1970

« Le marxisme n'est pas une philosophie spéculative parmi les autres et il n'est lui-même que si, en même temps qu'il projette une critique radicale du monde, cette critique « descend de la tête dans les poings » et se fait pratique révolutionnaire.»


Le Marxisme après Marx

Pierre Souyri


V

Nouvelles perspectives marxistes (1939-1967)

La période qui a commencé avec la 2° guerre mondiale est caractérisée par une grave crise de la pensée marxiste, Tandis que les partis sociaux-démocrates abandonnent une doctrine qui leur paraêt périmée et que les partis communistes restent stérilisés par leur dogmatisme, les efforts effectués pour comprendre les immenses changements qui s'opèrent dans le monde deviennent le fait de groupements minimes ou même de chercheurs isolés qui demeurent souvent inconnus. La théorie et l'activité pratique se trouvent dissociées et, par contraste, les époques qui virent l'éclosion de la pensée social-démocrate et du bolchevisme apparaissent comme les âges d'or du marxisme. Pourtant, tout n'est pas que sclérose et idéologie périmée dans la situation contemporaine de la théorie marxiste. Si de vastes problèmes, posés par les transformations des sociétés et de l'économie capitaliste ou par la physionomie déroutante des luttes de classes après la 2° guerre mondiale, sont restés sans réponse suffisantes, des investigations nouvelles et des élucidations vigoureuses ont parfois été rendues possibles par la marche des événements.

Vers une forme moderne de la barbarie ? 

Les succès remportés par le fascisme puis, après 1945, l'extension de régimes de type stalinien en Europe et en Asie font surgir de nouvelles interrogations parmi les marxistes qui ne croient pas possible d'identifier stalinisme et socialisme et qui, souvent trappes par les analogies que présentaient les différentes sociétés totalitaires, se sont demandé si on n'assistait pas à l'émergence de nouveaux régimes d'exploitation capables de se révéler historiquement stables.

Telle est en particulier l'optique de Rizzi en 1939. Pour lui la crise du capitalisme aboutit à la décomposition des classes de la société bourgeoise et donne une issue imprévue à leurs luttes : partout, à travers le flux et le reflux des luttes sociales se poursuit une extension des fonctions de l'État dont l'appareil prolifère en attirant à lui un nombre croissant d'attributions politiques, administratives et économiques. Quoique inégalement développé le processus est mondial. Il est parvenu à terme en Russie où l'élimination de la bourgeoisie a permis à la bureaucratie d'exercer un pouvoir total sur l'économie et la société, il se développe dans les pays fascistes où la bureaucratie du parti et de l'Etat totalitaires étend de plus en plus son contrôle sur l'économie, il se dessine dans les pays démocratiques avec les premières mesures de dirigisme économique. Ainsi les contradictions du capitalisme conduisent à la disparition de la bourgeoisie et des formes bourgeoises de la propriété mais non pas au socialisme : à la propriété et à l'exploitation bourgeoise se substituent la propriété collective et l'exploitation de la classe bureaucratique qui dirige l'économie, fixe les prix et les salaires et s'approprie les profits. Dans sa forme achevée de type russe, la nouvelle société d'exploitation est d'ailleurs infiniment plus oppressive que ne l'était la société bourgeoise. Les travailleurs, assujettis à la domination d'un État qui, monopolisant l'usage des moyens de production et disposant de tous les moyens de contrainte, a la possibilité de fixer unilatéralement leur rémunération, de les river à l'entreprise ou au contraire de les déporter vers de lointains chantiers, ne sont plus des prolétaires vendant leur force de travail sur un marché... « Ils sont devenus les sujets de l'Etat et ont acquis toutes les caractéristiques des esclaves ».

Rizzi estime pourtant que, par rapport à la société bourgeoise, la société bureaucratique a un caractère progressif, car surmontant les contradictions du capitalisme en décomposition, elle ouvrira finalement la voie à une expansion des forces productives dont le capitalisme ne serait plus capable. A long terme, l'accroissement massif de la production conduira à un relèvement matériel oral et intellectuel de la condition des travailleurs cependant que l'État perdra ses caractères totalitaires et terroristes, pour se cantonner dans des tâches administratives. Au-delà de l'enfer totalitaire, la perspective du socialisme subsiste.

