1918

«L'avènement du bolchevisme» E. Chiron, éditeur, 1919


Œuvres - février 1918

Léon Trotsky

L'avènement du bolchevisme

12 février 1918


 

Chapitre 3 – La campagne contre les Bolschewiki

L'historien de l'avenir ne feuillettera pas sans émotion les journaux russes de mai et juin 1917, période de la préparation morale de l'offensive. Tous les articles des organes officieux et gouvernementaux étaient, presque sans exception, dirigés contre les Bolschewiki.

Il n'y a aucune accusation, aucune calomnie qui, à cette époque, n'ait été " mobilisée " contre nous. Dans cette campagne, le rôle principal était, comme il fallait s'y attendre, tenu par les Cadets. Leur instinct de classe leur disait qu'il ne s'agissait pas seulement de l'offensive, mais de tout le développement ultérieur de la Révolution et, surtout., de l'avenir de l'Etat. L'appareil bourgeois de la soi-disant " opinion publique "  se déploya alors dans toute son ampleur. Organes divers, autorités diverses, publications, tribunes et chaires, tout fut mis nu service du but. commun : rendre les Bolschewiki impossibles, en tant. que parti politique. La tension concentrée et tout le dramatique de la campagne de presse menée contre les Bolschewiki trahissaient déjà avant l'heure la guerre civile qui devait se développer dans la phase suivant de la Révolution.

Cette campagne de haine et de calomnie avait pour objet de diviser radicalement et d'exciter les unes contre les autres, en créant entre elles une cloison étanche, les masses ouvrières et la " société cultivée ". La grande bourgeoisie libérale comprenait bien qu'elle ne réussirait pas à apprivoiser les masses sans l'intermédiaire et l'assistance des petits bourgeois démocrates qui, comme nous l'avons déjà vu, détenaient provisoirement la direction des organisations révolutionnaires. L'hallali politique contre les Bolschewiki avait donc pour but immédiat de provoquer une inimitié irréductible entre notre parti et les couches profondes du " socialisme intellectuel " qui, une fois isolé du prolétariat, tomberait fatalement dans le vasselage de la grande bourgeoisie libérale.

C'est à l'époque du premier Congrès des Soviets de toutes les Russies qu'éclata avec un bruit effroyable le premier coup de tonnerre, faisant, pressentir les terribles événements qui allaient se produire. Notre parti avait projeté, pour le 10 juin, une démonstration armée dans les rues de Pétrograd. Cette démonstration avait pour objet d'agir directement sur le Congrès des Soviets de toutes les Russies : " Saisissez le pouvoir ", voulaient dire par là les ouvriers de Pétrograd aux socialistes-révolutionnaires et aux Menschewiki venus de tous les coins du pays : " Rompez avec la bourgeoisie, renoncez à vous coaliser avec elle, et saisissez le pouvoir. "

Il était manifeste pour nous qu'une rupture des socialistes-révolutionnaires et des Menschewiki avec la grande bourgeoisie libérale les aurait obligés à chercher un appui dans les rangs les plus avancés du prolétariat ; ils se seraient ainsi assurés au détriment de la grande bourgeoisie une situation prépondérante. Mais, précisément, c'est de cela qu'eurent peur les chefs de la petite bourgeoisie. Lorsqu'ils eurent connu le projet de démonstration, ils déclenchèrent, de concert avec le gouvernement dans lequel ils avaient des représentants et conjointement avec la bourgeoisie libérale et contre-révolutionnaire, une campagne véritablement insensée contre la démonstration.

Tous les atouts furent mis en jeu. Nous n'étions alors au Congrès qu'une minorité insignifiante et nous dûmes battre en retraite. La démonstration n'eut pas lieu. Cependant cette manifestation avortée laissa les vestiges les plus profonds dans la conscience des deux partis ; elle accentua les contrastes et aggrava les inimitiés. Dans une séance particulière du bureau du Congrès, séance à laquelle assistaient les représentants de notre fraction, M. Tseretelli, qui était alors ministre dans le gouvernement de coalition, déclara, avec toute l'intransigeance du petit bourgeois doctrinaire, à l'esprit borné, que le seul péril menaçant la Révolution venait des Bolschewiki et du prolétariat de Pétrograd armé par eux. Il en conclut qu'il fallait désarmer des gens " qui ne savent pas se servir d'une arme ".

