1909

1905 fut écrit en 1905-1909 à Vienne et parut pour la première fois à Dresde. Il fut republié en 1922 en Russe, à partir de la traduction allemande et du manuscrit original.


1905

Léon Trotsky

LES DERNIERS JOURS DU SOVIET


Après l'arrestation de Khroustalev, le soviet ne pouvait abandonner l'arène : le parlement de la classe ouvrière, librement élu, était fort, précisément par le caractère public de son activité. Dissoudre l'organisation, c'était ouvrir volontairement les portes de la forteresse à l'ennemi. Il ne restait donc qu'à suivre la route où l'on s'était engagé, il fallait marcher au‑devant du conflit. Dans la séance du comité exécutif qui eut lieu le 26 novembre, le représentant du parti des socialistes‑révolutionnaires, Tchernov en personne, proposa de déclarer qu'à chaque mesure de répression du gouvernement le soviet répondrait par un attentat terroriste. Nous nous déclarâmes hostile à cette mesure : dans le peu de temps qui restait jusqu'à l'ouverture de la bataille, le soviet devait établir une liaison, et la plus étroite possible, avec les villes de province, avec les unions des paysans, des cheminots, des postes et télégraphes, avec l'armée ; dans ce but, dès le milieu de novembre, il avait envoyé deux délégués, l'un dans le Midi, l'autre sur la Volga ; or, l'organisation d'une chasse terroriste contre tel ou tel ministre aurait sans aucun doute absorbé toute l'attention et toute l'énergie du comité exécutif. Nous proposâmes donc de mettre en délibération la motion suivante : “Le 26 novembre, le gouvernement du tsar a mis en captivité le président du soviet des députés ouvriers, notre camarade Khroustalev‑Nossar. Le soviet des députés ouvriers élit un bureau temporaire et continue ses préparatifs pour l'insurrection armée. ” On proposait trois candidats au bureau : le rapporteur du comité exécutif lanovsky (sous ce nom figurait au soviet l'auteur du présent livre), le caissier Vvedensky (Svertchkov) et l'ouvrier Zlydnev, député de l'usine d'Oboukhov.

L'assemblée générale du soviet eut lieu le lendemain, ouvertement comme toujours. Trois cent deux députés étaient présents. La séance était houleuse : de nombreux membres du soviet voulaient donner une réponse immédiate et directe au coup de main du ministère. Mais, après de brefs débats, l'assemblée adopta à l'unanimité la motion du comité exécutif et élut au scrutin secret les candidats qu'on lui proposait pour le bureau.

Le représentant du comité principal de l'Union des paysans, qui assistait à la séance, fit connaître à l'assemblée la décision prise en novembre par le congrès de cette Union : on refuserait de livrer des recrues au gouvernement, de payer les impôts, et l'on retirerait des banques de l'Etat et des caisses d'épargne tous les dépôts qui auraient été faits. Etant donné que le comité exécutif, dès le 23 novembre, avait adopté une résolution invitant les ouvriers à prévoir “la banqueroute imminente de l'Etat”, à n'accepter, par conséquent, le montant de leurs salaires qu'en or et à retirer des caisses d'épargne toutes les sommes déposées, une décision fut prise pour généraliser ces mesures de boycottage financier et l'on résolut de les faire connaître au peuple par un manifeste rédigé au nom du soviet, de l'Union des paysans et des partis socialistes.

Les réunions générales du parlement prolétarien seraient‑elles encore possibles plus tard ? On n'en avait pas la certitude. L'assemblée décida que, dans le cas où il serait impossible de convoquer le soviet, l'exercice de ses fonctions appartiendrait au comité exécutif élargi. Après l'arrestation du soviet, le 3 décembre, ses pouvoirs, conformément à cette décision, passèrent au comité exécutif du second soviet.