C'est précisément cette vue que conteste Schachtman peu après la parution, en 1939, du livre de Rizzi. Reprenant l'idée de Marx selon laquelle les contradictions d'une société peuvent conduire « à la ruine commune des classes en lutte » et à un recul de la civilisation, Schachtman affirme que le stalinisme ouvre la voie à une « cruelle réalisation » de cette possibilité. Pour lui en effet le régime russe, qu'il définir comme un « collectivisme bureaucratique», ne conduit qu'à une oppression sans fin : échappant aux lois du capitalisme, la production n'a pas d'autre fin que les besoins de la bureaucratie et se développe sur la base d'une extension de l'esclavage attestée par la multiplication des concentrationnaires. L'apparition du « collectivisme bureaucratique », que les partis staliniens s'efforcent d'implanter partout dans le monde, traduit le fait que le capitalisme peut aboutir à sa propre négation réactionnaire et non au socialisme.

Bien qu'il se soit jusqu'au bout refusé à désespérer des capacités révolutionnaires du prolétariat, Trotsky était, dans les derniers temps de sa vie, hanté par des inquiétudes analogues. Il admettait que, si aucune révolution prolétarienne victorieuse ne venait interrompre le long déclin de la société bourgeoise, la décadence ultérieure du capitalisme et la montée du totalitarisme pouvaient conduire à l'apparition d'un système bureaucratique d'exploitation, dont le régime stalinien n'aurait été que la préfiguration, et qui annoncerait l'éclipse de la civilisation.

Rejetant ces vues « rétrogrationnistes » le groupe anglais « International Socialism » et l'équipe qui publie Socialisme ou Barbarie s'efforcent de rendre compte de la nature des sociétés staliniennes en utilisant le concept de capitalisme bureaucratique d'État.

Avec ses particularités économiques et sociales, le régime établi en Russie et dans les pays qualifiés de socialistes, exprime les mutations qui s'accomplissent lorsque le capital parvient au stade de la concentration et de la centralisation totales. Alors, en effet, tandis que la propriété étatique et la domination d'un appareil bureaucratique, dont les sommets se confondent avec l'État se substituent à la propriété et à la domination bourgeoise, la planification succède au marché et de nouvelles déterminations de la croissance économique se font jour : ce sont, d'une part, les compétitions stratégiques, la concurrence internationale par les armes et, d'autre part, la nécessité de développer la consommation de l'appareil bureaucratique et des couches sur lesquelles il prend appui, qui impriment à l'accumulation ses dynamismes et en modèlent la physionomie. Mais, au-delà des transformations qui interviennent ainsi au niveau de la propriété, des structures de la classe dirigeante et du fonctionnement de l'économie, le rapport capitaliste de production reste intact : les producteurs restent une simple force de travail assujettie à la tâche de créer de la plus-value, en exécution des volontés de la classe dominante. Le passage au capitalisme d'État n'a fait que dépouiller le rapport capitaliste de production de ses attributs historiquement transitoires.

Cette métamorphose étatique du capitalisme peut emprunter des cheminements différents suivant les pays, mais, reliée au processus de la concentration capitaliste, elle est partout en voie de préparation. En Russie, elle s'est effectuée à partir d'une révolution prolétarienne qui, ayant détruit la société bourgeoise sans pour autant mettre en place les organes prolétariens d'une gestion socialiste de l'économie, a fait de l'appareil d'État le seul maêtre de la production. Dans l'Est européen et en Chine, l'extrême décrépitude à laquelle était parvenue la bourgeoisie à la suite de la crise mondiale, de la guerre et de la pénétration d'un capital étranger hautement concentré, a permis à la bureaucratie des partis communistes de s'amalgamer divers éléments issus de la décomposition de l'ancienne société et de s'ériger en classe dominante en étatisant rapidement les principaux moyens de production. Dans les pays avancés, la dissociation qui s'est produite au sein des grandes unité de production entre la propriété et la fonction capitaliste désormais exercée par une hiérarchie de spécialistes, les mesures de planification, le rôle croissant de l'État dans l'organisation du processus productif, témoignent de tendances analogues vers la bureaucratisation et l'étatisation.