 Cela s'appliquait aux ouvriers et aux éléments de la garnison de Pétrograd adhérant à notre parti. Seulement, le désarmement n'eut pas lieu, car les conditions politiques et psychologiques permettant l'exécution d'une mesure aussi radicale n'existaient pas.

Afin de dédommager les masses de cette démonstration manquée, le Congrès des Soviets annonça une démonstration générale, sans armes, pour le 18 juin. Or, ce jour-là devint précisément le jour du triomphe de notre parti. Les masses parcoururent les rues en puissantes colonnes et, bien que, contrairement à ce qui avait eu lieu dans notre projet, de démonstration pour le 10 juin, elles aient été appelées dans la rue par l'autorité officielle des Soviets, les ouvriers avaient inscrit sur leurs drapeaux et étendards les mots d'ordre de notre parti : " A bas les traités secrets ! " – " A bas la politique de l'offensive !" – " Vive la paix honnête !" – " A bas les dix ministres capitalistes ! " – " Toute la puissance gouvernementale aux Soviets ! ".

Seules, trois pancartes exprimaient la confiance dans le ministère de coalition, celle du régiment des Cosaques, celle du groupe de Plechanow et celle de la section de Pétrograd de la " Ligue " des Juifs, qui comprend surtout des éléments étrangers au prolétariat.

Cette démonstration prouva non seulement à nos ennemis, mais encore à nous-mêmes, que dans Pétrograd nous étions beaucoup plus forts que nous ne le supposions.

Chapitre 4 – L'offensive du 18 juin

A la suite de cette démonstration des masses révolutionnaires, une crise gouvernementale semblait tout à fait inévitable. Mais la nouvelle arrivant du front que l'armée révolutionnaire avait pris l'offensive effaça l'impression produite par la démonstration. Le jour même que le prolétariat et la garnison de Pétrograd réclamaient la publication des documents secrets ainsi que des offres de paix catégoriques, Kérensky lançait l'armée révolutionnaire dans l'offensive.

Ce n'était pas là, naturellement, une coïncidence purement fortuite. Les machinateurs de la coulisse politique avaient déjà tout préparé d'avance et le moment de l'offensive avait été déterminé non par des motifs militaires, mais par des motifs politiques.

Le 19 juin, la soi-disant manifestation patriotique parcourait les rues de Pétrograd. La Perspective Newsky-l'artère principale de la circulation bourgeoise – était remplie de groupes animés, au sein desquels officiers, journalistes et élégantes dames entretenaient une chaude agitation contre les Bolschewiki.

Les premières informations relatives à l'offensive étaient favorables. La grande presse libérale prétendait que le principal était acquis, que l'attaque du 18 juin, quelles que fussent ses conséquences militaires ultérieures, était un coup mortel porté à la Révolution, car elle rétablirait dans l'armée la vieille discipline et assurerait à la grande bourgeoisie libérale la domination dans l'Etat.

Nous, nous avions fait d'autres prédictions. Dans une déclaration particulière que nous avions présentée au premier Congrès des Soviets quelques jours avant l'offensive de juin, nous disions que cette offensive détruirait l'unité intérieure de l'armée, opposerait entre elles les diverses parties de celle-ci et donnerait aux contre-révolutionnaires une grosse prépondérance, car le maintien de la discipline dans une armée en voie de dislocation et sans ressort moral nouveau donnerait lieu à de sévères représailles.

En d'autres termes, nous faisions prévoir dans cette déclaration les conséquences qui se réalisèrent plus tard sous le nom général d'affaire Kornilow. Nous indiquions que, dans tous les cas, la Révolution était menacée par le plus grand danger : dans le cas de réussite de l'offensive-réussite à laquelle nous ne croyions pas – comme dans le cas d'un échec, lequel nous paraissait presque inévitable.

