1909

1905 fut écrit en 1905-1909 à Vienne et parut pour la première fois à Dresde. Il fut republié en 1922 en Russe, à partir de la traduction allemande et du manuscrit original.


1905

Léon Trotsky

LE MOUJIK SE REVOLTE


C'est dans les villes que se déroulaient les événements décisifs de la révolution. Mais les campagnes ne gardaient pas un silence passif. Elles s'agitaient bruyamment, elles se soulevaient lourdement et trébuchaient comme au sortir du sommeil. Et, dès qu'elle aperçut ces premiers signes d'agitation, la classe dirigeante frémit tout entière.

Pendant les deux ou trois dernières années qui avaient précédé la révolution, les rapports entre paysans et propriétaires étaient devenus fort difficiles. Les “malentendus” se multipliaient. A dater du printemps de 1905, l'effervescence dans les campagnes devient une menace ; elle se manifeste sous des aspects variés dans les diverses régions du pays. Schématiquement, on peut signaler trois foyers de “révolution” paysanne :
1°) le Nord, qui se distingue par un développement considérable de l'industrie de fabrication ;
2°) le Sud‑Est, relativement riche en terres ;
3°) le Centre, où la terre manque, situation qui s'aggrave encore du fait de l'état pitoyable où végète l'industrie.
A son tour, le mouvement paysan élabore quatre procédés de lutte oui lui sont propres : mainmise sur les terres des propriétaires, accompagnée de l'expulsion des maîtres et de la destruction des manoirs, dans le but d'assurer au village une plus large utilisation des terres ; mainmise sur les blés, le bétail, les foins et coupe des forêts dans le but de ravitailler immédiatement le village affamé et nécessiteux ; grève et boycottage ayant pour objet d'obtenir soit une diminution du fermage, soit un relèvement des salaires, et enfin refus de fournir des recrues à l'armée, de payer les impôts et, les dettes. Diversement combinés, ces procédés de lutte se propagèrent dans tout le pays, s'adaptant aux conditions économiques de chaque région. Le mouvement paysan fut particulièrement violent dans le Centre misérable. La dévastation passa dans ces provinces comme un cyclone. Dans le Midi, on recourut principalement aux grèves et au boycottage des domaines. Enfin, dans le Nord, où le mouvement fut le plus faible, on songea surtout à couper du bois de chauffage. Les paysans refusèrent de reconnaître les pouvoirs administratifs et de payer les impôts partout où la révolte économique prenait un caractère politique radical. En tout cas, le mouvement agraire ne gagna les masses profondes qu'après la grève d'octobre.

Voyons de plus près comment le moujik accède à la révolution.

Dans le gouvernement de Samara, les désordres s'étendirent à quatre cantons. Au début, cela se passe ainsi : les paysans se présentent dans les domaines privés et ne font main basse que sur les fourrages ; au cours de cette opération, ils tiennent compte du bétail qui se trouve dans la propriété et laissent au patron le fourrage nécessaire pour alimenter le troupeau ; ils emportent le reste sur leurs charrettes. Ils agissent avec calme, sans violence, “en conscience”, s'efforçant de s'entendre avec le propriétaire pour éviter “tout scandale”. Ils expliquent au patron que des temps nouveaux sont venus, qu'il faut vivre maintenant suivant une règle nouvelle, “selon Dieu” : celui qui possède beaucoup doit donner à ceux qui n'ont rien... Ensuite, des groupes de représentants, “fondés de pouvoir”, se présentent aux gares des chemins de fer : il y a là d'importants dépôts de grain appartenant aux propriétaires. Les délégués se renseignent d'abord sur la provenance du blé entreposé, puis déclarent que, par décision du mir [1], on va l'emporter. “Comment donc, petits frères, vous voulez le prendre ? réplique le chef de gare. Mais c'est moi qui en répondrai... Vous devriez au moins me ménager... – Que veux‑tu qu'on te dise ? déclarent les “expropriateurs”, si menaçants tout à l'heure, maintenant conciliants. On n'a pas l'intention de te faire des ennuis. Nous sommes venus ici parce que la gare n'est pas loin. On n'avait pas envie d'aller à la ferme : il y a un bout de chemin... Ma foi, tant pis : nous serons obligés d'aller jusque chez le patron, nous prendrons ce qu'il nous faut dans son grenier... ” Ainsi, le blé amoncelé dans l'entrepôt du chemin de fer reste intact ; mais dans les domaines, on partage “en bonne justice” avec les propriétaires. Cependant, les motifs que l'on donne, les allusions au “temps nouveau” deviennent de moins en moins persuasifs : le proprié­taire reprend courage, il résiste. Alors le moujik débonnaire se fâche, et il ne reste bientôt du vieux manoir que les pierres et les débris...