Mais ces transformations ne sont nullement identifiables à un glissement du monde vers la barbarie car, contrairement à ce qu'avait affirmé Trotsky, les prémisses de la révolution socialiste continuent leur maturation. Partout la croissance des forces productives a repris et l'émergence des formes étatiques de l'exploitation du travail conduit à un approfondissement de la conscience de classe et à une représentation plus précise du socialisme. Pour les travailleurs qui font l'expérience quotidienne de ces caractères exploiteurs et oppressifs, le capitalisme bureaucratique se trouve démystifié et l'idée que le socialisme ne s'identifie pas à l'étatisation, leur devient accessible. Ainsi, l'univers bureaucratique n'est pas vide d'antagonisme de classe et il ne laissera pas, dans un face à face immuable, une bureaucratie armée d'un pouvoir sans limite et des masses prostrées dans une inertie sans fin. Désormais les conditions existent pour que les révolutionnaires, faisant le bilan des expériences négatives du passé, s'élèvent à l'idée que le socialisme ne peut naêtre que de la gestion directe de l'économie et de toutes les activités sociales par les producteurs eux-mêmes. A l'Est comme à l'Ouest, la bureaucratisation des systèmes d'exploitation prépare une rénovation du socialisme.

Où vont les pays de l'Est ? 

Les luttes qui, à partir de 1953, ébranlent les pays communistes et y font réapparaêtre une critique pratique et théorique du système bureaucratique confirment en grande partie ce pronostic même si les opposants ne sont pas toujours parvenus à formuler des conceptions hautement élaborées.

Rejetant l'explication khrouchtchévienne du stalinismes les opposants polonais, hongrois, allemands, etc. ont compris les phénomènes attribués au «culte de la personnalité, comme l'expression de l'accès au pouvoir d'une couche bureaucratique dont les intérêts sont foncièrement opposés à ceux des travailleurs. Absorbant la plus-value extorquée aux producteurs, la bureaucratie, explique Po Prostu, n'est pas seulement différenciée de la population par d'importants privilèges. Elle a multiplié les forces répressives pour défendre sa domination, forgé une idéologie mystifiante qui travestit en mission socialiste l'étroitesse de ses intérêts, créé sa propre mythologie autour d'une foi et d'un chef infaillibles, tenté de tirer sa propre esthétique du jdanovisme et, finalement, modelé toute la manière d'être de la société.

Des vues parfois opposées apparaissent sur les origines du régime, Les auteurs de la brochure Hungaricus expliquent le stalinisme par l'isolement de la révolution russe et par l'impossibilité d'édifier le socialisme dans le cadre d'un pays à demi asiatique. D'autres, comme l'allemand Harich attribuent aux structures et au mode de fonctionnement du parti bolchevik lui-même la destruction de la démocratie des soviets. S'élevant contre un marxisme sclérosé dont les schémas ne lui paraissent plus rendre compte des réalités contemporaines, Harich estime qu'il faudrait repenser la théorie révolutionnaire. Cependant, il ne semble pas avoir dépassé l'idée que des réformes démocratiques suffiraient à remettre les pays de l'Est sur la voie du socialisme.

L'action de la classe ouvrière qui en 1956 crée des conseils ouvriers en Pologne et en Hongrie fera surgir des conceptions beaucoup plus radicales. Selon Po Prostu deux pouvoirs se sont alors trouvés face à face : celui de la bureaucratie qui s'incarne dans l'appareil du Parti et de l'État et celui du prolétariat qui s'incarne dans les conseils et ne pourra pas subsister sans briser le premier. L'écrasement des conseils ouvriers hongrois en 1956, puis l'étouffement de ceux de Pologne en 1957, confirmeront les révolutionnaires d'Europe Orientale dans la certitude que le système bureaucratique, dont les assises les plus solides se trouvent en Russie, ne peut être vaincu que dans une bataille de classe internationale. En 1957, le polonais Zimand se prononce pour la construction de nouveaux partis révolutionnaires chargés de la préparer.

