1909

1905 fut écrit en 1905-1909 à Vienne et parut pour la première fois à Dresde. Il fut republié en 1922 en Russe, à partir de la traduction allemande et du manuscrit original.


1905

Léon Trotsky

NOS DIFFERENDS

1905, LA RÉACTION ET LES PERSPECTIVES DE LA RÉVOLUTION [1]


“ Tu as parfaitement raison de dire qu'il est impossible de surmonter l'apathie contemporaine par la voie des théories”, écrivait Lassalle à Marx, en 1854, c'est‑à‑dire à une époque où la réaction se déchaînait un peu partout dans le monde. “Je généraliserai même cette pensée en disant que jamais encore on n'a pu vaincre l'apathie par des moyens purement théoriques ; c'est‑à‑dire que les efforts de la théorie pour vaincre cette apathie ont engendré des disciples et des sectes ou bien des mouvements pratiques qui sont restés infructueux, mais qu'ils n'ont jamais suscité un mouvement mondial réel, ni un mouvement général des esprits. Les masses n'entrent dans le torrent du mouvement, en pratique comme en esprit, que par la force bouillonnante des événements. ”

L'opportunisme ne comprend pas cela. On prendra peut‑être pour un paradoxe l'affirmation qui consisterait à dire que ce qui caractérise l'opportunisme, c'est qu'il ne sait pas attendre. Et c'est pourtant cela. Dans les périodes où les forces sociales alliées et adversaires, par leur antagonisme comme par leurs interactions, amènent en politique un calme plat ; quand le travail moléculaire du développement économique, renforçant encore les contradictions, au lieu de rompre l'équilibre politique, semble plutôt l'affermir provisoirement et lui assurer une sorte de pérennité, l'opportunisme, dévoré d'impatience, cherche autour de lui de “nouvelles” voies, de “nouveaux” moyens d'action. Il s'épuise en plaintes sur l'insuffisance et l'incertitude de ses propres forces et il recherche des “alliés”. Il se jette avidement sur le fumier du libéralisme. Il le conjure. Il l'appelle. Il invente à l'usage du libéralisme des formules spéciales d'action. Mais le fumier n'exhale que son odeur de décomposition politique. L'opportunisme picore alors dans le tas de fumier quelques petites perles de démocratie. Il a besoin d'alliés. Il court à droite et à gauche et tâche de les retenir par la pan de leur habit à tous les carrefours. Il s'adresse à ses “fidèles” et les exhorte à montrer la plus grande prévenance à l'égard de tout allié possible. “Du tact, encore du tact et toujours du tact ! ” Il souffre d'une certaine maladie qui est la manie de la prudence à l'égard du libéralisme, la rage du tact et, dans sa fureur, il donne des soufflets et porte des blessures aux gens de son propre parti.

L'opportunisme veut tenir compte d'une situation, de conditions sociales qui ne sont pas encore arrivées à maturité. Il veut un “succès” immédiat. Lorsque ses alliés de l'opposition ne peuvent le servir, il court au gouvernement : il persuade, il supplie, il menace... Enfin, il trouve lui‑même une place dans le gouvernement (ministérialisme), mais seulement pour démontrer que, si la théorie ne peut devancer l'histoire, la manière administrative ne réussit pas mieux.

L'opportunisme ne sait pas attendre. Et c'est pourquoi les grands événements lui paraissent toujours inattendus. Les grands événements le surprennent, lui font perdre pied, l'emportent comme un copeau dans leur tourbillon et il va donner de la tête tantôt sur un rivage, tantôt sur un autre... Il essaie de résister, mais en vain. Alors, il se soumet, il fait semblant d'être satisfait, il remue les bras pour avoir l'air de nager et il crie plus fort que tout le monde... Et quand l'ouragan est passé. il remonte en grimpant sur le rivage, il s'ébroue d'un air dégoûté, il se plaint d'avoir mal à la tête, d'être courbaturé, et, dans le malaise de l'ivresse qui le tourmente encore, il n'épargne pas les mots cruels à l'adresse des “songe-creux” de la révolution...


