1970

« Le marxisme n'est pas une philosophie spéculative parmi les autres et il n'est lui-même que si, en même temps qu'il projette une critique radicale du monde, cette critique « descend de la tête dans les poings » et se fait pratique révolutionnaire.»


Le Marxisme après Marx

Pierre Souyri


II

Grandeurs et limites du marxisme Russe (1884-1924)

L'importance du marxisme russe réside d'abord dans le fait que, sous la forme du bolchevisme, il envahit après 1917 la scène internationale et bouleverse la situation du socialisme : rejetant la social-démocratie vers la droite, il cristallise pour un temps - si on fait exception des quelques pays, l'Espagne surtout, où l'anarchisme restera vivace - toutes les aspirations des révolutionnaires. Il y parvient parce qu'il est lié au succès de la première révolution prolétarienne, mais surtout parce qu'il paraêt se confondre avec le réalisme révolutionnaire. S'étant forgé dans un pays où le caractère policier et despotique de l'État contraignait les opposants à l'action clandestine et à la lutte insurrectionnelle, il est dépourvu d'illusions pacifistes et « légalistes » et a porté à un niveau très élevé, l'organisation efficace de la violence. C'est parce qu'il propose une « realpolitik » au prolétariat qu'il s'implantera dans les pays où, en Europe ou dans les autres continents, révolution et contre-révolution s'affrontent dans des combats acharnés. Ailleurs, son influence sera passagère ou superficielle.

Le bolchevisme n'est pas cependant qu'une forme radicalisée du marxisme. Confronté avec les problèmes de la lutte révolutionnaire dans un pays qui par ses particularités se situait en marge de l'Europe, le marxisme russe a brisé les conceptions européocentriques qui avaient dominé les partis de la 2e Internationale et élaboré, pour la première fois, une conception systématisée de la lutte des classes comme processus mondial. C'est sous la forme du bolchevisme que le marxisme pénétrera vraiment en Asie et dans les continents assujettis à l'impérialisme.

Enfin en créant la première République prolétarienne le bolchevisme a fait surgir un nouveau domaine de réflexions devant la pensée marxiste : celle-ci n'aura plus seulement polir tâche de s'interroger sur le monde capitaliste et sur ses contradictions de classes. Il lui faudra penser en termes concrets la politique révolutionnaire après le renversement de la bourgeoisie, puis se prononcer sur la signification historique du système social qui, en Russie, s'est progressivement dégagé des décombres de l'ancien régime

Les controverses sur l'avenir de la Russie

La tâche de comprendre la réalité russe en fonction du marxisme apparaissait exceptionnellement malaisée, tant la différence était grande entre l'Europe capitaliste et cet empire à demi asiatique, où quelques centres industriels récents restaient noyés dans une immense population rurale vivant encore dans le cadre du mir. Dans quelle mesure le développement historique de la Russie pouvait-il être pensé dans le cadre d'un système qui fait de la contradiction du Capital et du Travail le principe central du mouvement de la société ?

Les populistes le contestaient. Tirant argument des particularités sociales qui naissaient du retard du pays, ils soutenaient que la Russie resterait une exception et, qu'en raison même de la conservation des formes de vie et des mentalités communautaires, elle parviendrait au socialisme bien avant l'Europe. Sans accepter les perspectives populistes d'un socialisme paysan, Marx et Engels avaient, de leur côté, envisagé la possibilité pour la Russie d'atteindre le socialisme sans reproduire les étapes du développement capitaliste si la domination du capital était renversée suffisamment tôt par le prolétariat des pays avancés.

Négligeant cette manière de relier le socialisme russe au socialisme occidental, les premiers marxistes russes, Plekhanov en particulier, qui étaient fortement influencés par le kautskysme, tranchaient le problème en affirmant que la Russie comme les autres pays n'aborderait le socialisme qu'au terme d'un long développement du capitalisme. S'attaquant aux populistes qui se livraient au terrorisme dans l'espoir d'éveiller les masses rurales par des actes exemplaires, Plekhanov expliquait en 1884, que l'histoire n'était pas faite par des minorités héroïques mais par des classes en lutte et que le prolétariat, par sa situation dans la production moderne et sa concentration, avait un potentiel révolutionnaire beaucoup plus élevé que la paysannerie que d'ailleurs le capitalisme décomposerait.

S'appuyant sur Sismondi ou même sur des interprétations sous-consommationistes de Marx, les populistes récusaient cette perspective. Le capitalisme russe, expliquait en particulier Nikolayon en 1897, ne tarderait pas à subir un blocage : il se trouverait vite en face d'un marché intérieur trop étroit et il se développerait trop tard pour pouvoir percer sur les marchés extérieurs déjà occupés par les pays avancés. Les marxistes ripostaient en montrant que le capitalisme ne se heurte à aucune impossibilité de réaliser en totalité la plus-value sur le marché national. Cependant leurs arguments et leurs représentations de l'avenir du. capitalisme russe ne concordaient pas toujours. Strouvé, pour montrer que toute la plus-value est réalisable, avait recours à l'existence de « tierces-personnes » -fonctionnaires, membres des professions libérales... qui, dans toutes les sociétés capitalistes, participent à la consommation tout en n'étant ni des capitalistes ni des ouvriers. Boulgakov concevait au contraire l'économie capitaliste comme un circuit fermé au sein duquel l'essor de la production crée son propre marché : la décroissance relative de l'importance de la consommation des capitalistes et des travailleurs ne sont que des phénomènes mineurs parce que le capitalisme fonctionne en élargissant la section de l'économie qui fabrique des moyens de production, faisant par là apparaêtre une demande additionnelle de moyens de consommation et par voie de conséquence, une nouvelle demande d'équipements dans la section qui produit les moyens de consommation. Ayant ainsi démontré, chacun à sa manière, que le marché intérieur suffit au développement du capitalisme, Strouvé et Boulgakov pouvaient également rejeter les vues des populistes sur la nécessité des marchés extérieurs.