La réussite de l'offensive plongerait la petite bourgeoisie dans l'atmosphère de chauvinisme dont s'enivrait la grande bourgeoisie, et isolerait ainsi le prolétariat révolutionnaire. L'échec de l'offensive, par contre, menaçait l'armée de la débâcle complète, avec une déroute chaotique, la perte de nouvelles provinces, le désillusionnement et le désespoir des masses.

Ce fut la deuxième hypothèse qui se réalisa. Les nouvelles de victoire ne durèrent pas longtemps. A leur place on n'eut plus que l'annonce de tristes événements, comme le refus de nombreux corps de troupe de soutenir les éléments d'attaque, l'extermination des officiers, qui parfois constituaient à eux seuls les unités d'assaut, etc. [*]

Les événements militaires se compliquaient encore de difficultés toujours croissantes dans la vie intérieure du pays. Sur le terrain de la question agraire, de l'organisation industrielle, des rapports nationaux, le gouvernement de coalition ne faisait aucun pas en avant. Le ravitaillement et les transports étaient de plus en plus difficiles ; les conflits locaux devenaient chaque jour plus fréquents.

Les ministres " socialistes " demandaient aux masses d'attendre. Toutes décisions et toutes mesures urgentes, notamment la question de la Constituante, étaient ajournées. L'irrésolution et l'incertitude du régime étaient manifestes. Il n'y avait que deux issues possibles : ou bien la bourgeoisie devait être chassée du pouvoir et la révolution marcher de l'avant, ou bien on allait par de sévères représailles " museler " les masses populaires. Kérensky et Tseretelli louvoyèrent entre ces deux partis extrêmes et ne firent qu'embrouiller davantage la situation.

Lorsque les Cadets, qui étaient l'élément le plus avisé et le plus perspicace de la coalition gouvernementale, virent que l'échec de l'offensive de juin pourrait porter un coup fatal, non seulement à la Révolution, mais encore aux partis dirigeants, ils s'empressèrent de se retirer, en rejetant toutes les responsabilités sur le dos de leurs co-partenaires de gauche.

Le 2 juillet eut lieu la crise ministérielle, dont la cause occasionnelle fut, la question de l'Ukraine. Ce fut, à tous les points de vue, un moment, d'extrême tension politique. Des différentes parties du front, affluèrent des délégations et des représentants isolés, décrivant. Le chaos qui régnait dans l'armée, à la suite de l'offensive. La presse " gouvernementale " demanda des représailles rigoureuses. Des voix analogues retentirent, toujours plus fréquentes dans les colonnes de la presse " socialiste ".

Kérensky se rapprocha de plus en plus, ou pour mieux dire, toujours plus ouvertement du parti Cadet et des généraux Cadets, et il manifesta publiquement non seulement toute la haine qu'il avait pour les Bolschewiki, mais encore son aversion pour les partis révolutionnaires en général. Les diplomates de l'Entente exerçaient une pression sur le Gouvernement et demandaient la restauration de la discipline et la continuation de l'offensive. Dans les milieux gouvernementaux régnait la plus grande légèreté d'esprit. Au sein des masses ouvrières s'accumulait une irritation qui attendait impatiemment l'heure de l'explosion.

a Profitez donc du départ, des ministres Cadets, pour prendre en mains tout le pouvoir ", disaient les ouvriers de Petrograd aux partis dirigeants des soviets, les socialistes-révolutionnaires et les Menschewiki, Je me rappelle la séance du Comité exécutif du 2 juillet. Les ministres socialistes étaient venus rendre compte de la nouvelle crise gouvernementale. Nous attendions avec le plus vif intérêt de voir quelle position ils allaient prendre, après que la dure épreuve à laquelle la politique de coalition les avait soumis, les avait si honteusement conduits à l'apostasie.