La social‑démocratie est née de la révolution et marche à la révolution. Toute sa tactique, durant les époques dites d'évolution pacifique, se borne à accumuler des forces dont la valeur et l'importance n'apparaîtront qu'au moment de la bataille révolutionnaire. Ce que l'on appelle des époques “normales”, “le temps de paix”, ce sont les périodes pendant lesquelles les classes dirigeantes imposent au prolétariat leur conception du droit et leurs procédés de résistance politique (tribunaux, réunions politiques sous la surveillance de la police, parlementarisme ... ). Les époques révolutionnaires sont celles où le prolétariat, dans sa révolte politique, découvre les procédés qui conviennent le mieux à sa nature révolutionnaire (libres réunions, presse libre, grève générale, insurrection... ) “Mais, dans la folie révolutionnaire (!), lorsque le but de la révolution semble si proche, la tactique mencheviste, si raisonnable. a bien de la peine à s'imposer... ” (Tcherevanine, page 209). La tactique de la social‑démocratie serait donc gênée par la “folie révolutionnaire”. Folie révolutionnaire, quelle terminologie ! Or, la vérité, c'est simplement que “la tactique mencheviste si raisonnable” demandait “une alliance temporaire d'action” avec le parti cadet, et que la “folie révolutionnaire” l'a empêchée de prendre cette mesure salutaire...

Quand on relit la correspondance de nos merveilleux classiques qui, du haut de leurs observatoires – le plus jeune à Berlin, les deux plus forts au centre même du capitalisme mondial, à Londres – observaient avec une attention soutenue l'horizon politique, notant tout incident, tout phénomène qui pouvait annoncer l'approche de la révolution ; quand on relit ces lettres dans lesquelles monte le bouillonnement de la lave révolutionnaire, quand on respire cette atmosphère d'attente impatiente et pourtant jamais lasse, on se prend à haïr cette cruelle dialectique de l'histoire qui, pour atteindre des buts momentanés, rattache au marxisme des raisonneurs dépourvus de tout talent dans leurs théories comme dans leur psychologie, qui opposent leur “raison” à la “folie révolutionnaire”!

“L'instinct des masses dans les révolutions, écrivait Lassalle à Marx en 1859, est ordinairement beaucoup plus sûr que la raison des intellectuels... C'est précisément le manque d'instruction qui protège les masses contre les dangers d'une conduite trop raisonnable... ” “La révolution, continue Lassalle, ne peut s'accomplir définitivement qu'avec l'aide des masses et grâce à leur abnégation passionnée. Mais ces multitudes, précisément parce qu'elles sont “obscures”, parce qu'elles manquent d'instruction, n'entendent rien au possibilisme, et, comme un esprit peu développé n'admet que les extrêmes en toute chose, ne connaît que le oui et le non et ignore le juste milieu, les masses ne s'intéressent qu'aux extrêmes, qu'à ce qui est entier, intégral, immédiat. En fin de compte, cela crée une situation telle que les gens qui escomptent d'une façon trop raisonnable la révolution, au lieu de n'avoir devant eux que leurs ennemis déçus et d'avoir près d'eux leurs amis, ne gardent que des ennemis devant eux et ne trouvent plus d'adeptes de leurs principes. Ainsi, ce qui avait l'air d'une raison supérieure se trouve, en fait, n'être que le comble de la déraison. ”

Lassalle a parfaitement raison d'opposer l'instinct révolutionnaire des masses ignorantes à la tactique “raisonnable” des théoriciens de la révolution. Mais l'instinct brut n'est pas pour lui, bien entendu, le dernier critère. Il y a un critère supérieur : c'est “une connaissance achevée des lois de l'histoire et du mouvement des peuples”. “ Il n'y a qu'une sagesse réaliste, conclut‑il, qui puisse tout naturellement surpasser la raison réaliste et s'élever au‑dessus d'elle”