Dans le gouvernement de Kherson, les paysans, en foules immenses, voyagent de domaine en domaine avec leurs voitures pour enlever ce qui leur reviendra du “partage”. Il n'y a pas de violences ni d'assassinats : les propriétaires effarés et les gérants épouvantés se sont enfuis, laissant toutes portes ouvertes, dès la première réclamation des paysans. Une lutte énergique est également entreprise dans cette province pour obtenir une réduction des loyers de fermage. Les prix sont fixés par les communes paysannes, conformément à la “justice”. Cependant, au monastère de Bezukov, les paysans s'emparèrent de 15000 déciatines sans consentir à en payer la valeur, alléguant que les moines doivent prier Dieu et non s'occuper du trafic des terres.

Mais les événements les plus tumultueux eurent lieu à la fin de 1905 dans le gouvernement de Saratov. Dans les bourgs auxquels s'étendit le mouvement, aucun paysan ne garda une attitude passive. Tous se soulevèrent. Les propriétaires quittent leurs manoirs avec leurs familles ; tous les biens meubles sont mis en partage, on emmène le bétail, les ouvriers et les domestiques reçoivent leur compte, et, en conclusion, “le coq rouge” – l'incendie – déploie ses ailes sur le domaine. A la tête des “colonnes” paysannes qui marchent à l'attaque, se trouvent des compagnies armées. Les sous‑officiers de gendarmerie et les gardes se cachent ; en certains endroits, ils sont arrêtés. On brûle les bâtiments du propriétaire pour l'empêcher de rentrer plus tard dans ses domaines. Mais aucune autre violence n'est tolérée. Après avoir dévasté complètement le manoir, les paysans rédigent en commun un “jugement” d'après lequel, à dater du printemps prochain, la terre du propriétaire reviendra au mir. Les sommes d'argent saisies dans les “comptoirs” des maîtres, dans les dépôts d'eau‑de‑vie du gouvernement ou bien chez les receveurs du fisc préposés à la vente de l'alcool, sont immédiatement versées à la communauté. La répartition des biens expropriés est effectuée par des comités locaux ou “confréries”. Quand on démolit tout dans un domaine, il ne faut point voir en cela une manifestation de haine individuelle du paysan à l'égard du propriétaire : la dévastation atteint aussi bien les libéraux que les réactionnaires. Il n'y a point de nuances politiques ; c'est l'aversion de la classe déshéritée qui se traduit ainsi... On a détruit de fond en comble les manoirs de membres libéraux de zemstvos, on a brûlé de vieux châteaux ainsi que leurs précieuses bibliothèques et leurs galerics de tableaux. Dans certains cantons, les manoirs qui ont échappe à la dévastation sont considérés comme des exceptions... Le tableau que présente cette croisade des moujiks est en tous lieux pareil. “Le ciel nocturne s'éclaire de la lueur des incendies, écrit un de mes correspondants. Le tableau est épouvantable : dès le matin vous voyez des files d'équipages attelés de trois ou de deux chevaux, remplis de fuyards qui abandonnent leurs domaines ; dès le crépuscule, l'horizon tout entier est enveloppé d'un cercle de feu. Durant certaines nuits, on a compté jusqu'à seize incendies simultanés... Les propriétaires fuient, en proie à une panique qu'ils communiquent à tous ceux qu'ils rencontrent. ”

En peu de temps, on brûla et on détruisit dans le pays plus de deux mille manoirs ; dans le seul gouvernement de Saratov, deux cent soixante‑douze subirent la vengeance du paysan. Les dommages causés aux propriétaires dans les dix gouvernements qui souffrirent le plus sont évalués, d'après les données officielles, à vingt‑neuf millions de roubles, dont dix millions environ représentent les pertes du gouvernement de Saratov...