Ensuite, l'assemblée entendit lecture des adresses d'ardente sympathie envoyées par les soldats conscients des bataillons finlandais, par le parti socialiste polonais, par l'Union pan‑russe des paysans. Le délégué de cette Union promit qu'à l'heure décisive l'aide fraternelle de la campagne révolutionnaire ne manquerait pas. Soulevant un enthousiasme indescriptible parmi les députés et toute l'assistance, sous un tonnerre d'applaudissements et d'ovations, le représentant de l'Union des paysans et le président du soviet se donnèrent une poignée de main. L'assemblée se dispersa fort tard dans la nuit. Le détachement de police qui, comme toujours, se tenait à l'entrée, par ordre du gradonatchalnik, quitta la place le dernier. Pour donner une idée de la situation, il est intéressant de remarquer que ce même soir un petit fonctionnaire de la police, par ordre du même gradonatchalnik, avait interdit une réunion légale et pacifique d'électeurs bourgeois qui devait être présidée par Milioukov...

La plupart des usines de Pétersbourg donnèrent leur adhésion à la résolution du soviet, qui obtint également l'assentiment des soviets de Moscou et de Samara, assentiment exprimé dans des motions particulières, ainsi que celui des syndicats des cheminots et des postes et télégraphes, et de nombreuses organisations provinciales. Le bureau central de l'Union des syndicats se joignit lui‑même à la décision du soviet et lança un appel, invitant “toutes les forces vives du pays” à se préparer énergiquement à la grève politique imminente et “à la dernière collision armée avec les ennemis de la liberté populaire”. Cependant, parmi la bourgeoisie libérale et radicale, les sympathies ressenties en octobre pour le prolétariat avaient eu le temps de se refroidir. La situation s'aggravait sans cesse et le libéralisme, exaspéré par sa propre inaction, commençait à être hostile au soviet. La foule, qui prend peu de part à la politique considérait ce soviet d'une façon mi‑bienveillante, mi-obséquieuse. Quand on craignait d'être surpris en voyage par une grève des chemins de fer, on venait se renseigner au bureau du soviet. Pendant la grève des postes et télégraphes, on venait soumettre une dépêche à l'examen du bureau et, si celui‑ci reconnaissait l'importance du télégramme, il le faisait partir. C'est ainsi que la veuve du sénateur B. , après avoir vainement couru les chancelleries des ministères, s'adressa finalement, en une grave circonstance de famille, au soviet, lui demandant assistance. Un ordre écrit de ce même soviet dispensait les gens de se soumettre aux lois. Un atelier de graveurs ne consentit à fabriquer un cachet pour le syndicat des postes et télégraphes, dont l'existence n'était pas sanctionnée par la loi, qu’après en avoir reçu l' “autorisation” écrite du soviet. La Banque du Nord escompta un chèque périmé au bénéfice du soviet. L'imprimerie du ministère de la marine demandait au soviet si elle devait faire la grève. Dans le péril, on s'adressait encore et toujours au soviet, on cherchait auprès de lui protection contre des particuliers, contre des fonctionnaires et même contre le gouvernement. Lorsque la loi martiale fut promulguée en Livonie, les Lettons de Pétersbourg invitèrent le soviet à “dire son mot” au sujet de cette nouvelle violence du tsarisme. Le 30 novembre, le soviet eut à s’occuper du syndicat des infirmiers que la Croix‑Rouge avait entraînés à la guerre par de fallacieuses promesses, pour les laisser ensuite privés de tout ; son arrestation mit fin au démarches énergiques qu'il avait entreprises par correspondance à ce sujet auprès de la direction principale de la Croix-Rouge. Dans le local du soviet, il y avait toujours une foule de quémandeurs, de solliciteurs, de plaignants ; c'étaient, le plus souvent, des ouvriers, des domestiques, des commis, des paysans, des soldats, des matelots... Les uns se faisaient une idée absolument fantastique de la puissance du soviet et de ses méthodes. C'est ainsi qu'un invalide aveugle qui avait fait la guerre russo‑turque, tout couvert de croix et de médailles, se plaignait de sa misère et demandait au soviet “de pousser un peu le patron” (c'est à‑dire le tsar)... On recevait des déclarations et des requêtes des localités lointaines. Les habitants d'un canton d'un des Provinces polonaises envoyèrent au soviet, après la grève de novembre, un télégramme de remerciement. Un vieux cosaque, du fond du gouvernement de Poltava, envoya une plainte au soviet contre l'injustice des princes Repnine qui, pendant vingt-huit ans, l'avaient exploité comme comptable et lui avaient ensuite donné congé sans motif : le vieux suppliait le soviet de faire pression sur les princes Repnine ; l'adresse de cette curieuse supplique était ainsi libellée : Pétersbourg, Direction ouvrière ; et cependant, la poste révolutionnaire, sans hésiter, remit le pli à destination. Du gouvernement de Minsk arriva au soviet, pour obtenir un renseignement, un délégué spécialement envoyé par une mutuelle de terrassiers à laquelle un propriétaire prétendait payer 3000 roubles en actions dépréciées. “Que faire ? demandait l'envoyé. Nous aurions bien envie de les prendre, mais nous nous méfions : nous avons entendu dire que votre gouvernement voulait que les ouvriers reçoivent leurs salaires en pièces sonnantes, en or ou en argent. ” Il se trouva que les actions du propriétaire n'avaient presque aucune valeur... Les campagnes ne furent renseignées sur l'existence du soviet que très tard, lorsque déjà son activité touchait à sa fin. Les instances et les vœux des paysans nous arrivaient de plus en plus fréquemment. Des gens de Tchernigov demandaient qu'on les mette en liaison avec l'organisation socialiste locale ; des paysans de la province de Mohilev envoyèrent des représentants chargés de faire connaître les résolutions de plusieurs assemblées communales qui avaient décidé que désormais ils agiraient en complet accord avec les ouvriers des villes et le soviet...