La sagesse réaliste qui, chez Lassalle, est encore voilée d'un certain idéalisme, se manifeste ouvertement chez Marx comme une dialectique matérialiste. Toute la force de cette doctrine est en ceci qu’elle n'oppose pas sa “tactique raisonnable” au mouvement réel, mais qu'elle précise, épure et généralise ce mouvement. Et, précisément par ce fait que la révolution arrache les voiles mystiques qui empêchaient de voir les traits essentiels du groupement social et pousse les classes contre les classes dans la grande arène de l'Etat, le politicien marxiste se sent dans la révolution comme dans son élément. Quelle est donc cette “raisonnable tactique mencheviste” qui ne peut être réalisée ou, pis encore, qui reconnaît elle‑même la cause de son insuccès dans la “folie révolutionnaire” et attend consciemment que cette folie soit passée, c'est‑à‑dire que soit épuisée ou écrasée par la force l'énergie révolutionnaire des masses ?

Plékhanov a eu le premier le triste courage de considérer les événements de la révolution comme une série de fautes. Il nous donné un exemple frappant, lumineux : pendant vingt ans, il a infatigablement défendu la dialectique matérialiste contre tous les doctrinaires, les raisonneurs, les rationalistes, les utopistes. Mais, ensuite, devant les réalités de la révolution politique, il s'est révélé comme un doctrinaire et un utopiste de la plus belle eau. Dans tous ses écrits de la période révolutionnaire, on chercherait en ce qui importe le plus : la dynamique immanente des forces sociales, la logique interne de l'évolution révolutionnaire des masses ; au lieu de cela, Plekhanov nous offre de multiples variations sur un syllogisme sans valeur dont les termes se disposent ainsi; d’abord : Notre révolution a un caractère bourgeois ; ensuite et enfin : Il faut se conduire à l'égard des cadets avec beaucoup de tact. On ne trouve ici ni analyse théorique, ni politique révolutionnaire ; on ne voit que les importunes annotations d'un raisonneur dans les marges du grand livre des événements. Le plus beau résultat de ce genre de critique, c'est un enseignement pédagogique qui se résume en ceci : si les social‑démocrates russes avaient été de véritables marxistes et non des métaphysiciens, notre tactique à la fin de 1905 aurait été toute différente. Chose étonnante : Plekhanov ne songe nullement à se demander comment il se fait qu'ayant lui‑même enseigné pendant un quart de siècle le plus pur marxisme, il n'ait concouru qu'à créer un parti de “métaphysiciens” révolutionnaires, et, ce qui est plus grave, comment ces “métaphysiciens” ont réussi à entraîner dans le mauvais chemin les masses ouvrières et a laisser les “véritables marxistes” à l’écart, dans une situation de doctrinaires sans autorité. De deux choses l'une : ou bien Plekhanov ignore par quels moyens secrets la doctrine marxiste s'est transformée en action révolutionnaire ; ou bien les “métaphysiciens” jouissent d'avantages indiscutables dans la révolution, avantages qui manquent aux “véritables” marxistes. Dans ce cas, les choses n'iraient pas mieux si tous les social‑démocrates russes mettaient en œuvre la tactique de Plekhanov : ils seraient nécessairement effacés par des “métaphysiciens” d'origine non marxiste. Plekhanov passe prudemment à côté de ce fatal dilemme.

Mais Tcherevanine, l'honnête Sancho Pança de la doctrine de Plekhanov, prend tout bonnement le taureau par les cornes, ou bien, pour suivre de plus près le style de Cervantes, il prend l’âne par les oreilles et déclare courageusement ceci : Dans une période révolutionnaire, la véritable tactique marxiste n'est d'aucune utilité !

Tcherevanine a été forcé d'en venir à cette conclusion parce qu'il s'était assigné une tâche que son maître évitait soigneusement : il a voulu donner un tableau d'ensemble de la révolution et du rôle que le prolétariat y a joué. Tandis que Plekhanov limitait raisonnablement, prudemment, à critiquer en détail certaines démarches et certaines déclarations, ignorant délibérément le développement interne des événements, Tcherevanine s'est demandé quel aurait été l'aspect de l'histoire si elle s'était développée conformément à “la véritable tactique mencheviste”. Il a répondu à cette question par sa brochure, Le Prolétariat dans la révolution (Moscou, 1907), qui est un document manifestant le rare courage dont on est capable quand on a l'esprit borné. Mais quand il a eu corrigé, dans son exposé, toutes les erreurs de la révolution et fixé dans l'ordre “mencheviste” tous les événements, de manière à conduire, théoriquement bien entendu, la révolution jusqu'à la victoire, il s'est dit : Mais, enfin, pourquoi l'histoire est‑elle sortie de la bonne voie ? A cette autre question, il a répondu par un autre petit livre : La Situation actuelle et l'avenir possible ; et, de nouveau, cet ouvrage manifeste que le courage infatigable des esprits bornés peut amener la découverte de certaines vérités:

“La défaite subie par la révolution a été si grave, déclare Tcherevanine, qu'il serait absolument impossible d'en chercher les causes dans telles ou telles fautes du prolétariat. Il ne s'agit pas ici d'erreurs, évidemment, il faut trouver des raisons plus profondes” (page 174). Le retour de la bourgeoisie à son ancienne alliance avec le tsarisme et la noblesse a eu une influence fatale sur les destinées de la révolution. Le prolétariat a contribué pour “une part très importante, avec une force décisive”, à unifier ces différentes valeurs, à en faire un tout contre‑révolutionnaire. Et, quand on regarde en arrière, on peut affirmer maintenant que “ ce rôle du prolétariat était inévitable ” (page 175 ; les mots soulignés l'ont été par moi). Dans sa première brochure, Tcherevanine, à la suite de Plekhanov, attribuait tous les revers de révolution au blanquisme de la social‑démocratie. Maintenant, son esprit borné, mais honnête, s'insurge contre cette opinion et il déclare : “Imaginons que le prolétariat se soit trouvé tout le temps sous la direction des véritables mencheviks et qu'il se soit conduit à la façon mencheviste [2] la tactique du prolétariat s'en serait améliorée, mais ses tendances générales n'auraient pu se modifier et l'auraient fatalement conduit à la défaite” (page 176). En d'autres termes, le prolétariat, en tant que classe, n'aurait pas été capable de se limiter selon la doctrine mencheviste. En développant sa lutte de classe, il poussait nécessairement la bourgeoisie vers le camp de la réaction. Les fautes de tactique ne pouvaient qu' “aggraver le triste (!) rôle du prolétariat dans la révolution, mais elles ne déterminaient pas la marche des choses”. Ainsi, “le triste rôle du prolétariat” procédait essentiellement de ses intérêts de classe. C'est une conclusion vraiment déshonorante, marquant une complète capitulation devant toutes les accusations portées par le crétinisme libéral contre le parti qui représente le prolétariat. Et pourtant, dans cette honteuse conclusion du politicien, il y a une parcelle de vérité historique : la collaboration du prolétariat avec la bourgeoisie a été impossible, non par suite des imperfections de la pensée social‑démocratie, mais en raison de la division profonde qui existait dans la “nation” bourgeoise. Le prolétariat de Russie, en vertu de son caractère social nettement défini, au degré de conscience auquel il était arrivé, ne pouvait manifester son énergie révolutionnaire qu'au nom de ses intérêts particuliers. Mais l'importance radicale des intérêts qu'il mettait en avant, et même de son programme immédiat, exigeait nécessairement que la bourgeoisie obliquât vers la droite.

Tcherevanine a compris cela. C'est là, dit‑il, la cause de la défaite. Bien. Mais qu'en conclure ? Que restait‑il à faire à la social‑démocratie ? Devait‑elle essayer, par des formules algébriques à la Plekhanov, de tromper la bourgeoisie ? Ou bien devait‑elle se croiser les bras et abandonner le prolétariat au désastre inévitable ? Ou bien, au contraire, reconnaissant qu'il était inutile de compter sur une collaboration durable avec la bourgeoisie, devait‑elle agir de manière à révéler toute la force de classe du prolétariat, de façon à éveiller l'intérêt social parmi les masses paysannes ? Devait‑elle en appeler à l'armée prolétarienne et paysanne, et chercher, dans cette voie, la victoire ? La victoire était‑elle possible, d'abord ? Nul n'aurait pu le prévoir. En second lieu, quelles que fussent les probabilités de victoire, la voie que nous indiquons était la seule où pouvait s'engager le parti de la révolution à moins de préférer un suicide immédiat au danger d'une défaite.