Pour Lénine comme pour Boulgakov, la croissance du marché nécessaire au fonctionnement du capitalisme était donnée par le développement du capitalisme lui-même. Aussitôt que les rapports capitalistes ont émergé de la décomposition de l'économie naturelle par la production marchande, expliquait-il, l'expansion du marché nécessaire à l'essor du capitaliste se réalise du seul fait que la production devient essentiellement « une production pour la production » et qu'il existe donc un décalage entre les vitesses avec laquelle augmente la consommation en moyens de production et en moyens de consommation. Mais, à la différence de Tougan-Baranovski, qui construira abstraitement un système au sein duquel, par suite d'une élévation constante de la composition organique du capital, la reproduction élargie reste toujours possible même si la consommation des personnes reste stationnaire ou diminue, Lénine qui se place sur le terrain du capitalisme concret, ne croit pas possible de détacher complètement la production de la consommation. La production de capital constant n'est pas une fin en elle-même. Elle n'est réalisée que dans la mesure où il faut davantage d'outillage pour fabriquer des moyens de consommation et, en dernière analyse, elle trouve ses bruites dans l'étroitesse. de la consommation. Mais il ne résulte pas de là que le capitalisme russe soit destiné à subir un blocage. Les limitations que l'étroitesse de la consommation oppose à l'essor des forces productives ne sont que relatives et trouvent périodiquement, à la fois leur expression et leur solution, dans les crises cycliques qui, cependant, sont autant de signes prémonitoires qu'à réchelle historique, les rapports capitalistes de production deviendront une entrave croissante au plein développement des forces productives.

Ayant ainsi rejeté les conceptions sous-consommationistes des populistes, Lénine comme les autres marxistes élimine les marchés extérieurs comme éléments nécessaires à la reproduction élargie mais il ne partage pas cependant les vues de Strouvé et de Boulgakov sur la possibilité d'un capitalisme autarcique. C'est que, explique-t-il, le capitalisme étant régi par les lois du marché, l'équilibre entre les différentes branches de la production qui se servent les unes aux autres de débouchés ne se réalise que comme la moyenne d'une succession d'oscillations et, périodiquement, les inégalités de développement qui apparaissent dans l'appareil productif contraignent les industries les plus avancées qui sont alors menacées de crise, à rechercher des marchés étrangers. Dès cette époque Lénine tendait à se représenter le capitalisme international comme une totalité.

Mais déjà, dans les dernières années du XIX° siècle, les progrès industriels de la Russie, bientôt suivis de puissantes vagues de grèves, tendaient à reléguer vers le passé les controverses avec les populistes : c'est le problème de la construction d'un parti ouvrier qui devenait le centre des préoccupations Les groupes marxistes n'avaient guère Jusque à réussi à s'implanter que parmi .es intellectuels et le P.O.S.D.R. (Parti ouvrier social-démocrate de Russie), créé en 1898, était resté un ensemble mal relié d'organismes légaux ou clandestins dont l'influence sur le prolétariat demeurait épidermique. Les « économistes » en avaient conclu que l'entreprise de fonder un parti ouvrier était prématurée : les ouvriers russes, expliquaient-ils, ne sont préoccupés que de luttes économiques élémentaires et c'est seulement lorsqu'ils auront compris, par leur propre expérience, que même les luttes revendicatives exigent, pour pouvoir être organisées, des libertés, qu'il leur sera possible de s'intégrer à un véritable parti social-démocrate capable de lutter pour la conquête et l'élargissement de la démocratie. Le groupe rassemblé autour de l'Iskra dénonçait les « économistes.» comme des attentistes qui, sous prétexte de laisser le prolétariat agir sur son terrain de classe - la lutte contre le patronat - tournaient le dos à la tâche de lui faire prendre conscience des objectifs globaux de sa lutte. D'ailleurs, dans les premières années du XX° siècle, une forte récession durcissait et transformait les luttes : les grèves aboutissaient à de fréquentes collisions avec les forces de l'ordre et se « politisaient » d'elles-mêmes. Il devenait évident qu'il faudrait une organisation d'un tout autre type que le P.O.S.D.R. pour aborder la nouvelle étape. C'est dans ces conditions que Lénine, entre 1900 et 1902, commença à élaborer sa conception du Parti révolutionnaire.

La classe ouvrière, exténuée de labeur, expropriée de la culture et soumise au poids écrasant des idéologies dominantes ne pouvait par elle-même, assurait alors Lénine, parvenir qu'à une conscience élémentaire, « trade-unioniste », de son antagonisme avec le Capital, de sorte que le projet socialiste ne pouvait pas prendre corps sans la médiation d'une avant-garde dirigée par des intellectuels parvenus à la connaissance de l'ensemble des lois de développement historique et de la lutte des classes. Marqué par l'idée, empruntée à Kautsky, que lé marxisme est « la science du développement social » et, sans doute aussi, influencé par le décalage qui existait alors entre le comportement effectif des ouvriers russes et le rôle historique que le marxisme assigne au prolétariat, Lénine avait argumenté comme s'il tenait que l'opposition entre le savoir du Parti et le non-savoir de la classe implique, entre eux, une séparation conduisant à situer leur relation réciproque sur le plan d'une subordination totale de l'une à l'autre. Pourtant, il n'est pas exact que Lénine ait conçu le Parti comme le dépositaire d'un savoir déjà donné et achevé, l'autorisant à imposer aux masses un comportement conforme à des schémas établis a priori, en déduction d'une connaissance atteinte séparément de la pratique du prolétariat. Il insistera au contraire constamment sur la nécessité pour le Parti d'être étroitement lié aux masses, attentif à l'évolution de leurs formes de lutte et ouvert sur la compréhension des innovations que leur pratique peut faire surgir : ainsi en ira-t-il lorsqu'il reconnaêtra les Soviets comme une création spontanée et imprévue du prolétariat. Mais en même temps, et Lénine avait d'abord très fortement mis l'accent sur cet aspect, le Parti ne pouvait pas être un simple reflet de la classe mais un organisme au plus haut point actif qui, précédant les masses d'un pas, leur découvrirait le sens de leurs propres actions, leur ferait apparaêtre de quelle manière elles s'intègrent à la lutte pour le socialisme et leur montrerait par quelles voies celle-ci doit passer. Le Parti était ainsi conçu comme étant, à la fois, le lieu où les luttes partielles, multiformes et désordonnées du prolétariat sont pensées en fonction d'une vision d'ensemble de la situation et de sa dynamique et le centre, d'où partent les mots d'ordre capables d'amplifier et de coordonner les luttes, en fonction d'une vue claire des objectifs à atteindre. C'est parce qu'il lui assignait, par là, les tâches d'un état-major que Lénine insistait sur la nécessité pour le Parti d'être organisé à l'image d'une formation combattante qui devrait être capable d'entraêner les masses, au moment voulu, à exécuter les mouvements tactiques et stratégiques nécessaires à la victoire.