Avec le rétablissement de l'ordre et le retour de la répression qui isole et désagrège les groupes radicaux, la critique révolutionnaire du stalinisme disparaêt ou se fait voilée et clandestine. Pourtant, dans les universités surtout, une contestation subsiste. En Allemagne, Bloch développe des vues corrosives qui débouchent sur une critique du stalinisme. Pour Bloch ce n'est pas la lutte des classes mais l'aspiration de l'homme à la liberté et à la plénitude, dont le prolétariat est le porteur dans le monde moderne, qui constitue à travers les âges le principe du mouvement ascendant de l'histoire. Après avoir assigné à Staline, un rôle analogue à celui que Hegel avait assigné à Napoléon, il se refuse de voir dans les États socialistes la première réalisation historique des postulations humaines et, tenant l'histoire pour une création perpétuellement ouverte de la liberté active des hommes, il conteste le Parti, dans sa prétention de détenir seul le savoir lui permettant de désigner à tous les voies nécessaires du progrès. Dans les universités polonaises existe une situation analogue et dès 1964 une critique révolutionnaire et concrète du régime réapparaêt avec la « Lettre ouverte au parti ouvrier polonais » de Modzelewski et Kuron qui ont tenté d'appliquer les catégories de la dialectique marxiste au régime bureaucratique et de mettre à jour ses contradictions et sa dynamique historique. Caractérisant le système bureaucratique comme une dictature totalitaire qui tend à assujettir les travailleurs à une obéissance sans limite, ils montrent que toute l'organisation du processus productif est subordonné aux intérêts de la classe dominante. Tandis, en effet, que la fabrication des moyens de consommation est réduite au minimum nécessaire à l'entretien de la force de travail, les investissements sont affectés, en quantité croissante, au secteur étatisé qui fabrique des moyens de production et sert de base au renforcement de la bureaucratie. En dépit de ses caractères exploiteurs - la bureaucratie et l'appareil privilégié sur lequel il s'appuie absorbent une quantité importante de plus-value - le système a, dans sa première phase, un caractère progressif. Ignorant les crises cycliques, il peut de manière ininterrompue capitaliser le surtravail pour développer la production pour la production sans se heurter aux travailleurs auxquels le poids du totalitarisme interdit longtemps toute réaction.

Mais à plus long terme, lorsque les bases de l'industrialisation ont été mises en place, des contradictions apparaissent qui freinent la croissance et conduisent à la crise du système. Le développement prioritaire et constant des entreprises fabriquant des moyens de production finit par exiger, en effet, des investissements qui augmentent proportionnellement plus vite que le revenu national dont la croissance d'ailleurs se ralentit. La bureaucratie ne peut alors, ni réaliser la modernisation technologique nécessaire pour accroêtre la productivité, ni surmonter les pénuries qui créent des goulots d'étranglement empêchant une utilisation optimum du potentiel existant, de sorte qu'on aboutit à optimum du rendement des investissements. La pénurie relative de capitaux retentit à son tour sur la section de l'économie qui produit des moyens de consommation, et faute d'investissements, celle-ci ne peut faire face à l'augmentation de la demande occasionnée par la croissance démographique. Alors apparaissent des mouvements inflationnistes qui équivalent à une baisse du niveau de vie réel, cependant qu'avec le fléchissement de la croissance, le chômage se manifeste et notamment au détriment des jeunes. Dès lors, estiment Modzelewski et Kuron, le socialisme de la bureaucratie est en voie de démystification. La crise structurelle de l'économie, à laquelle des réformes opérées dans le cadre du système ne sauraient apporter que des correctifs secondaires, ouvre la perspective d'un affrontement entre la classe dominante, qui se durcit dans une politique répressive, et les forces révolutionnaires qui, désormais instruites de l'inconsistance du réformisme bureaucratique pratiqué après 1956, attaqueront le régime d'une manière beaucoup plus radicale qu'à cette époque.

Où va le monde capitaliste ?

Cependant que dans les pays de l'Est reparaêt ainsi une critique révolutionnaire du stalinisme largement apparentée à celle-ci qu'avaient développé les « gauchistes » de l'Ouest, le redressement et la consolidation du capitalisme dans les pays avancés déroutent profondément la pensée marxiste. Celle-ci, trop souvent enfermée dans la conviction que, depuis 1930, le régime capitaliste était entré dans une phase de déclin irréversible, n'est que très mal parvenu à rendre compte des transformations qui se sont accomplies dans le capitalisme contemporain et l'accord est loin d'être fait sur la portée de ces transformations.

Pour les uns, le système capitaliste est désormais parvenu au stade où le fonctionnement de l'économie, dirigé par l'Etat, a perdu les caractères d'un processus autonome s'opérant fonction de lois objectives et il est vain de scruter les signes annonciateurs de nouveaux déséquilibres fondamentaux dans l'économie capitaliste. La stabilisation du système est devenue permanente et la croissance de la production, réglée par les organismes publics, ne sera plus perturbée que par des fluctuations secondaires et rapidement maêtrisables. Mais, la perspective socialiste n'a pas pour autant disparu car, si le régime capitaliste devient de plus en plus apte à saturer la population en produits de consommation, il fonctionne en poussant aliénation et réification vers un paroxysme d'où peut rejaillir la révolte.