Un vaste champ d'activité s'ouvrait donc devant le soviet autour de lui s'étendaient d'immenses friches politiques qu'il n'y avait qu'à labourer avec la forte charrue révolutionnaire. Mais le temps manquait. La réaction, fiévreusement, forgeait des chaînes et l'on pouvait s'attendre, d'heure en heure, à un premier coup. Le comité exécutif, malgré la masse de travaux qu'il avait à accomplir chaque jour, se hâtait d'exécuter la décision prise par l'assemblée le 27 novembre. Il lança un appel aux soldats [1] et, dans une conférence avec les représentants des partis révolutionnaires, approuva le texte du Manifeste financier proposé par Parvus.

Le 2 décembre, le manifeste fut publié dans huit journaux de Pétersbourg : quatre socialistes et quatre libéraux. Voici le texte de ce document historique:

“Le gouvernement est au bord de la faillite. Il a fait du pays un monceau de ruines, il l'a jonché de cadavres. Epuisés, affamés, les paysans ne sont plus en mesure de payer les impôts. Le gouvernement s'est servi de l’argent du peuple pour ouvrir des crédits aux propriétaires. Maintenant, il ne sait que faire des propriétés qui lui servent de gages. Les fabriques et les usines ne fonctionnent plus. Le travail manque. C'est partout le marasme. Le gouvernement a employé le capital des emprunts étrangers à construire des chemins de fer, une flotte, des forteresses, à constituer des réserves d'armes. Les sources étrangères étant taries, les commandes de l'Etat n'arrivent plus. Le marchand, le gros fournisseur, l'entrepreneur, l'industriel, qui ont pris l'habitude de s'enrichir aux dépens de l'Etat, sont privés de leurs bénéfices et ferment leurs comptoirs et leurs usines. Les faillites se multiplient. Les banques s'écroulent. Il n'y a pratiquement plus d'opérations commerciales.

“La lutte du gouvernement contre la révolution suscite des troubles incessants. Personne n'est sûr du lendemain.

“Le capital étranger repasse la frontière. Le capital “purement russe”, lui aussi, va se mettre à couvert dans les banques étrangères. Les riches vendent leurs biens et émigrent. Les rapaces fuient le pays, en emportant les biens du peuple.

“Depuis longtemps, le gouvernement dépense tous les revenus de l'Etat à entretenir l'armée et la flotte. Il n'y a pas d'écoles. Les routes sont dans un état épouvantable. Et pourtant, on manque d'argent, au point d'être incapable de nourrir les soldats. La guerre a été perdue en partie parce que nous manquions de munitions. Dans tout le pays, l'armée, réduite à la misère et affamée, se révolte.