S'il est vrai de dire en général que l'idéologie politique n'est pas ce qui détermine le développement de la lutte de classe, cela est trois fois plus vrai quand il s'agit des paysans. Le moujik de Saratov devait avoir des raisons sérieuses, dans les limites de son courtil, de sa grange et de son terrain, pour se décider à jeter une poignée de paille enflammée sous le toit du noble propriétaire. Ce serait néanmoins une faute de laisser absolument de côté, dans l'explication de sa conduite, l'influence de la propagande politique. Si confus, si désordonné qu'ait été le soulèvement des paysans, on peut y discerner des tentatives certaines de généralisation politique. Il faut reconnaître là le travail des partis. Dans le cours de 1905, les libéraux des zemstvos firent eux‑mêmes l'expérience d'instruire les paysans dans l'esprit de l'opposition. En diverses institutions de zemstvos, des représentants du monde paysan étaient admis à titre à demi officiel et délibéraient sur des questions d'intérêt général. Les employés des zemstvos déployèrent, à côté des libéraux censitaires, une activité encore plus grande : statisticiens, maîtres d'école, agronomes, infirmières, etc. Une partie considérable de ce personnel appartenait aux partis social‑démocrate et socialiste‑révolutionnaire ; la majorité se composait de radicaux indécis mais pour qui la propriété privée, en tout cas, n'avait certainement pas un caractère sacré. Durant plusieurs années, les partis socialistes, par l'intermédiaire des employés des zemstvos, organisèrent parmi les paysans des cercles révolutionnaires et propagèrent les publications que la loi avait interdites. En 1903, la propagande toucha directement les masses et cessa d'être clandestine. Un grand service fut rendu, sous ce rapport, par l'ab­surde oukase du 18 février qui établissait une sorte de droit de pétition. S'appuyant sur ce droit, ou, pour mieux dire, sur l'effarement qu'avait causé l'oukase parmi les autorités locales, les agitateurs convoquaient les assemblées villageoises et les engageaient à demander dans leurs motions l'abolition de la propriété privée concernant la terre ; et la convocation de représentants du peuple. En de nombreux endroits, les moujiks qui avaient signé des motions de ce genre se considéraient comme membres d'un “syndicat paysan” et constituaient des comités qui, fréquemment, mettaient en échec l'autorité légale du village. E en fut ainsi, par exemple, parmi les cosaques du Don. On voyait, dans leurs bourgs, des réunions de six cents à sept cents personnes. “C'est un étrange auditoire, écrivait un des propagandistes. A la table du président se trouve l'hetman armé. Devant vous, se tiennent debout ou assis des hommes qui portent le sabre. Nous sommes habitués à les voir au dernier tableau de nos réunions et de nos meetings comme figurants d'une apothéose qui n'a pour nous rien d'agréable. Il est étrange de considérer ces yeux où peu à peu s'allume la haine du seigneur et du tchinovnik [2]. Quelle distance, quelle invraisemblable différence entre le cosaque dans le rang et le cosaque aux champs ! ” Les propagandistes étaient accueillis et accompagnés avec enthousiasme ; on allait les chercher très loin et on veillait à les protéger contre la police. Mais bien souvent, dans les campagnes retirées, on n'avait qu'une idée fort vague du rôle qu'ils avaient à jouer. “Merci aux bonnes gens, disait parfois le moujik qui venait de signer une résolution ; ils vont demander un peu de terre pour nous. ”

Au mois d'août, s'assembla près de Moscou le premier congrès des paysans. Plus de cent représentants de vingt‑deux gouvernements siégèrent pendant deux jours dans un vieux hangar situé à l'écart des routes. A ce congrès prit forme pour la première fois l'idée d'une Union pan‑russe des paysans, idée qui reçut l'approbation de nombre de paysans et d'intellectuels, appartenant ou non aux partis politiques.

Le manifeste du 17 octobre donna encore plus de latitude à la propagande dans les campagnes. Un des membres les plus modérés des zemstvos, dans le gouvernement de Pskov, le comte Heiden, aujourd'hui décédé, n'y resta pas étranger lui‑même : il entreprit d'organiser dans les cantons de sa province des meetings, dans le but d'expliquer à ses frustes auditeurs les principes du “nouveau régime”. Les paysans considérèrent d'abord avec indifférence les efforts du comte, puis ils s'ébranlèrent et sentirent la nécessité de passer des paroles aux actes. Pour le début, ils résolurent de “mettre en grève” les forêts [3]. C'est alors que l'aristocrate libéral ouvrit de grands yeux. Mais si, dans leurs tentatives pour établir l'harmonie des classes sur la base du manifeste impérial, les libéraux censitaires eurent souvent à se mordre les doigts, en revanche les intellectuels révolutionnaires remportèrent d'immenses succès. Dans les divers gouvernements, des congrès de paysans se réunissaient, une propagande intensive, fiévreuse, se poursuivait, les villes inondaient les campagnes de publications révolutionnaires, les unions des paysans se consolidaient et s'élargissaient. Dans une province lointaine et perdue, dans le gouvernement de Viatka, un congrès de paysans rassembla deux cents personnes. Trois compagnies du bataillon qui tenait là garnison envoyèrent leurs délégués pour exprimer les sympathies de la troupe et promettre son appui. Les ouvriers se déclarèrent dans le même sens par l'entremise de leurs représentants. Le congrès obtint des autorités éperdues l'autorisation d'organiser des meetings dans les villes et les villages. Pendant quinze jours, les réunions se multiplièrent dans la province. La décision émise par le congrès de suspendre le paiement des impôts fut rigoureusement appliquée...