Ainsi, la logique interne de la révolution, que Tcherevanine ne commence à soupçonner qu'aujourd'hui, quand “il regarde en arrière”, était, avant même le début des événements décisifs de la révolution, claire pour ceux qui l'accusent de “folie”.

Nous écrivions en juillet 1905 : “Attendre aujourd'hui quelque initiative, quelque action résolue de la bourgeoisie est moins raisonnable encore qu'en 1848. D'une part, les obstacles à surmonter sont beaucoup plus grands ; d'autre part, la ségrégation sociale et politique dans le sein de la nation est allée infiniment plus loin. Le complot du silence de la bourgeoisie nationale et mondiale suscite de terribles difficultés au mouvement d'émancipation ; on s'efforce de limiter ce mouvement à une entente entre les classes possédantes et les représentants de l'ancien régime, et cela dans le but d'écraser les masses populaires. Dans ces conditions, la tactique démocratique ne peut se ramener qu'à une lutte ouverte contre la bourgeoisie libérale. Il est nécessaire que l'on s'en rende bien compte. La véritable voie n'est pas dans une “union” fictive de la nation contre son ennemi (contre le tsarisme), elle est dans un développement en profondeur de la lutte des classes au sein même de la nation... Indiscutablement, la lutte de classe menée par le prolétariat pourra pousser la bourgeoisie en avant ; seule, d'ailleurs, la lutte de classe est capable d'agir ainsi. D'autre part, il est incontestable que le prolétariat, quand il aura ainsi remédié à l'inertie de la bourgeoisie, se heurtera quand même à celle‑ci à un certain moment du développement de la lutte, comme à un obstacle immédiat. La classe qui sera capable de surmonter cet obstacle devra l'attaquer et assumer par conséquent l'hégémonie, si du moins il est dans les destinées du pays de connaître une renaissance démocratique. Dans ces conditions, nous voyons venir la domination du “Quatrième Etat”. Bien entendu, le prolétariat remplit sa mission quand il cherche un appui, comme jadis la bourgeoisie, dans la classe paysanne et la petite bourgeoisie. Il dirige la campagne, il entraîne les villages dans le mouvement, il les intéresse au succès de ses plans. Mais c'est lui, nécessairement, qui est et reste le chef. Ce n'est pas “la dictature des paysans et du prolétariat”, c'est “la dictature du prolétariat appuyé sur les paysans”. L'œuvre qu'il accomplit ne se limite pas, certainement, aux frontières du pays. Par la logique même de sa situation, il devra immédiatement entrer dans l'arène internationale. [3]


L'opinion des mencheviks sur la révolution russe, en somme, n'a jamais été bien claire. Comme les bolcheviks, ils ont parlé de “mener la révolution jusqu'au bout” ; mais, de part et d'autre, on comprenait cette formule d'une façon très limitée : il ne s'agissait que de réaliser “notre programme minimum”, après quoi devait s'ouvrir l'époque d'une exploitation capitaliste “normale”, dans les conditions générales du régime démocratique. Pour “mener la révolution jusqu'au bout”, il fallait pourtant songer à renverser le tsarisme et à faire passer le pouvoir aux mains d'une force sociale révolutionnaire. Laquelle ? Les mencheviks répondaient : la démocratie bourgeoise. Les bolcheviks répondaient : le prolétariat et les paysans.

Mais, qu'est‑ce que la “démocratie bourgeoise” des mencheviks ? Ce terme ne désigne pas un groupe social déterminé, dont l'existence soit réelle et sensible ; c'est une catégorie en dehors de l'histoire, inventée au moyen de la déduction et des analogies, par des journalistes. Parce que la révolution doit être menée “jusqu'au bout”, parce que c'est une révolution bourgeoise, parce que les jacobins, révolutionnaires démocrates, en France, ont mené la révolution jusqu’au bout la révolution russe ne peut transmettre le pouvoir qu'à la démocratie révolutionnaire bourgeoise.