“L'économie des voies ferrées est ruinée par le gaspillage, un grand nombre de lignes ont été dévastées par le gouvernement. Pour réorganiser rentablement les chemins de fer, il faudra des centaines et des centaines de millions.

“Le gouvernement a dilapidé les caisses d'épargne et a fait usage des fonds déposés pour renflouer des banques privées et des entreprises industrielles qui, souvent, sont véreuses. Avec le capital des petits porteurs, il joue à la Bourse, exposant les fonds à des risques quotidiens.

“La réserve d'or de la Banque d'Etat est insignifiante par rapport aux exigences que créent les emprunts gouvernementaux et aux besoins du mouvement commercial. Cette réserve sera bientôt épuisée si l'on exige dans toutes les opérations que le papier soit échangé contre de la monnaie‑or.

“Profitant de ce que les finances ne sont pas contrôlées, le gouvernement conclut depuis longtemps des emprunts qui dépassent de beaucoup la solvabilité du pays. Et c'est par de nouveaux emprunts qu'il paye les intérêts des précédents.

“Le gouvernement, d'année en année, établit un budget factice des recettes et des dépenses, déclarant les unes comme les autres au‑dessous de leur montant réel, pillant à son gré, accusant une plus‑value au lieu du déficit annuel. Et les fonctionnaires, qui n'ont au‑dessus d'eux aucun contrôle, achèvent d'épuiser le Trésor.

“Seule l'Assemblée constituante peut mettre fin à ce saccage des finances, après avoir renversé l'autocratie. L'Assemblée soumettra à une enquête rigoureuse les finances de l'Etat et établira un budget détaillé, clair, exact et vérifié des recettes et des dépenses publiques.

“La crainte d'un contrôle populaire qui révélerait au monde entier son incapacité financière force le gouvernement à remettre sans cesse la convocation des représentants populaires.

“La faillite financière de l'Etat vient de l'autocratie, de même que sa faillite militaire. Les représentants du peuple auront pour première tâche de payer le plus tôt possible les dettes.

“Cherchant à défendre son régime de malversations, le gouvernement force le peuple à mener contre lui une lutte à mort. Dans cette guerre, des centaines et des milliers de citoyens périssent ou se ruinent ; la production, le commerce et les voies de communication sont détruits de fond en comble.

“Il n'y a qu'une issue : il faut renverser le gouvernement, il faut lui ôter ses dernières forces. Il faut tarir la dernière source d'où il tire son existence : les recettes financières. C'est nécessaire non seulement pour l'émancipation politique et économique du pays, mais, en particulier, pour la mise en ordre de l'économie financière de l'Etat.

“En conséquence, nous décidons que:

“ On refusera d'effectuer tous versements de rachat des terres et tous paiements aux caisses de l'Etat. On exigera, dans toutes les opérations, en paiement des salaires et des traitements, de la monnaie‑or, et lorsqu'il s'agira d'une somme de moins de cinq roubles, on réclamera de la monnaie sonnante.

“On retirera les dépôts faits dans les caisses d'épargne et à la Banque d'Etat en exigeant le remboursement intégral.

“L'autocratie n'a jamais joui de la confiance du peuple et n'y était aucunement fondée.

“Actuellement, le gouvernement se conduit dans son propre Etat comme en pays conquis.

“C'est pourquoi nous décidons de ne pas tolérer le paiement des dettes sur tous les emprunts que le gouvernement du tsar a conclus alors qu'il menait une guerre ouverte contre le peuple.

“Le soviet des députés ouvriers ;
“Le comité principal de l'Union pan‑russe des paysans;
“Le comité central et la commission d'organisation du parti ouvrier social‑démocrate russe ;
“Le comité central du parti socialiste‑révolutionnaire ;
“Le comité central du parti socialiste polonais. ”

Bien entendu, ce manifeste ne pouvait par lui‑même renverser le tsarisme, ni ses finances. Six mois plus tard, la première Douma d'Etat comptait sur un miracle de ce genre lorsqu'elle lança l'appel de Vyborg qui demandait à la population de refuser pacifiquement le paiement des impôts, “à l'anglaise”.