Ces conceptions que Lénine avait, dans le souci d'en finir au plus vite avec l'état d'anarchie paralysante où se débattait le Parti, volontairement formulée de manière exagérée et tranchante - il le reconnaêtra plus tard soulevèrent de vives oppositions parmi les Iskristes et dès 1903 la scission entre bolcheviks et mencheviks se dessinait. Ces derniers, pour lesquels le Parti russe devait être construit à l'image des partis sociaux-démocrates occidentaux, accusèrent Lénine de rompre avec le marxisme - il proposait des modèles d'organisation et d'action empruntés au jacobinisme ou au blanquisme qui seraient foncièrement inadaptés à la lutte pour le socialisme. Trotsky dénonçait Lénine comme un radical-bourgeois qui, plein de méfiance pour la classe ouvrière, se préparait à instituer la dictature d'une minorité jacobine et à endosser le rôle terroriste d'un Robespierre. Rosa Luxembourg partageait ces appréhensions : elle redoutait que l'opposition trop tranchée que Lénine instituait entre la classe et le Parti ne conduise celui-ci à se fermer aux innovations que produirait la pratique prolétarienne et à se penser comme détenteur de certitudes qu'il aurait tendance à imposer au prolétariat.

A partir de 1904 cependant, ces polémiques sur la structure et le rôle du Parti s'aggravaient et prenaient toutes leurs dimensions par rapport aux divergences qui surgissaient maintenant à propos de la révolution dont les premiers symptômes se multipliaient.

Continuant à penser dans la lancée des luttes contre le populisme, Plekhanov et les mencheviks tendaient à minimiser les particularités de la révolution russe. Celle-ci, ayant pour tâche de détruire les survivances du despotisme asiatique, d'ouvrir la voie à un complet épanouissement du capitalisme et de mettre à la tête du pays une forme démocratique de gouvernement, porterait, avec le soutien du prolétariat, la bourgeoisie au pouvoir et c'est seulement plus tard, lorsque le capitalisme russe aurait terminé son développement, que le problème du socialisme se poserait de la même manière que dans les pays occidentaux. Lénine en effet, contestait que la bourgeoisie russe soit capable de réaliser jusqu'au bout ses tâches révolutionnaires et, en particulier, de résoudre la question agraire, car en raison même de l'importance de ses investissements fonciers, elle se trouvait liée par de puissants intérêts au maintien du régime de propriété existant dans les campagnes. Pour lui, la perspective d'un reflux de l'ensemble des couches possédantes vers la recherche d'un compromis avec le régime tsariste était, par avance, inscrite dans la logique des antagonismes sociaux. Dès que les soulèvements populaires nécessaires pour abattre le tsarisme, prendraient de l'ampleur, les couches possédantes feraient défection, laissant inachevée la liquidation de l'ancien régime. Il fallait donc, en prévision du faible potentiel révolutionnaire que manifesterait la bourgeoisie, substituer à la tactique menchevik du soutien ouvrier de la politique bourgeoise, une tactique de la coopération révolutionnaire du prolétariat et des paysans. Bien que bourgeoise par ses objectifs, la révolution russe se développerait suivant une voie originale : elle serait accomplie par les ouvriers et les paysans et aboutirait à l'établissement d'une « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie ». Lénine entendait par là, un régime qui, sans attaquer les bases du capitalisme encore insuffisamment développé en Russie, détruirait toutes les survivances politiques et sociales du passé et imposerait aux classes possédantes, au besoin par la force, un ensemble de transformations permettant immédiatement au prolétariat d'occuper des positions de force en vue de la lutte ultérieure contre le capitalisme. Lénine ne précisait pas quelle pourrait être la durée de ce régime hybride, mais il était persuadé que la victoire révolutionnaire des ouvriers et des paysans russes donnerait une puissante impulsion à la lutte du prolétariat européen pour le socialisme et que, en retour, des victoires socialistes en Occident, abrégeraient en Russie la période de « dictature démocratique ».