Le rapporteur était Tseretelli. Il expliqua longuement au Comité exécutif que les concessions que lui et Terestschenko avaient faites à la Rada de Kiew, étaient loin de signifier le démembrement de la Russie et par conséquent n'étaient pas un motif suffisant pour que les Cadets quittent le ministère. Tseretelli reprocha aux chefs Cadets leur doctrinarisme centralisateur, leur incompréhension de la nécessité d'un compromis avec l'Ukraine, etc.

L'impression produite fut au-dessous de tout. Le doctrinaire intransigeant de la coalition osait accuser de doctrinarisme Ies froids politiciens du capital qui saisissaient la première occasion venue pour faire payer par leurs ennemis politiques les frais de ce revirement décisif qu'était, à leurs yeux, la marche des événements consécutifs à l'offensive du 18 juin.

D'après toutes les expériences précédentes de la coalition, une seule issue semblait possible : rupture avec les Cadets et constitution d'un gouvernement des soviets. L'équilibre des forces au sein des soviets était alors tel que le gouvernement des soviets, au point de vue de la politique des partis, aurait été entre les mains des socialistes-révolutionnaires et des Menschewiki.

Nous appuyâmes carrément cette politique. Grâce à la possibilité de réélections continuelles, le mécanisme des soviets permettait d'obtenir une expression assez exacte de l'opinion des masses ouvrières et militaires, s'orientant toujours davantage vers la gauche ; après la rupture de la coalition avec la grande bourgeoisie, les tendances extrêmes devaient donc, selon notre prévision, être prépondérantes dans la composition des soviets. Cela étant, la lutte du prolétariat pour le pouvoir aurait été naturellement canalisée dans les voies de l'organisation soviétiste, et elle se serait tranquillement propagée plus avant.

Après la rupture avec la grande bourgeoisie, les petits bourgeois démocrates, attaqués eux-mêmes par cette dernière, auraient dû se rapprocher davantage du prolétariat socialiste, de sorte que leur indécision et leur " amorphisme " politique auraient été tôt ou tard balayés, sous la violence de notre critique, par les masses ouvrières. C'est pour ce motif seul que nous demandions aux partis dirigeants des soviets – pour lesquels et, nous ne le cachions pas, nous n'avions aucune confiance politique – de prendre en mains le pouvoir.

Mais, même après la crise ministérielle du 2 juillet, Tseretelli et ses compagnons ne renoncèrent pas à l' " idée " de la coalition. Ils déclarèrent au Comité exécutif que les chefs Cadets étaient, il est vrai, rongés par le doctrinarisme et même par des tendances contre-révolutionnaires, mais qu'il y avait en province de nombreux éléments bourgeois qui étaient encore en mesure de marcher à l'unisson de la démocratie révolutionnaire et que, pour s'assurer leur collaboration, il fallait admettre dans le nouveau ministère les représentants de la grande bourgeoisie.

L'annonce que la coalition n'était dissoute que pour faire place à une coalition nouvelle se répandit tout de suite dans Pétrograd et déchaîna dans les quartiers où habitaient les ouvriers et les soldats une tempête d'indignation. C'est ainsi que se préparèrent les événements des 3, 4 et 5 juillet.

Chapitre 5 – Les journées de juillet

Au sein même de la séance du Comité exécutif, nous fûmes informés téléphoniquement que le régiment des mitrailleurs faisait des préparatifs d'attaque. Nous prîmes aussitôt par téléphone nos dispositions pour retenir le régiment, mais dans les couches profondes de la ville se déployait une vive activité. Du front étaient venus des délégués des contingents dissous pour cause d'insubordination et ils apportaient des nouvelles inquiétantes sur les représailles et excitaient la garnison.

Les ouvriers de Pétrograd étaient d'autant plus mécontents des chefs officiels que Tseretelli, Dan et Tscheidse égaraient l'opinion publique du prolétariat et s'efforçaient d'empêcher le soviet de Pétrograd de devenir l'organe des nouvelles tendances des masses ouvrières.