Malgré la diversité de ces manifestations, le mouvement paysan réussit à grouper les masses dans toute l'étendue du pays. Aux extrémités de l'Empire, il acquit du premier coup un caractère nettement révolutionnaire. En Lituanie, la classe paysanne, par décision du congrès de Vilna, qui réunissait plus de deux mille représentants, destitua par la force les greffiers des cantons, les starchiny [4], les maîtres des écoles primaires ; elle chassa les gendarmes, les zemskie natchalniki [5] l'administration cantonale... Les paysans de Géorgie, au Caucase, se conduisirent d'une manière encore plus déterminée.

Le 6 novembre, au vu et au su de tout le monde, s'ouvrit à Moscou le deuxième congrès de l'Union paysannne. Cent quatre-vingt‑sept délégués représentaient vingt‑sept gouvernements. Sur ce nombre, cent un avaient été mandatés par les assemblées cantonales et villageoises, les autres parlaient au nom des comités des gouvernements, des arrondissements, et des groupes locaux de l'Union. Parmi ces délégués, il y avait cent quarante‑cinq paysans ; le reste se composait d'intellectuels se rattachant de près à la classe paysanne : maîtres et maîtresses d'école, employés des zemstvos, médecins, etc. Pour quiconque voulait connaître le caractère du pays, ce fut un des congrès les plus intéressants de l'époque révolutionnaire. On put y voir un bon nombre de figures pittoresques, d'hommes qui s'étaient élevés par leurs propres forces au‑dessus du niveau provincial, de révolutionnaires qui ne l'étaient que d'hier et qui étaient arrivés à la compréhension des choses d'eux‑mêmes, “par leurs propres ressources”, de politiciens doués d'un fort tempérament, animés de grandes espérances, mais dont les idées n'étaient pas assez claires. Voici quelques silhouettes esquissées par un des membres du congrès : “Il y avait là un prêtre de Soumy, Anton Scherbak ; grand, les cheveux blancs, les moustaches courtes, le regard pénétrant, il avait l'air de sortir de la toile de Repine, Les Cosaques Zaporogues. Scherbak, pourtant, disait qu'il était fermier des deux hémisphères, car il avait passé vingt ans en Amérique et il possédait en Californie une ferme bien installée, occupée par sa famille russe... Le prêtre Miretsky, délégué du gouvernement de Voronej, représentait cinq cantons. Dans un de ses discours, le père Miretsky déclara que le Christ avait été le premier socialiste. “Si le Christ vivait de nos jours, il serait parmi nous... ” Deux paysannes en camisole d'indienne, châle de laine et bottines de chevreau, parlaient au nom de l'assemblée des femmes d'un des villages du même gouvernement de Voronej... Le capitaine Perelechine représentait les artisans villageois de cette même province. Il se présenta au congrès en uniforme, le sabre à la ceinture, ce qui causa dans l'assistance une certaine émotion. Une voix cria même du milieu de l'assemblée : “A bas la police ! ” Alors l'officier se leva et aux applaudissements de tous les congressistes déclara : “Je suis le capitaine Perelechine, délégué du gouvernement de Voronej ; je n'ai jamais caché mes convictions et je me suis toujours conduit ouvertement et franchement ; c'est pourquoi vous me voyez ici en uniforme... ”