Seuls, Parvus et Trotsky avaient, dès cette époque, affirmé que la révolution russe, par son propre dynamisme, irait au-delà de l'étape proprement bourgeoise. Parvus avait en effet montré qu'en raison des particularités de son développement historique, la société russe présentait deux traits originaux d'une importance décisive : tandis que, dans les campagnes, il n'existait pas de classe de petits propriétaires ruraux capables de fournir une base à l'ordre social bourgeois, dans les villes, un prolétariat de type moderne avait grandi, avant même que les couches petites-bourgeoises aient eu le temps de se développer pleinement. Parvus en avait conclu que le prolétariat jouerait le rôle autrefois assumé par la petite bourgeoisie urbaine dans le cours des révolutions et que, compte tenu de l'impuissance politique des masses paysannes archaïques, il émergerait rapidement comme la force dirigeante de la révolution russe qui aboutirait à l'établissement d'un « gouvernement ouvrier de type « australien ». C'est sur ce dernier point que Trotsky se séparait de Parvus. Il ne croyait pas que la « démocratie russe », surgie « d'un grandiose soulèvement révolutionnaire », puisse se stabiliser sur la base d'un gouvernement ouvrier à la manière australienne qui lui, était né de simples compétitions électorales et ne dépassait pas les limites d'un réformisme dans le cadre bourgeois. Il estimait que les formidables dynamismes de la lutte des masses russes entraêneraient la révolution jusqu'à la dictature du prolétariat, ébranleraient toute l'Europe et y déclencheraient un ensemble d'assauts contre le Capital. Ainsi, la révolution russe réaliserait jusqu'au bout les tâches démocratiques bourgeoises et notamment dans les campagnes, pour aborder aussitôt le processus de transition vers le socialisme en même temps que le prolétariat international. Elle triompherait avec lui ou serait écrasée. Sous le vocable, emprunté à Marx, de « révolution permanente » Trotsky avait déjà formulé l'essentiel des conceptions qu'il défendra jusqu'au bout.

L'impérialisme et la révolution mondiale

Ainsi tandis que le menchevisme se borne à projeter sur la réalité russe des schémas empruntés au kautskysme, le bolchevisme et plus encore la théorie de Trotsky apparaissent comme des adaptations originales du marxisme aux particularités de la situation russe.

Mais ce, n'est là pourtant qu'une étape. A la veille de la révolution de 1905, léninisme et trotskysme ne sont encore que des variantes russes du radicalisme au sein de la 2°Internationale. En 1917 le bolchevisme s'affirme comme la théorie de la révolution mondiale à l'époque impérialiste. En 1919 avec la fondation de la 3e Internationale il est déjà largement reconnu comme tel.

Cette mondialisation de la vision révolutionnaire des bolcheviks s'est opérée, de proche en proche, à partir de 1906 Lénine, réfléchissant sur les causes de la défaite de 1905, arrive à la conclusion que pour vaincre, le parti du prolétariat devra se ménager un soutien plus massif de toutes les forces qui s'opposent au tsarisme. C'est pourquoi, malgré le scandale que suscitent ses prises de position en faveur de revendications « bourgeoises », préoccupé avant tout de stratégie, il oriente en 1906 son parti vers une politique de soutien des aspirations paysannes au partage des terres et, à partir de 1912, vers la reconnaissance du droit des peuples allogènes de l'empire russe à faire sécession. Pendant la même période il étend à l'Asie ses vues sur la possibilité de relier les luttes nationales et paysannes à celles du prolétariat : la peuples de l'Orient qui s'éveillent au nationalisme, même si leurs mouvements sont encore dirigés par la bourgeoisie autochtone, affrontent le même adversaire capitaliste que le prolétariat d'Europe et constituent une énorme réserve de potentiel révolutionnaire. L'effondrement de l'Internationale en 1914 conduit sa pensée un peu plus loin : expliquant la « trahison » des socialistes européens par la formation d'une « aristocratie du travail » - dès 1907 il a formulé cette idée empruntée à Engels - tirant bénéfice de l'exploitation impérialiste, il lui apparaêt que les révolutions des peuples assujettis ne mut pas seulement intégrées à une lutte unique contre le capitalisme mondial mais qu'elles sont de nature a relever le potentiel révolutionnaire de l'Ouest.

En 1916 et 1917, avec les études de Boukharine et de Lénine sur l'impérialisme, ces réflexions s'intègrent dans un système cohérent. Bien qu'ils aient construit leur théorie en utilisant des vues déjà largement répandues parmi les marxistes, les bolcheviks, Lénine surtout, ont renouvelé la question de l'impérialisme, parce qu'ils l'ont abordée en dialecticiens et en stratèges de la lutte révolutionnaire. Pour eux, l'impérialisme est avant tout une nouvelle phase du capitalisme qui a surgi comme résultat du changement qualitatif qui était déjà en voie de développement dans le fonctionnement du système tel que Marx l'avait décrit : en se réalisant, les lois de la concurrence ont abouti à leur négation partielle et les traits distinctifs de l'impérialisme - lutte pour les surprofits, surcapitalisation, exportation des capitaux, etc. - tirent leur origine des mutations structurelles et fonctionnelles qui se sont accomplies au sein du capitalisme avec la formation des monopoles. L'impérialisme est un moment dans la dialectique générale du capitalisme et la tâche des marxistes est de le comprendre comme tel, en mettant à jour les lois spécifiques du fonctionnement et du mouvement d'un système devenu mondial et centré sur quelques pays avancés.