Le Manifeste financier du soviet ne pouvait servir que d'introduction aux soulèvements de décembre. Soutenu par la grève et par les combats qui furent livrés sur les barricades, il trouva un puissant écho dans tout le pays. Tandis que, pour les trois années précédentes, les dépôts faits aux caisses d'épargne en décembre dépassaient les remboursements de 4 millions de roubles, en décembre 1905, les remboursements dépassèrent les dépôts de 90 millions : le manifeste avait tiré des réservoirs de l'Etat, en un mois, 94 millions de roubles ! Il fallut que l'insurrection fût écrasée par les hordes tsaristes pour que l'équilibre se rétablit dans les caisses d'épargne...


Entre le 20 et le 30 novembre, la loi martiale fut proclamée dans le canton de Kiev et dans la ville même, dans les gouver­nements de Livonie, de Tchernigov, de Saratov, de Penza et de Sirabirsk, principaux théâtres des troubles agraires.

Le 24, jour où le règlement “provisoire” sur la presse entrait en vigueur, on élargit à l'extrême les attributions des gouverneurs et des préfets de police.

Le 28 fut créé un poste “provisoire” de général gouverneur des provinces baltiques. Le 29, les satrapes provinciaux furent autorisés, en cas de grève des chemins de fer ou des postes et télégraphes, à proclamer de leur propre chef la “loi d'exception” dans leurs gouvernements.

Le 1er décembre, à Tsarskoïe‑Selo, Nicolas reçut une députation, assemblée à la hâte et fort hétéroclite, de propriétaires épouvantés, de moines et de citadins organisateurs de pogroms. Cette bande exigeait le châtiment impitoyable des fauteurs de révolution et, en même temps, celui des dignitaires de tout rang qui, par leur faiblesse, autorisaient le désordre. La députation ne se contentait pas de faire cette allusion à Witte, elle s'expliquait plus clairement : “Par un décret autocratique appelle d'autres exécuteurs de ta volonté souveraine ! – Je vous reçois, répondit Nicolas à ce ramassis d'esclavagistes et de pillards mercenaires, parce que je suis sûr de voir en vous les véritables enfants de la Russie dont le dévouement nous est acquis depuis toujours, à moi et à la patrie. ” Sur un signal du centre, les administrateurs de province expédient à Pétersbourg une multitude d'adresses de gratitude à Sa Majesté, au nom des paysans et des bourgeois. L'“Union du peuple russe” qui venait alors de recevoir, selon toute probabilité un premier subside important, organise une série de meetings et répand des publications dans l'esprit des pogroms patriotiques.

Le 2 décembre, on confisque et on suspend huit journaux qui ont imprimé le Manifeste financier du soviet. Le même jour, on promulgue un règlement draconien sur les grêves et les syndicats de cheminots, de postiers, de télégraphistes et téléphonistes : la peine encourue est l'emprisonnement, qui peut aller jusqu'à quatre ans. Les journaux révolutionnaires publient, le 2 décembre, un ordre du gouverneur de Voronej qui a été intercepté et qui est fondé sur une circulaire confidentielle de Dournovo : Absolument secret... Enquêter immédiatement sur tous les meneurs des mouvements antigouvernementaux et agraires et les écrouer à la prison du lieu, à l'effet de les traiter conformément aux instructions de M. le ministre de l'intérieur. ” Pour la première fois, le gouvernement menace : les partis extrémistes se sont donné pour but de détruire les bases économiques, sociales et politiques du pays ; les social‑démocrates et les socialistes‑révolutionnaires sont essentiellement des anarchistes : ils déclarent la guerre au gouvernement, diffament leurs adversaires, empêchent la société de jouir des bienfaits du nouveau régime ; ils provoquent des grèves pour faire des ouvriers les instruments de la révolution. “L'effusion du sang ouvrier (par le gouvernement!) n'excite même pas en eux (révolutionnaires!) le moindre remords. ” Si, contre de tels méfaits, les mesures ordinaires sont insuffisantes, “il sera, sans aucun doute, nécessaire de recourir à des mesures absolument exceptionnelles. ”

Les intérêts des classes privilégiées, la panique des capita­listes, la rancune de la bureaucratie, la servilité des vendus, la ténébreuse haine des simples que l'on dupait, tout cela ne formait plus qu'un hideux bloc de boue et de sang, tout cela constituait la réaction. Tsarskoïe‑Selo distribuait de l'or, le ministère de Dournovo tissait la trame du complot, des sicaires à gages affilaient leurs couteaux...