Nul mieux que Marcuse, dont la pensée procède d'une interprétation marxiste du freudisme, n'a montré comment la société de consommation parvient, sans même user de la terreur, à créer un univers totalitaire au sein duquel l'homme se trouve défiguré. Dominée par une science et une technologie qui, dans la logique du capitalisme, ont hypertrophié et rendu envahissante l'intelligence opérationnelle, la société tend de toutes les manières à instrumentaliser l'homme lui-même et à l'enfermer dans un univers clos, au sein duquel ses capacités à penser et à réaliser une négation active du monde donné, sont en train de s'oblitérer. Quoique dans des formes nouvelles, Marcuse fait ainsi resurgir la perspective menaçante d'une histoire qui ne déboucherait que sur un enlisement sans fin, dans une oppression indépassable.

Chez Baran et Sweezy se sont faites jour des inquiétudes analogues. Étudiant les mutations qui se sont produites dans le fonctionnement du capitalisme monopoliste, ils n'aperçoivent pas d'autres limites à son équilibration dynamique que les perturbations que pourraient y faire surgir les guerres révolutionnaires des peuples assujettis. Affirmant qu'au stade actuel, la loi tendancielle de la chute du taux de profit ne s'exerce plus et a fait place à une « loi de l'accroissement des surplus », ils estiment que le capitalisme des firmes géantes pourra pousser le développement des forces productives infiniment plus loin que ne l'avait prévu Marx. Comme l'a fait parfois Marcuse, ils redoutent que le prolétariat, idéologiquement intégré à la société de consommation, ait de moins en moins la possibilité de détruire le système de l'intérieur. Alors, pensent-ils, la société de consommation pourrait poursuivre son développement jusqu'à ce que l'aggravation des aliénations qu'elle implique, conduise à « une extension accrue des désordres psychiques, aboutissant ainsi au délabrement et à l'éventuel effondrement d'un système, incapable de fonctionner plus longtemps, selon ses propres normes ».

Marcuse, cependant, ne tient pas une telle issue pour fatale. Le sombre diagnostic qu'il formule sur la crise de la civilisation introduit en réalité un appel à une prise de conscience et à un sursaut de la liberté. Le refus radical, non pas de la consommation elle-même, mais de la manière d'être, de l'idéologie et de la finalité même d'une société qui perpétue une sur-répression dont la puissance même du développement technologique a ruiné la nécessité, peut servir de point de départ à une résurgence du mouvement vers le socialisme. Mais celui-ci, naissant d'une négation de la culture et du système de valeur d'une société industrielle avancée, en sera, à la différence du régime soviétique qui reproduit la même subordination de l'homme au « principe du rendement » que le capitalisme, l'antithèse totale. L'exigence marxiste d'un changement qualitatif de la société, rendant enfin l'homme désaliéné maêtre de déployer sa liberté concrète en se donnant le sa propre vie sociale, peut ainsi resurgir mais, à un stade du développement économique, qui lui permettrait de se réaliser beaucoup plus rapidement et complètement qu'à l'époque de Marx. Désormais, il est possible de mettre en oeuvre l'utopie, dit Marcuse, qui cependant n'indique pas de quelle manière, révoltes et contestations pourraient effectivement briser le capitalisme, si elles cessaient définitivement d'être le fait du prolétariat.

Cependant l'idée que le capitalisme aurait désormais atteint à un stade où le contrôle étatique du fonctionnement de l'économie lui permettrait de réaliser une reproduction toujours plus élargie de la richesse sociale sans rencontrer de difficultés majeures, est souvent tenue pour inexacte.

Cliff et Kidron, entre autres, se sont efforcés de montrer que le capitalisme n'était pas identifiable à un organisme dont le fonctionnement serait effectivement réglé par l'État car, au-delà des mesures gouvernementales de contrôles et d'organisation du processus économique, la loi de la valeur continue à s'exercer. Même si on supposait que les progrès de la concentration et de l'intervention des pouvoirs publics peuvent conduire à une intégration complète de chaque économie nationale sous la direction de l'État le système, considéré dans ses articulations internationales, resterait soumis aux effets de cette loi. En réalité les différentes branches de la production et les économies nationales continuent à être intégrées à un marché mondial et par suite, les luttes pour le partage de la plus-value se poursuivent, et les compétitions stratégiques continuent. Les mesures que peuvent prendre les pouvoirs publics ne sont pas décidées librement et a priori, mais en fonction de données changeantes qui, résultant des fluctuations de la concurrence internationale et des modifications des rapports stratégiques, s'imposent à chaque gouvernement comme des réalités objectives et indépendantes. Les politiques économiques mises en œuvre dans les différents pays capitalistes corrigent, dans certaines limites, les effets de la loi de la valeur, elles ne la suppriment pas.