Dès lors, Boukharine et Lénine ont produit une représentation de l'impérialisme quine coïncide avec aucune de celles de leurs devanciers. S'ils rejettent les perspectives kautskystes d'un retour à une politique pacifique qu'ils tiennent pour une simple utopie réactionnaire, ils se séparent aussi de Hilferding et, implicitement de Rosa Luxembourg, en ce qui concerne l'avenir du monde impérialiste. Lénine, qui avait soutenu contre les populistes que le développement du capitalisme ne se heurte à aucun obstacle naissant de ses structures constitutives, applique le même point de vue à l'impérialisme : les contradictions qui resurgiront au sein du système devenu mondial ne fondent ni la perspective d'un ralentissement et d'un blocage général de la croissance économique, ni celle d'une autodestruction du régime. Aussi longtemps que la lutte des classes ne mettra pas un terme à l'existence de la société d'exploitation, celle-ci sera capable de se transformer pour échapper aux effets de ses contradictions. Dès cette époque, Boukharine et Lénine évoquent le passage au capitalisme d'Etat comme une des formes possibles d'adaptation du capitalisme de la phase impérialiste. Cependant, si le système n'est pas voué à s'effondrer de lui-même indépendamment de la pratique révolutionnaire, il n'est pas vrai qu'il puisse automatiquement parvenir vers une phase ultra-impérialiste de développement pacifique et équilibré. Il existe, certes, une tendance à la concentration internationale du Capital qui ouvre, en principe, la perspective de la formation d'un seul « trust mondial » dominant toute l'économie. Mais le développement dans cette direction, contredit par la concentration des capitaux autour des pôles constitués par les états nationaux et les flambées de luttes concurrentielles qui remettent en question les positions acquises par les cartels et les trusts, s'opère avec une telle lenteur que l'ultra-impérialisme n'est qu'une possibilité lointaine et abstraite. Le monde impérialiste réel est, dès le présent, dominé par un ensemble de contradictions qui accumulent en lui-même un potentiel révolutionnaire sans précédent, de sorte que les perspectives d'une destruction du système par la lutte des classes sont plus vraisemblables que celles de l'ultra-impérialisme.

Le capitalisme n'a en effet trouvé dans l'expansion mondiale une issue à la surcapitalisation que pour la voir resurgir avec davantage d'ampleur et, dès lors que le partage du monde était terminé, les états impérialistes ont été entraênés dans la lutte par les armes pour le repartage de leurs « chasses gardées » respectives. Tel est le sens du conflit de 1914. Les masses européennes ont alors appris à leurs dépens quel était le véritable visage du capitalisme impérialiste : tueries sans précédents, redoublement d'oppression, tendances à la militarisation de la vie sociale, hausse du coût de la vie, restrictions alimentaires, etc. Transformés en « esclaves blancs » de l'mpérialisme, les ouvriers d'Europe sont acculés à une situation intolérable d'où ils ne peuvent sortir que par la lutte révolutionnaire. En irait-il différemment d'ailleurs, que de nouvelles situations révolutionnaires ne tarderaient pas à resurgir car déjà d'autres guerres sont en vue : étouffant dans des espaces trop étroits, les pays vaincus n'auront d'autre choix que de mobiliser toutes leurs ressources pour préparer la revanche et échapper à la ruine de leur économie, ce qui ne pourra pas se faire sans que le prolétariat soit, au préalable, plus lourdement encore assujetti à l'Etat capitaliste. Ainsi, de toute manière, la période du développement pacifique est terminée. Le capitalisme voué aux guerres et à un militarisme qui tendra à envahir toute la société ne pourra qu'appesantir sa domination sur le travail : ruinant ainsi lui-même les illusions sur le progrès pacifique et graduel et, avec elles, l'influence de la social-démocratie, il suscitera les ripostes toujours plus amples du prolétariat. En même temps que l'époque des guerres impérialistes a commencé celle des combats de classes acharnés.

Mais dans ces combats, le prolétariat des pays avancés n'est plus seul. A l'époque de l'impérialisme les luttes nationales des peuples coloniaux et semi-coloniaux prennent un sens et un contenu nouveau : elles frappent l'impérialisme sur ses arrières, et si elles sont victorieuses, rétrécissent les territoires où les monopoles prélèvent les sur profits grâce auxquels ils corrompent « l'aristocratie ouvrière ». Elles deviennent un puissant adjuvant de la lutte pour le socialisme en Europe. Bien plus, elles peuvent elles-mêmes se transformer en révolution socialiste. A partir d'avril 1917 en effet, Lénine a abandonné sa théorie de la « dictature démocratique » pour aligner le parti bolchevik sur des positions foncièrement analogues à celles de Trotsky : la révolution russe se transformera en révolution socialiste et se développera en conjonction avec les révolutions ouvrières d'Europe que la crise sanglante de la guerre et l'exemple des Russes ne tarderont pas à faire surgir. Mais dès lors, la Russie ne peut plus être tenue pour une exception, entre l'Occident et l'Orient. Dans la plupart des pays coloniaux et semi-coloniaux existent des structures sociales et une dynamique révolutionnaire analogues à celle de la Russie : la bourgeoisie socialement atrophiée par la concurrence impérialiste, liée au capital étranger et mal différenciée des couches précapitalistes qui exploitent la paysannerie, est, tout autant qu'en Russie, incapable d'accomplir les tâches nationales et démocratiques agraires de la révolution. A défaut de la bourgeoisie impotente c'est l'alliance du prolétariat et de la paysannerie qui exécutera le programme national et agraire, dans le cadre d'une révolution qui, au cours de son accomplissement, se dépassera en révolution prolétarienne. Ainsi le lien mécanique que les « marxistes orthodoxes » avaient établi entre le plein développement du capitalisme et la révolution socialiste se trouve rompu. Dans le contexte des contradictions mondiales de l'impérialisme, les pays attardés ne reproduiront pas, avec un simple décalage dans le temps, les mêmes étapes de développement que les pays capitalistes avancés : sous l'impulsion des contradictions mêmes qui déterminent leur retard, ils avanceront par bonds.