Cependant la révolution gagnait sans cesse du terrain. Au prolétariat industriel qui formait le gros de son armée se joignent chaque jour de nouveaux détachements. Il y avait, dans les villes, des meetings de garçons de cour, de porteurs, de cuisiniers, de gens de maison, de frotteurs, de garçons de café, de baigneurs, de blanchisseuses. Dans les réunions et dans la presse apparaissent des figures extraordinaires : des cosaques “conscients”, des gendarmes du service des gares, des sergents de ville, des commissaires et même des mouchards repentants. Le bouleversement du terrain social fait surgir des couches nouvelles dont personne ne soupçonnait l'existence en temps de paix. De petits fonctionnaires, des surveillants de prison, des fourriers apparaissent les uns après les autres dans les rédactions des journaux révolutionnaires.

La grève de novembre influa considérablement sur le moral de l'armée. Des meetings de militaires eurent lieu partout dans le pays. L'esprit de révolte se manifestait çà et là dans les casernes. Les besoins particuliers à l'armée et aux soldats servaient d'ordinaire d'occasion aux manifestations d'un mécontentement qui grandissait vite et prenait une nuance politique. A dater du 20 novembre environ, des désordres sérieux se produisent à Pétersbourg, parmi les matelots et, parmi les soldats, à Kiev, Ekaterinodar, Elisavetpol, Proskourov, Koursk, Lomjé... A Varsovie, les soldats de la garde exigent l'élargissement des officiers arrêtés. De toutes parts arrivent des informations disant que l'armée de Mandchourie est tout entière entrée en rébellion. Le 28 novembre, à Irkoutsk, a lieu un meeting auquel prennent part toutes les troupes de la garnison, environ quatre mille soldats. Sous la présidence d'un sous‑officier, la réunion décide de se joindre à tous ceux qui réclament l'Assemblée constituante. Dans de nombreuses villes, les soldats, dans leurs meetings, fraternisent avec les ouvriers.

Les 2 et 3 décembre, des désordres se produisent dans la garnison de Moscou. Ce sont des cortèges dans les rues aux sons de la Marseillaise, ce sont des officiers expulsés de certains régiments... Et enfin, derrière le bouillonnement révolutionnaire de la ville, on aperçoit le brasier des révoltes paysannes dans les provinces. A la fin d'octobre et au début de décembre, les troubles agraires gagnent un grand nombre de cantons : dans le Centre, autour de Moscou, sur la Volga, sur le Don, dans le royaume de Pologne, ce sont continuellement des grèves de paysans, c'est la mise à sac des magasins du monopole où l'on vend l'eau‑de‑vie, ce sont des domaines incendiés, c'est la saisie des terres et des biens meubles. Tout le gouvernement de Kovno sert de théâtre à la révolte des paysans lituaniens. De Livonie, les nouvelles reçues sont de plus en plus alarmantes. Les propriétaires s'enfuient, les administrateurs de la province abandonnent leurs postes...

Il suffit de se représenter nettement le tableau que présentait alors la Russie pour comprendre à quel point le conflit de décembre était inéluctable. “Il aurait fallu éviter la lutte”, déclaraient plus tard certains sages comme Plekhanov. Comme s'il s'agissait d'une partie d'échecs et non d'un mouvement dont les forces élémentaires se comptaient par millions!…


“ Le soviet des députés ouvriers, écrivait le Novoïé Vrémia, ne se décourage pas, il continue à agir énergiquement et il imprime ses ordres dans un langage vraiment laconique, en termes brefs, clairs et intelligibles, ce que l'on ne saurait dire du gouvernement du comte Witte qui préfère des tournures interminables et ennuyeuses de vieille fille mélancolique. ” Le 3 décembre, le gouvernement de Witte, à son tour, se mit à parler “en termes brefs, clairs et intelligibles” : il fit cerner le bâtiment de la Société économique libre par des troupes de toutes les armes ; il fit arrêter le soviet.