Les délibérations portèrent surtout sur des questions de tactique. Certains délégués préconisaient la lutte par des moyens pacifiques : meetings, décisions des assemblées villageoises, boycottage des autorités par le mir, création d'administrations autonomes révolutionnaires, labourage des terres expropriées par le mir, refus par le mir de payer les impôts et de fournir des recrues. D'autres, surtout ceux qui représentaient le gouvernement de Saratov, lançaient des appels à la lutte armée, voulaient que l'on soutînt immédiatement la révolte qui s'était déclarée dans les provinces. En fin de compte on s'arrêta à un juste milieu. “Pour mettre fin aux malheurs du peuple, causés par le manque de terres, disait la résolution, il n'y a qu'un seul moyen, c'est que toutes les terres deviennent la propriété commune du peuple entier, et qu'elles ne soient utilisées que par ceux qui travaillent la terre eux‑mêmes, en famille ou en association. ” L'établissement d'un système équitable d'exploitation des terres était confié à l'Assemblée constituante qui devait être convoquée sur des bases démocratiques, “au mois de février prochain, au plus tard (!)”. Pour arriver à ce résultat, “l'Union paysanne s'entendra avec ses frères ouvriers, avec les syndicats des villes, des fabriques, des usines, des chemins de fer et autres entreprises, ainsi qu'avec les organisations qui défendent les intérêts des travailleurs... Dans le cas où les revendications du peuple ne seraient pas satisfaites, l'Union paysanne devra recourir à la grève générale de la terre (!), c'est‑à‑dire qu'elle refusera à tous les propriétaires de domaines sans exception ses forces ouvrières et, par le fait même, les contraindra à suspendre leur exploitation. Pour l'organisation de la grève générale, l'Union s'entendra avec la classe ouvrière. ” Le congrès décidait ensuite de renoncer à la consommation de l'eau‑de‑vie, et déclarait à la fin de sa résolution que, “d'après les renseignements que l'on reçoit de tous les points de la Russie, le refus de satisfaire aux revendications populaires pourrait être la cause de troubles considérables dans le pays et susciterait nécessairement une insurrection générale, car la patience du paysan est arrivée à son terme et il ne faut plus qu'une goutte pour faire déborder la coupe”. Si naïve que soit cette résolution en certains passages, elle montre du moins que les éléments avancés de la classe paysanne s'engageaient dans la voie révolutionnaire. L'expropriation des terres des propriétaires apparaissait imminente aux yeux du gouvernement et de la noblesse : elle s'annonçait comme une chose tout à fait réalisable et inévitable dans les séances de ce parlement de moujiks. La réaction jeta un cri d'alarme, et elle avait parfaitement raison.

Le 3 novembre, c'est‑à‑dire quelques jours avant le congrès, le gouvernement avait publié un manifeste qui annonçait l'abolition des taxes de rachat sur les lots concédés aux paysans et l'augmentation des ressources de la Banque agricole. Le manifeste exprimait l'espoir que le gouvernement réussirait, avec le concours de la Douma, à satisfaire les besoins essentiels de la classe paysanne “sans causer aucun dommage aux autres propriétaires”. La résolution du congrès des paysans n'était pas de nature à appuyer ces espérances. Les choses allèrent encore Plus mal dans la pratique, en province, parmi “la population paysanne si chère au cœur” du monarque. Non seulement la dévastation et les incendies, mais le labourage des domaines par les forces communales, la fixation par contrainte de nouveaux salaires et de nouveaux fermages appelèrent de la part des propriétaires une résistance acharnée – ils présentèrent au pouvoir d'énergiques réclamations. De toutes parts, on exigeait l'envoi de troupes. Le gouvernement se réveilla, sentant que l'époque des effusions sentimentales était passée et qu'il était plus qu'opportun de se mettre à l'œuvre.

Le 12 novembre, le congrès des paysans arrivait à sa clôture et le 14 on mettait en arrestation le bureau de l'Union à Moscou. Ce fut le début. Deux ou trois semaines plus tard, répondant aux demandes d'instructions qui lui arrivaient au sujet des troubles dans les campagnes, le ministre de l'intérieur répondait textuellement ceci : “ Il faut exterminer par la force armée les émeutiers et, dans le cas de résistance, brûler leurs habitations. Dans la minute présente, il est nécessaire d'en finir une fois pour toutes avec les factions. Les arrestations actuellement n'atteignent pas leur but ; il est impossible de traduire devant les tribunaux des centaines et des milliers d'hommes. Le seul point indispensable en ce moment est que les troupes se pénètrent bien des indications que je viens de donner. P. Dournovo. ” Cet ordre du jour monstrueux ouvre la nouvelle ère des saturnales de la contre‑révolution. Une époque d'horreurs dignes de l'enfer commence dans les villes pour s'étendre de là aux campagnes.


Notes

[1] Commune paysanne. (NdT)

[2] Fonctionnaire. (NdT)

[3] Le mot de “ gréviste ” reçut chez les paysans et en général dans les masses populaires la signification de “ révolutionnaire ”. Faire la grève, c'est se livrer à des actes révolutionnaires. «On a mis en grève le chef de la police du canton», cela veut dire qu'on a arrêté ou tué le policier. Cette interprétation originale montre combien fut importante l'influence révolutionnaire des ouvriers et de leurs méthodes de lutte. (1909)

[4] Ediles. (NdT)

[5] Inspecteurs des campagnes. (NdT)


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