Le Comité exécutif de toutes Ies Russies, créé lors du Congrès de juillet et s'appuyant sur la province retardataire, rejetait de plusen plus le soviet de Pétrograd à l'arrière-plan et accaparait même la direction des affaires spéciales à Pétrograd. Un conflit était inévitable. Les ouvriers et les soldats exerçaient une pression de plus en plus forte ; ils exprimaient violemment leur mécontentement de la politique officielle des soviets et ils réclamaient de notre parti une action plus énergique.

Nous pensions qu'en raison de l'état arriéré de la province, l'heure d'une pareille action n'était pas encore sonnée. Mais en même temps nous redoutions que les événements du front produisissent dans les rangs de la Révolution un monstrueux chaos et en vinssent à acculer au désespoir les masses ouvrières. La position de notre parti par rapport au mouvement des 3, 4 et 5 juillet n'était pas nettement déterminée. D'un côté, l'on craignait que Pétrograd ne vienne à s'isoler de la province retardataire, mais, de l'autre, on espérait qu'une intervention énergique et active partant de Pétrograd pourrait, seule, sauver la situation. Les agitateurs du parti, répandus dans les couches inférieures de la population, marchaient avec la masse et fomentaient une agitation sans demi-mesures.

Jusqu'à un certain point, on espérait encore que la descente dans la rue des masses révolutionnaires aurait raison du stupide doctrinarisme des gens du juste milieu et les forcerait à comprendre que c'est seulement en rompant ouvertement avec la grande bourgeoisie qu'ils pourraient se maintenir au gouvernement. Malgré tout ce que dit et écrivit dans les jours suivants la presse bourgeoise, notre parti n'avait nullement l'intention de s'emparer du pouvoir à la faveur d'un mouvement à main armée. Il s'agissait uniquement d'une démonstration révolutionnaire, éclose spontanément, mais dirigée par nous vers un but politique.

Le Comité central exécutif siégeait au palais de Tauride, lorsque le palais fut investi par les vagues tumultueuses des ouvriers et des soldats en armes. Parmi les manifestants se trouvaient aussi, naturellement, une infime minorité d'éléments anarchistes, prêts à faire usage de leurs armes contre la résidence du soviet. Il y avait aussi parmi eux des éléments qui visaient à amorcer des pogroms, des "Cent Noirs" et des gens manifestement payés pour cela, et qui cherchaient à profiter de la situation pour fomenter des troubles et des émeutes.

Ces éléments demandaient l'arrestation de Tschernow et de Tseretelli, la dispersion du Comité exécutif, etc.

On essaya même de s'emparer de Tschernow. Par la suite, je reconnus, dans la prison de Kresty, l'un des matelots qui avaient participé à cette tentative d'arrestation : or, j'appris que c'était un malfaiteur qui était détenu en prison pour acte de brigandage. Mais la presse bourgeoise et du juste milieu représenta tout le mouvement comme un coup de main pogromiste et contre-révolutionnaire en même temps que bolschewiste, dont l'objet immédiat était de s'emparer du pouvoir en faisant violence au Comité central exécutif.

Le mouvement des 3, 4 et 5 juillet montra fort nettement que les partis dirigeants du soviet de Pétrograd s'agitaient dans le vide. Nous étions loin alors d'avoir pour nous la garnison entière. Il y avait là des éléments indécis, irrésolus, passifs. Mais, en dehors des aspirants-officiers, aucune troupe n'eût été disposée à se battre contre nous pour la défense du gouvernement ou des partis dirigeants du soviet. Il fallait donc appeler en hâte des troupes du front.

Toute la stratégie de Tseterelli, Tschernow et autres fut, le 3 juillet, d'essayer de gagner du temps et de donner à Kérensky la possibilité d'amener à Pétrograd des troupes " sûres ".

Dans la salle du Palais de Tauride, qui était entouré par une foule considérable de peuple armé, survenaient députations sur députations, réclamant la rupture complète avec la grande bourgeoisie, des réformes sociales absolues et l'ouverture de négociations de paix.