Les bolcheviks n'en ont pas pour autant admis que les pays attardés et la Russie, elle-même, puissent jouer un rôle pionnier dans la période de transition vers le socialisme. Persuadés, comme Marx, qu'il n'est pas possible de « socialiser la misère », ils considéraient que si la Russie avait été, en raison de son retard, le « maillon le plus faible» où «la chaêne de l'impérialisme » avait pu être rompue en premier lieu, ce même retard lui interdisait d'avancer vers le socialisme séparément des révolutions occidentales. C'est en Occident, là où se trouvaient, en même temps que les grandes concentrations prolétariennes, les puissants appareils de production nécessaires au passage à un ordre social plus élevé, que se situait nécessairement le front principal et décisif de la lutte pour le socialisme. Même en 1920, lorsque les retards de la révolution européenne conduisirent le Komintern à tourner son attention vers les luttes des peuples de l'Orient et des colonies, cette certitude ne fut pas perdue de vue. AU 2° Congrès de l'I.C. (Internationale Communiste), Roy put alors soutenir, en poussant à l'extrême le thème des surprofits coloniaux comme base d'une aristocratie ouvrière conservatrice, que les classes ouvrières de l'Europe ne pourraient pas briser la domination du capital avant que les révolutions coloniales n'aient tari à leur source les surprofits corrupteurs. Mais, pour les dirigeants bolcheviks, les révolutions asiatiques, même si elles aboutissaient à la formation de pouvoirs soviétiques, pouvaient seulement contribuer, en affaiblissant les Etats impérialistes sur leurs arrières par des attaques à contrefront, à faciliter la tâche des révolutionnaires occidentaux. C'est dans les pays industriels avancés que se trouvait placée « la clef d'une libération socialiste de l'humanité ».

Leurs conceptions de l'impérialisme, leur vision mondiale de la lutte révolutionnaire, leurs convictions que l'époque du développement pacifique était terminé et que les affrontements décisifs entre la révolution et la contre*révolution se produiraient, à l'échelle internationale, dans des délais historiques très brefs, avaient cependant entraêné les bolcheviks à rompre radicalement avec les conceptions de la tâche révolutionnaire qui avaient prévalu dans la 2° Internationale.

Dans les Partis sociaux-démocrates, toute la manière de penser la politique se fondait sur la présomption que l'évolution sociale à long terme conduisait à l'affrontement d'un prolétariat de plus en plus nombreux et d'une minorité capitaliste de plus en plus réduite, de sorte que la victoire du socialisme était en quelque sorte donnée par avance. Mais, à partir de leur analyse de l'impérialisme, les bolcheviks avaient constaté que le fonctionnement du système ne conduisait pas à une unicité ni même à une homogénéité croissante des forces révolutionnaires. Le développement du capitalisme, après avoir d'abord unifié le prolétariat des pays avancés, y avait fait surgir, à l'époque impérialiste, un clivage nouveau concrétisé par la séparation des masses et de l'aristocratie ouvrière. Quant aux forces révolutionnaires des pays attardés, elles étaient et resteraient, en raison même des lenteurs du développement, foncièrement hétérogènes : elles incluaient à côté du prolétariat minoritaire, une paysannerie déjà différenciée par l'économie marchande et toute la gamme des petits producteurs urbains. La tâche de faire converger vers un même but révolutionnaire toutes ces forces disparates posait des problèmes tactiques et stratégiques que la 2e Internationale n'avait même pas soupçonnés.

Par ailleurs, la configuration du monde à abattre avait changé. Le prolétariat se trouvait désormais face à un État capitaliste qui se cuirassait de forces contre-révolutionnaires et n'hésiterait pas devant l'ampleur de la menace prolétarienne, à liquider toutes les conditions d'une forme pacifique de la lutte des classes. On pouvait encore utiliser les campagnes électorales pour développer des thèmes d'agitation. Mais les luttes principales se situaient désormais sur un autre terrain. C'est par la contestation de l'ordre et du pouvoir capitaliste dans les ateliers, les usines, les casernes et les rues, par la grève de masse qui, à la limite, culmineraient en insurrection que le prolétariat serait amené à rompre avec les conceptions social-démocrates de la politique, à découvrir dans l'Etat non pas un organisme neutre, mais l'instrument central de la violence répressive du capital -et à se donner les organisations nécessaires pour affronter et briser cet instrument. En raison même des transformations subies par l'État à l'époque impérialiste, la lutte des classes devait nécessairement prendre la forme d'une guerre des classes.

Mais, dès lors que la lutte pour le socialisme était conçue comme une guerre au cours de laquelle les forces révolutionnaires devraient affronter, à l'échelle mondiale, un adversaire supérieurement armé alors qu'elles ne possédaient elles-mêmes aucune unité donnée par avance, le problème de l'organisation et de la direction du mouvement prenait une importance nouvelle et décisive. La révolution, pensaient les bolcheviks, ne pourrait vaincre que si elle surclassait l'adversaire sur le plan de l'organisation et des manœuvres tactiques et stratégiques d'envergure internationale, ce que le prolétariat et les forces révolutionnaires des pays vassalisés ne pouvaient certainement pas faire sans la médiation d'un Parti d'avant-garde. Ainsi, le type d'organisation que Lénine avait d'abord conçu pour coordonner l'action des ouvriers et des paysans russes et briser le despotisme tsariste devenait, en raison des conditions spécifiques de la lutte des classes dans la phase impérialiste, universellement valable. A une époque où les luttes de la révolution et de la contre-révolution répercutaient leurs effets d'un bout à l'autre de l'univers, l'Internationale ne pouvait plus être une simple juxtaposition de partis nationaux autonomes. Dans la bataille internationale qui était engagée, les partis communistes devaient se considérer comme les différents corps d'une même armée qui combattaient sous la direction d'un « état-major mondial de la Révolution ».

Dès 1917, les bolcheviks s'étaient par ailleurs complètement séparés des partis de la 2° Internationale en ce qui concerne le programme du socialisme et le rôle de l'État.

Rappelant que tout Etat, fut-il une république parlementaire, est l'instrument de la dictature des classes possédantes sur les travailleurs, Lénine esquissait en 1917 les traits fondamentaux de l'État prolétarien. Après la conquête du pouvoir, le prolétariat ne peut pas, affirmait-il utiliser l'appareil d'État tel qu'il a été modelé par ses fonctions dans la société d'exploitation. Il doit, au contraire, le détruire de fond en comble pour y substituer un nouveau type d'État qui sera caractérisé par l'abolition de tout appareil permanent, privilégié et séparé de la population laborieuse. Comme tel, l'État prolétarien sera à la fois une dictature opprimant les anciens exploiteurs et la forme la plus extrême de la démocratie qui, s'incarnant dans le pouvoir des soviets, permettra à tous les travailleurs de s'initier à la tâche de diriger la vie publique et la production.

