ne s’agit ici, entre nous, ni de remerciements, ni même de gratitude, mais d’une réalité autrement profonde, autrement sérieuse dans ses conséquences et qui s’appelle la solidarité. Nous faisons tous face au fascisme et nous avons derrière nous une révolution en proie à une terrible réaction intérieure. Beaucoup d’entre nous sont coincés entre deux répressions. Exemple frappant, ces camarades italiens que l’U.R.S.S. ne consent à laisser sortir qu’à la condition qu’ils se laisseront embarquer à Odessa pour l’Italie… Serrons‑nous donc les coudes. Soyons fraternels jusque dans nos désaccords de tendances. Solidarité d’abord.

Est‑il bien nécessaire que je revienne ici sur mon cas personnel ? Le moins possible. (À moins que d’aucuns n’en veuillent discuter ; tout à leur disposition…) Vous avez dit là‑dessus tout ce qu’il y avait à dire ; Jacques Mesnil a donné dans la R.P. une information rigoureusement exacte. Quelques menteurs quasi professionnels ont tant menti qu’ils ont fini par se démentir eux‑mêmes… Ça se traite par le mépris. Vaste est le temps du mépris : Malraux ne sait peut‑être pas combien ce temps est vaste. En deux mots, s’il y avait une légalité soviétique, je pourrais souligner que j’ai été arrêté sans mandat d’arrêt, mis au secret sans inculpation précise, interrogé sur mes idées, mes livres, mes relations, déporté sans savoir exactement pourquoi. Et j’ai jugé tout à fait vain de me renseigner ou d’en appeler… à qui ? Il n’est qu’un détail capital que je doive vous faire connaître parce qu’une vie en dépend. On finit par me sortir un faux, mais un faux criant, incontestable, signé (paraît‑il) de ma belle‑sœur, qui avait été ma dactylo, Anita Rousakova. Quand je me fâchai, on le rétracta, et cette jeune femme fut mise en liberté. Mais comme, en décembre dernier, mon départ pour l’étranger, et par conséquent mon passage par Moscou devenait imminent, elle fut de nouveau arrêtée, et elle vient, après trois mois d’instruction secrète, d’être déportée pour cinq ans à Viatka. C’est une petite employée tout à fait apolitique, d’un caractère ombrageux et craintif. Le jeu est odieusement clair : il ne fallait pas que je puisse, la rencontrant à Moscou, faire la lumière sur les dessous du mauvais coup manqué contre moi. Des inquisiteurs qui peuvent tout de même être appelés à répondre de leurs procédés – surtout quand ils échouent ! – défendent leurs carrières.

En déportation, je fus, comme des milliers d’autres, privé de toutes possibilités de travail… J’écrivis. La censure et la poste firent disparaître tous les manuscrits que je leur confiai. J’ai écrit deux ouvrages à Orenbourg, un témoignage (Les hommes perdus) et un roman faisant suite à Ville conquise (La tourmente) et des poèmes. Tous mes manuscrits, avec tous mes documents et mes souvenirs personnels sont encore en souffrance à la censure, à Moscou…

Laissez‑moi maintenant vous parler des autres. Il est humiliant de penser qu’une certaine solidarité littéraire a aussi joué pour moi, qui ne peut pas jouer pour les autres, simples et grands révolutionnaires sans encriers… De ceux‑là, les congrès d’écrivains ne voudront peut‑être pas entendre parler du tout. Les autres sont des milliers et des dizaines de milliers. Quiconque pense ou pensa il y a dix ans autrement que ne l’entend la bureaucratie dirigeante est aujourd’hui, là‑bas, voué aux pénitenciers. Je n’exagère rien, je pèse mes syllabes, je puis étayer chacune d’elles de preuves tragiques et de noms.

Parmi cette masse de victimes et d’objecteurs, silencieux pour la plupart, une héroïque minorité m’est proche entre toutes, précieuses par son énergie, sa clairvoyance, son stoïcisme, son attachement au bolchevisme de la grande époque. Ils sont quelques milliers, communistes de la première heure, compagnons de Lénine et de Trotski, bâtisseurs des républiques soviétiques quand existaient les Soviets, à invoquer contre la déchéance intérieure du régime les principes du socialisme, à défendre comme ils peuvent (et ils ne peuvent plus que consentir à tous les sacrifices) les droits de la classe ouvrière.

J’ai franchi la frontière sous l’accablante impression de la mort de l’un des plus doués parmi mes camarades de l’opposition communiste russe : Solntsev. Ses convictions lui avaient d’abord valu trois ans de prison ; puis on en ajouta deux (car on a inventé ça : d’en ajouter !). Libéré en 1934 et naturellement déporté dans un coin perdu de la Sibérie occidentale où il lui fut impossible d’obtenir du travail. Arrêté au bout de quelques mois sans motifs plausibles (mais penser à des motifs précis est dérisoire et un peu ridicule), frappé d’une nouvelle peine insensée de cinq ans de réclusion, se refuse à la subir et commence une grève de la faim mortelle. Au dix‑huitième jour de son lent suicide, satisfaction lui est donnée de n’être que déporté de nouveau, cette fois auprès de sa femme et de son enfant, déportés eux aussi, cela va de soi. Il part et meurt en chemin. (C’est au moment où toute la presse soviétique, commentant un discours de Staline, annonce un nouveau tournant vers l’humanisme…) Vaste, vaste est le temps du mépris !

Pensons à ceux‑là, aux vivants et aux morts. La classe ouvrière d’Occident ne peut pas les lâcher. Les intellectuels n’ont pas le droit de les ignorer. Il n’y a pas d’hommes qui aient plus fait pour la révolution, qui se soient donnés à elle plus profondément. En leur refusant le droit à la vie, le régime bureaucratique foule aux pieds les principes mêmes de la révolution d’Octobre. Le parti de Lénine n’a jamais conçu la dictature du prolétariat que comme une démocratie des travailleurs. Dictature pour briser la résistance des classes expropriées, démocratie pour former la conscience nouvelle des classes libérées, pour bâtir le socialisme, pour aérer sans cesse la nouvelle maison… Que reste‑t‑il de la révolution d’Octobre si tout ouvrier qui se permet une revendication ou une appréciation critique est voué au pénitencier ? Ah ! l’on peut bien ensuite instituer je ne sais quel vote secret !

Chers amis, je ne veux pas polémiser. Je vous apporte le message des enfermés de là‑bas. Ils tiendront tant qu’il faudra, jusqu’au bout, dussent‑ils ne pas voir se lever sur la révolution une nouvelle aurore. Ils savent qu’ils ont peu de chances de la voir… Ils vous saluent fraternellement. Les révolutionnaires d’Occident peuvent compter sur eux : la flamme sera maintenue, ne serait‑ce que dans les prisons. Ils comptent aussi sur vous. Vous devez, nous devons les défendre, pour défendre la démocratie ouvrière dans le monde, restituer à la dictature du prolétariat son visage de libératrice, rendre un jour à l’U.R.S.S. sa grandeur morale et la confiance des travailleurs, maintenir le socialisme au‑dessus des boues…

Chers amis et camarades, je vous serre fraternellement la main. Fidèlement vôtre.

Victor Serge