Nous, Bolschewiki, nous recevions chaque nouveau détachement militaire dans la rue ou dans la cour, en les exhortant au calme et en exprimant la certitude que, étant donné l'attitude actuelle des masses, le parti du juste milieu ne réussirait pas à constituer un nouveau gouvernement de coalition. Les plus exaltés étaient les militants venus de Cronstadt ; nous eûmes beaucoup de peine à les maintenir dans les bornes de la démonstration.

Le 4 juillet, la démonstration prit une ampleur encore plus vaste, et déjà sous la direction immédiate de notre parti. Les chefs du soviet manquaient, de décision, leurs discours étaient évasifs ; les réponses qu' " Ulysse-Tschcheidse " faisait aux délégations étaient vides de tout contenu politique. Il était clair que tous les chefs officiels étaient dans l'attente.

Dans la nuit du 4, les premières troupes " sûres "  arrivèrent du front. Pendant la séance du Comité exécutif retentirent à l'intérieur du Palais de Tauride les cuivres de la Marseillaise. Les visages des membres du bureau se transformèrent instantanément. L'assurance, qui au cours des derniers jours leur avait tant manqué, était de nouveau en place. C'était le régiment de Wolynie qui entrait au Palais de Tauride, ce régiment qui, quelques mois après, marchait sous nos drapeaux à l'avant-garde de la Révolution d'Octobre.

Dès lors tout changea de face. On ne s'imposa plus aucune contrainte à l'égard des délégations des ouvriers et soldats de Pétrograd ou des représentants de la flotte de la Baltique. Du haut de la tribune du Comité exécutif volaient les discours sur l'émeute à main armée, que venaient de réprimer " les troupes fidèles à la Révolution. " Les Bolschewiki furent déclarés parti contre-révolutionnaire.

L'angoisse que la grande bourgeoisie avait éprouvée pendant les deux derniers jours de la démonstration armée fit maintenant place à une haine rouge, non seulement dans les colonnes des journaux, mais encore dans les rues de Pétrograd et, tout particulièrement, sur la Perspective Newsky, où les ouvriers et les soldats que l'on saisissait en flagrant délit d'" agitation criminelle " étaient simplement roués de coups.

 


Note

[*] En raison de sa grande importance historique, nous citons ici des extraits d'un document publié par notre parti au Congrès des Soviets de toutes les Russies, le 3 juin 1917, c'est-à-dire quinze jours avant l'offensive :

" Nous estimons que la première question à examiner par le Congrès, celle dont dépend, non seulement l'avenir de tous les travaux du Congrès, mais, littéralement parlant, lu sort du la Révolution russe tout entière, est la question de cette offensive qui se prépare pour demain.
" En mettant le peuple et l'armée – qui ne savent pas au nom de quels buts internationaux ils sont appelé à verser leur sang en face de la réalité de l'offensive avec toutes les suites qu'elle comporte, les milieux contre-révolutionnaires de Russie espèrent que l'offensive provoquera une concentration du pouvoir entre les mains des éléments diplomatico-militaires – ces éléments coalisés avec l'impérialisme anglais, français et américain – et les délivrera ainsi de la nécessité d'avoir à compter à l'avenir avec la volonté organisée de la démocratie russe.
" Les initiateurs secrets de cette offensive contre-révolutionnaire, ne reculant devant aucune " aventure guerrière ", cherchent délibérément à jouer, comme d'un dernier atout, de l'ébranlement de l'armée, produit par la situation politique intérieure et extérieure du pays, et, à cet effet ils suggèrent aux éléments désespérés de la démocratie la pensée radicalement fausse que le simple fait de l'offensive déterminera la " régénération " de l'armée, et qu'ainsi, mécaniquement, il pourra être suppléé à l'absence de tout programme solide de liquidation de la guerre. Or, il est manifeste qu'une telle offensive doit fatalement désorganiser à tout jamais une armée dont les troupes sont divisées entre elles. "



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