Lénine en effet, rejette l'idée, avancée en 1902 par Kautsky, selon laquelle la suppression de l'organisation bureaucratique étant impossible dans la grande production, les ouvriers devraient se borner à la contrôler à l'aide d'une « sorte de Parlement ». Pour lui, au contraire, l'évolution du capitalisme a réduit les tâches de direction de l'économie à des opérations à la portée de tous et la dictature du prolétariat ne prendra tout son sens que si elle parvient à mettre en place « l'autogouvernement des producteurs». En même temps que l'appareil de direction politique de la société, c'est l'appareil de gestion de l'économie qui devra se résorber dans la démocratie directe et totale des conseils annonçant le dépérissement de l'État.

Un problème imprévu : la bureaucratisation

Ce sont cependant là des perspectives générales et à long terme. L'économie russe où prédominent les entreprises archaïques et dispersées ne peut pas atteindre sans transition au niveau du socialisme. En 1917 les bolcheviks se proposent seulement d'établir, sous le contrôle des ouvriers, un capitalisme d'État qui permettra aux travailleurs d'apprendre à gérer l'économie en attendant que la révolution en Europe donne au socialisme des bases de départ plus élevées.

Mais, l'autogouvernement des producteurs ne parvient pas à se réaliser. Quelles qu'en soient les raisons, on a, au contraire, assisté à travers la guerre civile à un dépérissement de la démocratie ouvrière et au développement d'un appareil, de plus en plus centralisé et distinct du prolétariat, qui a attiré à lui la totalité du pouvoir politique, monopolisé la direction de l'économie et rétabli, dans les entreprises, une hiérarchie et une discipline du travail imposée par en haut. Dès lors a surgi un problème complètement imprévu par la théorie marxiste et qui va être au centre des déchirements du bolchevisme : celui de la bureaucratisation de l'État prolétarien.

Cette évolution du régime soviétique suscite, très tôt, des inquiétudes et des oppositions parmi les communistes russes eux-mêmes qui se demandent si la révolution n'est pas en train de dévier bien loin de ses objectifs.

Dès 1918 les « communistes de gauche » - Boukharine, Radek, Ossinski, Ouritsky, etc. dénoncent les mesures qui, mettant un terme aux tentatives de gestion ouvrière de la production, rétablissent dans les usines une autorité directoriale souvent confiée à des spécialistes bourgeois. En même temps, ils critiquent le rôle croissant des commissaires dans le fonctionnement des soviets et voient, dans ce déclin de la démocratie directe, le signe que le pouvoir est en train de devenir une force étrangère au prolétariat qui étouffera ses initiatives et ruinera ses capacités d'organisation. Pour eux, le socialisme ne peut naêtre que des initiatives et des capacités gestionnaires du prolétariat et, dès le mois d'avril 1918 Ossinski souli­gnera le risque que court le régime d'évoluer non , pas vers le socialisme mais vers un capitalisme d'État qui se stabilisera.

En 1919 les efforts de Trotsky pour créer une force militaire capable de surclasser les armées blanches suscite me « opposition militaire » qui dénonce le caractère mm prolétarien du type d'armée et de la stratégie que parvient cependant à imposer Trotsky. En 1920, ils combattaient sous la direction d'un « état-major mondial de la Révolution » inquiétudes que suscitent l'émergence d'un appareil qui achève de se substituer aux soviets et se met à administrer la Russie à la manière d'un corps de fonctionnaires centralisé, réapparaissent au 10° Congrès du Parti. L'opposition, animée par Vladimir Smirnov, Sopranov, Ossinski, dénonce le centralisme bureaucratique» qui, après avoir étouffé la démocratie dans les Soviets, est en train de la ruiner à l'intérieur même du Parti et réclame, sans succès, un retour aux pratiques du centralisme démocratique ainsi que l'établissement d'une direction collégiale à la tête des entreprises. Un an plus tard, l'opposition ouvrière, que dirigent Alexandra Kollontaï et Chliapnikov et qui sera défaite au 10° Congrès du Parti, en mars 1921. reprend, mais d'une manière plus systématique et plus radicale, une critique analogue de la politique des dirigeants bolcheviks. Pour l'opposition, le Parti, l'État les organes de gestion de l'économie sont déjà gravement altérés par la pénétration d'éléments étrangers au prolétariat et à l'esprit du socialisme - spécialistes, administrateurs professionnels, petits bourgeois empressés à faire carrière, etc. - et il est grand temps de réagir en remplaçant les fonctionnaires de métier par des militants liés aux masses qui seront moins portés vers cet esprit d'obéissance aveugle qui est en train de faire de l'État une pyramide de bureaucrates dociles et uniquement soucieux d'appliquer les décisions des sommets. Il faut aussi démocratiser la vie du Parti dans tous les domaines : rétablir l'éligibilité des responsables à tous les échelons, restituer aux organismes de base le droit de participer aux décisions et, enfin, permettre aux tendances et aux fractions de se constituer, à l'intérieur du Parti, et de s'exprimer librement. Surtout, l'opposition ouvrière propose de transformer de fond en comble les organismes qui gèrent les entreprises et l'économie. L'autorité d'un appareil de spécialistes et, souvent aussi de parvenus incompétents, apparaêt à l'opposition comme une prolongation de l'autocratie du capital qui, réduisant les ouvriers au rang d'exécutants passifs, rendra impossible le développement vers le socialisme. C'est pourquoi les opposants réclament l'établissement de la gestion ouvrière par la participation des syndicats à « toutes les structures économiques du pays » et par la création de comités d'usines et d'ateliers qui permettront de faire élire par les producteurs eux-mêmes, « l'administration économique de la République ouvrière ».