A quatre heures de l'après‑midi, le comité exécutif s'était assemblé. L'ordre du jour était indiqué d'avance : confiscation des journaux, règlement draconien sur les grèves qui venait d'être publié et télégramme où se révélait le complot de Dournovo. Le représentant du comité central du parti social-démocrate (bolcheviks) propose, au nom du parti, les mesures suivantes : on acceptera le défi de l'absolutisme, on s'entendra immédiatement avec toutes les organisations révolutionnaires du pays, on fixera le jour de la déclaration d'une grève politique générale, on appellera à l'action toutes les forces, toutes les réserves, et, en s'appuyant sur les mouvements agraires et les révoltes militaires, on ira à la recherche du dénouement...

Le délégué du syndicat des cheminots affirme que sans aucun doute le congrès des chemins de fer convoqué pour le 6 décembre se prononcera pour la grève.

Le représentant du syndicat des postes et télégraphes se déclare en faveur de la motion proposée par le parti et espère qu'une action commune animera d'une vie nouvelle la grève des postes et télégraphes qui menace de s'éteindre... Les débats sont interrompus par un avis que l'on transmet au comité : le soviet doit être arrêté ce jour même. Une demi‑heure plus tard, cette information est confirmée. A ce moment, la grande salle, éclairée de deux côtés par de larges baies, s'est déjà remplie de délégués, de représentants des partis, de correspondants et d'invités. Le comité exécutif, qui tient séance au premier étage, décide de faire sortir quelques‑uns de ses membres pour conserver au soviet une ligne de succession dans le cas où il serait arrêté.

Mais cette décision vient trop tard. L'édifice est investi par des soldats du régiment de la garde Ismaïlovsky, par des cosaques à cheval, par des sergents de ville, par des gendarmes... On entend des piétinements lourds, des cliquetis d'éperons, de sabres ; ces bruits remplissent le bâtiment. Les violentes protestations de certains délégués retentissent en bas. Le président ouvre la fenêtre du premier étage, se penche et crie : “Camarades, ne faites pas de résistance ! Nous déclarons d'avance que, si quelqu'un tire, ce ne peut être qu'un policier ou un provocateur... ” Quelques instants après, des soldats montent au premier étage et se postent à l'entrée du local où siège le comité exécutif.

Le président (s'adressant à l'officier). – Je vous prie de fermer les portes et de ne pas gêner nos travaux.

Les soldats restent dans le corridor, mais ne ferment pas les portes.

Le président. – La séance continue. Qui demande la parole?

Le représentant du syndicat des comptables. – Par cet acte de brutale violence, le gouvernement a confirmé les motifs que nous avions de déclarer la grève générale. Il l'a décidée d'avance... Le résultat de la nouvelle et décisive action du prolétariat dépendra des troupes. Qu'elles prennent donc la défense de la patrie ! (Un officier se hâte de fermer la porte. L'orateur élève la voix. ) Même à travers les portes fermées, les soldats entendront l'appel fraternel des ouvriers, la voix du pays épuisé dans les tourments ! ...

La porte s'ouvre de nouveau, un capitaine de gendarmes se glisse dans la pièce, pâle comme la mort (il craignait de recevoir une balle) ; à sa suite, s'avancent une vingtaine d'agents qui se placent derrière les chaises des délégués.

Le président. – Je lève la séance du comité exécutif.

En bas, retentissent des, bruits de métal, des tintements ; on dirait que des forgerons battent l'enclume : ce sont les délégués qui démontent et brisent leurs revolvers plutôt que de les livrer à la police.

La perquisition commence. Personne ne consent à se nommer. On fouille les délégués, on prend leur signalement, on les numérote, et ils sont confiés à une escorte de soldats de la garde à moitié ivres.

Le soviet des députés ouvriers de Pétersbourg est entre les mains des conspirateurs de Tsarskoïe‑Selo.


Note

[1] Cf. chapitre «La grève de Novembre».


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