Après avoir établi, d'une façon immuable, la formule algébrique de la révolution, les mencheviks s'efforcent ensuite de lui adjoindre des valeurs arithmétiques qui n'existent pas dans la nature. A chaque instant, ils sont arrêtés par ce fait que la social‑démocratie s'accroît et s'affermit aux dépens de la démocratie bourgeoise. Il n'y a pourtant en cela rien d'étonnant ; ce n'est pas par hasard que les choses se présentent ainsi, c'est une conséquence de la structure sociale. Mais, plus le phénomène est naturel, plus il s'oppose nettement aux conceptions artificielles du menchevisme. Ce qui empêche le triomphe de la révolution bourgeoise démocratique, c’est principalement que le parti du prolétariat grandit en force et en importance. De là cette philosophie mencheviste qui voudrait que la social-­démocratie remplisse un rôle trop pénible, trop difficile pour la chétive démocratie bourgeoise, c'est‑à-dire que la social‑démocratie, au lieu d'agir comme le parti indépendant du prolétariat, ne soit qu'une agence révolutionnaire destinée à assurer le pouvoir à la bourgeoisie. Il est évident que, si la social‑démocratie entrait dans cette voie, elle se condamnerait à une impuissance égale à celle de l'aile gauche de notre libéralisme. La nullité de ce dernier et la force grandissante de la social-démocratie révolutionnaire sont deux phénomènes connexes qui se complètent. Les mencheviks ne comprennent pas que, dans la société, ce qui affaiblit la démocratie bourgeoise est en même temps une source de force et d'influence pour la social‑démocratie. Dans l'impuissance de la première, ils croient apercevoir l'impuissance de la révolution même. Faut‑il dire à quel point cette pensée est insignifiante quand on considère les choses du point de vue de la social-­démocratie internationale, en tant que parti d'une transformation socialiste mondiale ? Il suffit de constater quelles sont les conditions réelles de notre révolution. On n'arrivera pas à ressusciter le Tiers‑Etat par des lamentations. Une seule conclusion s'impose : seule la lutte de classe du prolétariat, qui soumet à sa direction révolutionnaire les masses paysannes, peut “mener la révolution jusqu'au bout”.


Voilà qui est parfaitement vrai, disent les bolcheviks. Pour que notre révolution soit victorieuse, il est nécessaire que la lutte soit menée conjointement par le prolétariat et les paysans. Or, “la coalition du prolétariat et des paysans, coalition qui remportera la victoire dans la révolution bourgeoise, n'est autre chose que la dictature révolutionnaire démocratique du prolétariat et des paysans”. Ainsi parle Lénine dans le numéro 2 de la Przeglad. L'œuvre de cette dictature consistera à démocratiser les rapports économiques et politiques dans les limites de la propriété exercée par des particuliers sur les moyens de production. Lénine établit une distinction de principe entre la dictature socialiste du prolétariat et la dictature démocratique (c'est‑à‑dire bourgeoise démocratique) du prolétariat et des paysans. Cette opération de logicien purement formelle écarte, lui semble‑t‑il, les difficultés avec lesquelles on devrait compter si l'on envisageait d'une part le peu d'importance des forces productrices et, d'autre part, la domination de la classe ouvrière. Si nous pensions, dit‑il, que nous pouvons accomplir une transformation de régime dans le sens socialiste, nous irions au‑devant d'un krach politique. Mais du moment que le prolétariat, ayant pris le pouvoir avec les paysans, comprend nettement que sa dictature n'a qu'un caractère “démocratique”, tout est sauvé. Lénine répète infatigablement cette pensée depuis 1904. Mais elle n'en est pas plus juste.

Puisque les conditions sociales en Russie ne permettent pas encore une révolution socialiste, le pouvoir politique serait pour le prolétariat le plus grand des malheurs. Ainsi parlent les mencheviks. Ce serait juste, réplique Lénine, si le prolétariat ne comprenait pas qu'il s'agit seulement d'une révolution “démocratique”. En d'autres termes, constatant la contradiction qui existe entre les intérêts de classe du prolétariat et les conditions objectives, Lénine ne voit d'issue que dans une limitation volontaire du rôle politique assumé par le prolétariat ; et cette limitation se justifie par l'idée théorique que la révolution, dans laquelle la classe ouvrière joue un rôle dirigeant, est une révolution bourgeoise. Lénine impose cette difficulté objective à la conscience du prolétariat et résout la question par un ascétisme de classe qui prend son origine non dans une foi mystique mais dans un schéma “scientifique”. Il suffit de se représenter clairement cette construction théorique pour comprendre de quel idéalisme elle procède et combien elle est peu solide.