Tandis que les groupements oppositionnels sont ainsi parvenus, très rapidement, à l'idée que le renforcement des couches bureaucratiques fait peser des menaces décisives sur la révolution, les dirigeants bolcheviks restent, au contraire, persuadés que la situation de la Russie demeure ouverte sur un avenir socialiste. Cette conviction repose, avant tout, sur leur conception internationale de la lutte des classes et sur la relation qu'ils établissent entre le développement de l'Éteat ouvrier et celui de la révolution mondiale. Pour eux, la révolution d'octobre a, pour la première fois dans l'histoire, mis au service du prolétariat mondial les ressources d'un pays tout entier et c'est là une conquête d'un prix inestimable qui doit être défendue par tous les moyens. Les mesures que, sous l'emprise de la nécessité, il faut prendre pour assurer la survie du premier état prolétarien, même si elles paraissent contredire aux normes idéales d'un développement vers le socialisme, n'ont pas en elles-mêmes de significations décisives. La centralisation du pouvoir et de la gestion de l'économie aux mains d'un appareil distinct des masses, la substitution d'une armée régulière aux gardes rouges, les concessions faites, avec la N.E.P. (Nouvelle politique économique) au commerce et à la production privée, ne constituent que des détours et des reculs tactiques qui prendront une signification positive à partir du moment où la révolution internationale permettra de dépasser la situation objective qui les rend pour le moment inévitables et d'appliquer le programme socialiste sur des bases plus élevées.

Ce raisonnement cependant, ne manquent pas de rétorquer les opposants, postule, qu'à travers détours et reculs, le Parti et l'Etat restent identiques à eux-mêmes et continuent à être les dépositaires des intérêts historiques du prolétariat. Toutes les représentations que, dès l'origine de leur mouvement, les bolcheviks se sont faites des rapports de la classe et de l'avant-garde les poussent vers cette conviction. C'est elle qui les a conduit à substituer la dictature du Parti à celle de la classe puis à supprimer à l'intérieur du Parti tendances et fractions sous prétexte qu'elles pourraient devenir « l'expression de tendances hostiles au prolétariat ». Au contraire pour les groupes d'opposants communistes qui après 1921 subsistent clandestinement - Vérité Ouvrière, Groupe Ouvrier, etc. - mais n'ont plus guère d'influence effective sur le prolétariat, les dirigeants bolcheviks mythifient le pouvoir et ne se rendent pas compte qu'ils ont eux-mêmes mis en place la tyrannie d'une « nouvelle bourgeoisie » de fonctionnaires privilégiés et exploiteurs qui, déjà, règne sur une classe ouvrière dépossédée de tous ses droits.

Sans croire que la situation soit déjà aussi désespérée, les bolcheviks ne se sont cependant pas aveuglés sur les risques de bureaucratisation et, en tout cas, ils ne les ont pas purement et simplement niés comme feront les staliniens. C'est parce qu'il définit l'État soviétique non pas comme un État ouvrier, mais comme un « État ouvrier et paysan à forte déformation bureaucratique » que Lénine refusera de suivre Trotsky dans sa politique de militarisation du travail et d'intégration des syndicats. « Le recours à la lutte gréviste dans un État où le pouvoir politique appartient au prolétariat peut être justifié uniquement par les déformations bureaucratiques de l'État prolétarien » écrit en 1922 Lénine qui recherche alors par quels moyens il serait possible de freiner la bureaucratisation

Il est certain pourtant que les dirigeants bolcheviks n'ont pas alors clairement aperçu les véritables racines de la bureaucratisation Lénine ne voyait dans la bureaucratisation qu'une résurgence du passé déterminée par le retard de la Russie et aggravée par les dévastations de la guerre civile : c'étaient l'isolement des petits producteurs retournant à l'autarcie, la rupture des échanges entre la ville et la campagne, l'énorme inculture de la Russie barbare qui produisaient la réapparition des « superstructures bureaucratiques » qu'il assimila parfois à une remontée du « despotisme asiatique ». C'est pourquoi, les mesures qui permettraient de restaurer l'économie et rendraient sa vigueur au prolétariat épuisé et en partie déclassé par l'arrêt des industries, lui paraissaient de nature, en attendant de nouvelles révolutions victorieuses, à contenir et même à infléchir la poussée. des forces bureaucratiques. Il ne semble pas avoir compris que le phénomène bureaucratique pouvait tirer sa vigueur, non pas seulement des archaïsmes de l'économie russe et de son délabrement passager, mais de la consolidation de ce capitalisme d'État organisé à la manière allemande, dans lequel il voyait un moyen transitoire d'arracher la Russie à sa barbarie.

Des conceptions voisines apparaissent chez Trotsky lorsqu'en 1923 il se rend compte de l'énorme distance qui s'est accusée entre le prolétariat et la machinerie du Parti et de l'État S'il se met alors à dénoncer la menace d'une dégénérescence bureaucratique du régime, il pense surtout à l'éventualité où le capital privé qui se développe de nouveau dans le cadre de la N.E.P., parviendrait à se subordonner l'appareil d'État et à conduire le pays vers une restauration bourgeoise. Il n'aperçoit pas davantage que Lénine que c'est précisément l'économie l'État qui risque de servir de fondement à la consolidation de la bureaucratie.

Tout entiers tendus dans la volonté jacobine de sauver le régime jusqu'à ce que les victoires du prolétariat européen donnent un nouvel élan à la lutte vers le socialisme, les bolcheviks n'ont pas pris garde au fait que, déjà, dans l'appareil même de leur dictature avait grandi une menace qui pesait lourdement sur l'avenir de la révolution Le bolchevisme avait touché les limites de la compréhension de sa propre pratique.


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