Dans quelle mesure d'ailleurs ces politiques économiques peuvent-elles rester efficaces et entretenir à long terme une expansion régularisée de la production? Pour certains, le capitalisme qui n'évite plus les crises que par une augmentation périodique des dépenses publiques génératrices d'inflation se trouvera conduit par la nécessité de compenser les tendances récessionnistes et de limiter en même temps les poussées inflationnistes, vers une phase de stagnation. Poussant les choses plus loin, Mattick pense que la prospérité ne sera pas durable et que l'intégration du prolétariat au système, apparue avec l'expansion, disparaêtra avec elle. Pour Mattick en effet, l'évolution historique du capitalisme a entièrement confirmé la « loi générale de l'accumulation » telle que Marx l'avait formulée. La phase d'expansion que traverse les grands pays industriels ne doit pas masquer le fait que la production capitaliste n'a pas retrouvé, depuis la grande dépression, son pouvoir d'auto-expansion et que le système serait en état de crise chronique, si une production compensatrice organisée par l'État ne venait pas constamment ranimer la production privée. Or, cette production d'origine publique, qui, pour conserver son efficacité, devra être organisée sur une échelle toujours plus vaste afin de corriger les effets de la loi tendancielle de la chute du taux de profit, n'est pas indéfiniment extensible. Au-delà d'un certain volume, il ne sera plus possible de la financer sans qu'elle déborde sur le secteur privé et absorbe des activités rentables. Mais, dès lors elle deviendra la négation de la production privée pour le profit et non pas comme elle l'a été jusqu'ici, l'instrument de sa consolidation et de son expansion. Les classes dirigeantes des pays capitalistes qui ont partout lutté dans le monde, pour limiter la multiplication des régimes se donnant pour base une économie d'État verront ainsi resurgir, en plein cœur de leur propre système, la menace d'une étatisation détruisant les bases de leur domination sociale. Elles se trouveront alors contraintes de limiter l'extension de la production d'initiative publique pour ne pas ruiner les structures qu'elle a actuellement pour mission de protéger. Mais, par là même, elles se priveront des moyens nécessaires pour contribuer à impulser la croissance. Les politiques économiques d'inspiration keynésienne, mises en œuvre dans les divers pays, affirme Mattick, n'auront été qu'un « moyen de retarder, mais non pas de conjurer la marche contradictoire de l'accumulation ».

Les incertitudes qui règnent à propos du fonctionnement et de l'avenir du capitalisme se retrouvent à propos de l'impérialisme. Dès 1949 « Socialisme ou Barbarie » montrait que la fin de la Deuxième Guerre mondiale inaugurait une nouvelle période rendant hautement improbable de nouvelles guerres de repartage du monde entre les vieilles puissances impérialistes. Par la suite, l'étude des mouvements de capitaux a permis d'établir qu'à partir du moment où l'État était parvenu à ranimer la croissance dans les pays avancés, la surcapitalisation s'y était trouvée atténuée et que les exportations de capitaux vers les pays sous-développés avait relativement décliné. Les tendances à la stagnation se sont ainsi déplacées des pays industrialisés vers le Tiers monde et les inégalités de développement entre régions du globe se trouvent portées à l'extrême.

Beaucoup de marxistes pensent cependant, qu'en dépit de leur déclin relatif, les exportations de capitaux vers les pays sous-développés restent un élément vital dans le fonctionnement global du capitalisme.

Mattick estime même que ces placements qui compensent la chute du taux de profit prendront à l'avenir une importance croissante. S'il parvenait à s'étendre vers l'extérieur, le capitalisme trouverait le moyen de ralentir l'élévation de la composition organique et par là même de retarder le moment où la dilatation de la production publique animatrice de l'expansion atteindra les limites de ses possibilités, La diminution du rôle des investissements extérieurs dans l'expansion du capitalisme n'aurait ainsi qu'un caractère transitoire correspondant à la période au cours de laquelle l'économie capitaliste a retrouvé ses dynamismes dans les pays avancés. Mais, pour la raison même que, selon Mattick les contradictions de l'accumulation minent l'expansion que connaissent actuellement ces pays, de nouvelles poussées impérialistes, déterminées par la nécessité d'étendre vers l'extérieur la production rentable pour retarder sa contradiction à l'intérieur des grands États industriels, seraient inévitables. Tout un avenir de déchirements et de violences se profilerait ainsi, par-delà les horizons du capitalisme de la prospérité.


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