J'ai montré ailleurs, avec détails à l'appui, que, dès le lendemain de l'établissement de la “dictature démocratique”, toutes ces rêveries d'ascétisme quasi marxiste seront réduites à néant. Quelle que soit la théorie admise au moment où le prolétariat prendra le pouvoir, il ne pourra éviter, dès le premier jour, le problème qui s'imposera aussitôt : celui du chômage. Il ne lui servira guère alors de comprendre la différence que l'on établit entre la dictature socialiste et la dictature démocratique. Le pro­létariat au pouvoir devra immédiatement assurer du travail aux chômeurs, aux frais de l'Etat, par tels ou tels moyens (organisa­tion de travaux publics. , etc. ). Ces mesures appelleront nécessaire­ment une grande lutte économique et une longue suite de grèves grandioses : nous avons vu tout cela, dans une faible mesure, à la fin de 1905. Et les capitalistes répondront alors comme ils ont déjà répondu quand on exigeait la journée de huit heures : par le lock‑out. Ils mettront de gros cadenas à leurs portes et ils se diront : Notre propriété n'est pas menacée puisqu'il est décidé que le prolétariat, actuellement, s'occupe d'une dictature démocratique et non socialiste. Que pourra faire le gouvernement ouvrier quand il verra qu'on ferme les usines et les fabriques ? Il devra les rouvrir et reprendre la production pour le compte de l'Etat. Mais alors, c'est le chemin du socialisme ? Bien sûr ! Quelle autre voie pouvez‑vous proposer?

On peut nous répliquer : Vous nous dessinez là le tableau d'une dictature illimitée des ouvriers. Mais ne parlions‑nous pas d'une dictature de coalition du prolétariat et des paysans ? Bien. Envisageons cette objection. Nous venons de voir que le prolétariat, malgré les meilleures intentions des théoriciens, avait en pratique effacé la limite qui devait être celle de la dictature démocratique. On propose maintenant de compléter cette restriction politique par une véritable “garantie” antisocialiste, en imposant au prolétariat un collaborateur : le moujik. Si l'on veut dire par là que le parti paysan qui se trouvera au pouvoir à côté de la social-démocratie ne permettra pas d'employer les chômeurs et les grévistes pour le compte de l'Etat et d'ouvrir, pour la production nationale, les usines et les fabriques que les capitalistes auront fermées, cela signifie que, dès le premier jour, c'est‑à‑dire longtemps avant que la tâche de la “coalition” n'ait été accomplie, nous aurons un conflit du prolétariat avec le gouvernement révolutionnaire. Ce conflit peut se terminer soit par une répression anti‑ouvrière venant du parti paysan, soit par l'élimination de ce parti du gouvernement. L'une ou l'autre solution ressemble fort peu à une dictature “de coalition démocratique”. Tout le malheur vient de ce que les bolcheviks ne conçoivent la lutte de classe du prolétariat que jusqu'au moment de la victoire de la révolution ; après quoi, la lutte est suspendue provisoirement et l'on voit apparaître une collaboration “démocratique”. C'est seulement après l'établissement définitif du régime démocratique que la lutte de classe du prolétariat reprend pour amener cette fois le triomphe du socialisme. Si les mencheviks, en partant de cette conception abstraite : “Notre révolution est bourgeoise”, en viennent à l'idée d'adapter toute la tactique du prolétariat à la conduite de la bourgeoisie libérale jusqu'à la conquête du pouvoir par celle‑ci, les bolcheviks, partant d'une conception non moins abstraite, “Dictature démocratique mais non socialiste”, en viennent à l'idée d'une auto‑limitation du prolétariat détenant le pouvoir à un régime de démocratie bourgeoise. Il est vrai qu'entre mencheviks et bolcheviks il y a une différence essentielle : tandis que les aspects antirévolutionnaires du menchevisme se manifestent dès à présent dans toute leur étendue, ce qu'il y a d'antirévolutionnaire dans le bolchevisme ne nous menace – mais la menace n'en est pas moins sérieuse – que dans le cas d'une victoire révolutionnaire [4].


La victoire de la révolution ne pourra donner le pouvoir qu'au parti qui s'appuiera sur le peuple armé des villes, c'est‑à‑dire sur une milice prolétarienne. Quand elle se trouvera au pouvoir, la social‑démocratie devra compter avec une très grande difficulté qu'il sera impossible d'écarter en prenant pour doctrine cette formule naïve : “Une dictature exclusivement démocratique”. Une “autolimitation” du gouvernement ouvrier n'aurait d'autre effet que de trahir les intérêts des sans‑travail, des grévistes et enfin de tout le prolétariat, pour réaliser la république. Le pouvoir révolutionnaire devra résoudre des problèmes socialistes absolument objectifs et, dans cette tâche, à un certain moment, il se heurtera à une grande difficulté : l'état arriéré des conditions économiques du pays. Dans les limites d'une révolution nationale, cette situation n'aurait pas d'issue. La tâche du gouvernement ouvrier sera donc, dès le début, d'unir ses forces avec celles du prolétariat socialiste de l'Europe occidentale. Ce n'est que dans cette voie que sa domination révolutionnaire temporaire deviendra le prologue d'une dictature socialiste. La révolution permanente sera donc de règle pour le prolétariat de Russie, dans l'intérêt et pour la sauvegarde de cette classe. Si le parti ouvrier manquait d'initiative pour prendre une offensive révolutionnaire, s'il croyait devoir se borner à une dictature simplement nationale et simplement démocratique, les forces unies de la réaction européenne ne tarderaient pas à lui faire comprendre que la classe ouvrière, détenant le pouvoir, doit en mettre tout le poids dans la balance, sur le plateau de la révolution socialiste.


Notes

[1] Cet article fut imprimé dans la revue polonaise Przeglad socialdemokralyczny, au plus fort de la période de la réaction en Russie : le mouvement ouvrier était presque mort ; les mencheviks avaient renié la révolution et ses méthodes. On trouvera également ici la critique du point de vue officiel alors adopté par le bolchevisme sur le caractère de la révolution et la tâche du prolétariat dans cette révolution.
La critique du menchevisme garde jusqu'à ce jour sa valeur : le menchevisme russe paie en ce moment les fautes fatales qu'il a commises entre 1903 et 1905, lorsqu'il se constituait pratiquement ; le menchevisme mondial renouvelle aujourd’hui les fautes les plus graves du menchevisme russe.
La critique du point de vue bolcheviste d'alors (la dictature démocratique du prolétariat et de la classe paysanne) n'a plus qu'un intérêt historique. Les dissensions d'autrefois n'existent plus depuis longtemps.
Le manuscrit russe de cet article présente de grandes lacunes, et je le regrette. Je n'ai pas réussi à retrouver le numéro de la revue polonaise. On a donc reproduit le texte tel quel. Un passage de dix lignes a été restitué non mot à mot, mais d'après le sens général. (1922)

[2] Notez, je vous prie, cette façon de penser : ce ne sont pas les mencheviks qui donnent la formule de la lutte de classe du prolétariat, c'est le prolétariat qui se conduit à la façon mencheviste. Mieux vaudrait dire : Admettons que les événements se développent à la Tcherevanine (1909)

[3] Préface du plaidoyer de Lassalle en cour d’assises. Certaines expressions sont assez vagues, mais à dessein : cet article devait être publié avant “l'ère constitutionnelle”, en juillet 1905. (1909)

[4] Il n'en fut pas ainsi, fort heureusement : sous la direction du camarade Lénine, le bolchevisme transforma (non sans luttes intérieures) son idéologie sur cette question primordiale dès le printemps de 1917, c'est-à‑dire avant la conquête du pouvoir. (1922)


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